lundi 9 janvier 2012

Les Trois Dames de Paris ( extrait des Fabliaux )

          Les Trois Dames de Paris 

          Colin, Hauvis, Jetrut, Hersent autrefois avaient l'habitude de conter de belles histoires pour les fêtes et les veillées. Aujourd'hui partout à Paris, dans les maisons et dans les rues, on s'entretient de ce que firent il n'y a pas longtemps trois femmes. En quelques mots je le dirai si vous voulez bien m'écouter. Je ne ferai pas de mensonge : cette histoire est vérité pure ; jamais en nul pays du monde n'arriva pareille aventure.
          C'était en l'an 1320, au grand jour des rois de Cologne. Le matin, avant la grand-messe, la femme d'Adam de Gonesse et sa nièce Marion Clippe voulurent aller à la tripe et y dépenser deux deniers. Elles partent sans plus tarder pour aller chez Perrin du Terne : c'était un nouveau tavernier. Et comme elles pressaient le pas, impatientes d'arriver, il leur advint de rencontrer dame Tifaigne la coiffière qui dit :
          - Je sais vin de Rivière si bon que tel ne fut jamais. En boire, c'est la vraie santé, car c'est un vin clair et brillant, fort, fin, frais, friand sous la langue, doux et plaisant à avaler. Y resterait-on trois jours pleins, on ne saurait nous y trouver. L'hôte à chacune volontiers nous fera crédit de dix sous .
          - Que celle qui parla si bien ait le corps béni et absous, répondit Margue ; allons-y donc. S'il y fait bon, Dieu me conduise.
           Toutes trois prennent le chemin de la taverne des Maillets. Avec elles vint un valet ; c'était le fils Drouin Baillet ; grâce à lui, je connais l'histoire, car il leur servit à manger et leur apporta à leur gré tout ce qu'on peut trouver de bon. Il fallait les voir jouer des dents, emplir et vider les hanaps : en un rien de temps, je crois bien, quinze sous furent dépenseés.
          - Rien pour moi n'aura de saveur dans ce repas, dit Margue Clouve, si nous n'avons une oie bien grasse avec des aulx plein une écuelle.
          Drouin enfile la ruelle, va courant chez le rôtisseur. Il prend une oie, et puis des aulx de quoi remplir tout un grand plat, et pour chacune un gâteau chaud ; il ne s'attarda pas en route. Quel tableau de les voir tâter des aulx piquants et de l'oie grasse qui fut mangée en moins de temps qu'il n'en fallut pour la tuer ! Et Margue commence à suer , et boit à grandes hanapées. En un clin d'oeil furent vidées trois chopines dans son gosier.
          - Dame, j'en atteste Saint Georges, dit Maroclippe sa commère, ce vin me fait la bouche amère ; ce que je veux c'est du grenache. Me faudrait-il vendre ma vache, j'en aurai au moins un plein pot.
          Elle hèle à grands cris Drouin et lui dit :
          - Va nous apporter, pour nous ragaillardir la tête, trois chopines de bon grenache. Garde-toi de nous faire attendre. Apportes des oublies, des gaufres, amandes pelées, du fromage, des noix, du poivre, des épices, que nous en ayons à plenté pour florins et pour gros tournois.
          Drouin galope et elle entonne par jeu une chanson nouvelle !
          - " Commère, menons grande joie ! Le vilain paiera la dépense mais au vin ne goûtera pas ".
          Chacune ainsi prend du bon temps. Drouin apporte le grenache et le verse dans le hanaps :
          - Ma commère, buvons-en bien, dit Marie à dame Fresens. C'est du vin, pour garder sa tête, bien meilleur que le vin français.
          Chacune de lever son verre. Aussitôt, en un tournemain, tout fut lapé et englouti.
          - Ce méchant pot est trop petit, dit Marion, par saint Vincent, et vraiment nous n'avons pas peur de boire le quartier d'un cent. Je n'ai fait que goûter au vin. J'en veux encore, il est si bon. Va, Drouin - Dieu te vienne en aide ! -, et rapportes-nous-en trois quartes. Avant que tu partes d'ici tout sera lampé.
          Drouin court ; il revient le plus tôt qu'il peut et donne à chacune son pot.
          - Tiens, camarade bienvenu, mange un morceau et bois un coup. Cela vaut mieux que vin d'Arbois ou que vin de Saint-Emilion.
          - C'est bien vrai, répond Marion. Que mon pot soit plein jusqu'aux bords, bientôt il n'en restera goutte.
          - Que tu as la gorge gloutonne, dit Maroclippe, belle nièce ! Je ne le boirai pas d'un coup, mais le boirai à petits traits, pour mieux le garder sur la langue. Il est bon de faire un soupir un instant entre deux lampées : ainsi plus longtemps reste en bouche la douceur du vin et sa force.
          Chacune se met en devoir d'engloutir son pot de grenache et personne ne pourrait croire comment elles s'y employèrent. Du matin jusqu'à la mi-nuit elles menèrent vie joyeuse, ayant toujours le hanap plein.
          - Je voudrais m'en aller dehors, dit Margue Clippe, dans la rue danser sans que nul ne nous voie. Cela couronnera la fête. Nous nous découvrirons la tête et mettrons nos corps à l'air.
          - Vous laisserez ici vos robes, dit Drouin, en guise de gage.
          Et Drouin les pousse dehors chantant chacune à pleine voix :
          " Amour, au vireli m'en vais... "
          Leurs pauvres maris les croyaient toutes trois en pèlerinage...


          Jean Watriquet Brassenel

          MR




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