mardi 28 février 2012

Le Rossignol et la Rose Oscar Wilde ( 3 suite et fin )

                   Le Rossignol et la Rose

                   Quand il eut fini son chant, l'Etudiant se leva et tira un carnet et un crayon de sa poche.
" Il a de la technique ", se dit-il en traversant le bosquet, " on ne peut le lui dénier ; mais a-t-il du sentiment ? Je crains bien que non. En réalité, il est comme la plupart des artistes ; il est tout style et sans sincérité. Il ne sacrifierait pas pour les autres. Il ne pense qu'à la musique, et chacun sait que les arts sont égoïstes. Et pourtant il faut admettre qu'il a quelques belles notes dans la voix. Quel dommage qu'elles ne signifient rien ou ne servent pas à quelque chose ! " Et il rentra dans sa chambre, s'étendit sur son grabat, et se mit à songer à son amour ; et, après un certain temps, il s'endormit.
                   Et quand la lune brilla dans le ciel, le Rossignol vola vers le Rosier et mit sa gorge contre l'épine. Toute la nuit, il chanta, avec sa gorge contre l'épine, et la froide lune de cristal se pencha pour écouter. Toute la nuit il chanta, et l'épine entra de plus en plus profondément dans sa gorge, et le sang de sa vie s'en alla de son corps.  
                   Il chanta d'abord la naissance de l'amour dans le coeur d'un jeune homme et d'une jeune fille. Et sur la plus haute branche du Rosier fleurit une rose merveilleuse, pétale après pétale, comme chant après chant. D'abord elle fut pâle comme les vapeurs suspendues au-dessus de la rivière, pâle comme les pieds du matin, et argentées comme les ailes de l'aube. Comme l'ombre d'une rose dans un miroir d'argent, comme l'ombre d'une rose dans un étang, ainsi était la rose qui fleurit sur la plus haute branche du Rosier.
                   Mais le Rosier cria au Rossignol de se presser plus fort contre l'épine. " Presse-toi plus fort, petit Rossignol ", cria le Rosier, " sinon le Jour viendra avant que la rose soit finie.
                    Et le Rossignol se pressa plus fort contre l'épine, et son chant s'éleva de plus en plus, car il chantait la naissance de la Passion dans l'âme d'un homme et d'une femme.
                    Et une délicate rougeur apparut sur les pétales de la rose, comme la rougeur sur le visage de l'époux quand il baise les lèvres de l'épousée. Mais l'épine n'avait pas encore atteint son coeur, de sorte que le coeur de la rose demeurait blanc, car seul le sang du coeur d'un Rossignol peut empourprer le coeur d'une rose.
                    Et le Rosier cria au Rossignol de se presser plus fort contre l'épine, et l'épine toucha son coeur, et une douleur cruelle le transperça. Plus cruelle était la douleur et plus farouche devint son chant, car il chanta l'Amour qui est parachevé par la Mort, l'Amour qui ne meurt point dans le tombeau.
                   Et la rose merveilleuse devint pourpre, comme la rose du ciel d'Orient. Pourpre était le cercle des pétales, et pourpre comme un rubis était le coeur.
                   Mais la voix du Rossignol s'affaiblit de plus en plus, et ses petites ailes se mirent à battre, et un voile descendit sur ses yeux. Son chant s'affaiblit de plus en plus et il se sentit étouffer.
                   Puis son chant jaillit pour la dernière fois. La Lune l'entendit, elle en oublia l'aube et s'attarda dans le ciel. La rose rouge l'entendit, et elle trembla toute d'extase, et ouvrit ses pétales à l'air frais du matin. L'écho le porta jusqu'à sa caverne violette, sur la colline, et éveilla de leurs rêves les bergers endormis. Il flotta à travers les roseaux de la rivière, qui portèrent son message jusqu'à la mer.
                   " Regarde, regarde ! " s'écria le Rosier, " la rose est finie, maintenant " ; mais le Rossignol ne répondit pas, car il était mort et couché dans l'herbe haute, avec l'épine dans son coeur.
                   Et à midi, l'Etudiant ouvrit sa fenêtre et regarda dehors.
                   " Quoi, quelle chance merveilleuse ! " s'écria-t-il ; " voici une rose rouge ! Je n'ai jamais vu de ma vie une rose pareille. Elle est si belle qu'elle doit avoir, j'en suis sûr, un nom latin très long " ; et il se pencha et la cueillit.
                  Puis il mit son chapeau et courut à la maison du Professeur, avec la rose dans sa main.
                  La fille du Professeur était assise sur le seuil, enroulant de la soie bleue sur un dévidoir, et son petit chien était couché à ses pieds.
                  " Vous avez promis de danser avec moi si je vous apportais une rose rouge ", s'écria l'Etudiant.  "  Voici  la rose la plus rouge du monde. Vous la porterez ce soir près de votre coeur, et, tandis que nous danserons ensemble, elle vous dira combien je vous aime."
                  Mais la jeune fille fronça le sourcil.
                  " Je crains qu'elle n'aille pas avec ma robe ", répondit-elle ; " et, de plus, le neveu du Chambellan m'a envoyé quelques vrais joyaux, et tout le monde sait que les joyaux coûtent beaucoup plus que les fleurs. "
                 " Eh bien! sur ma parole, vous êtes une ingrate ", dit l'Etudiant avec colère ; et il jeta la rose dans la rue, où elle tomba dans le ruisseau et fut écrasée par une voiture.
                 " Ingrate ! " dit la jeune fille. " Je vous dis, moi, que vous êtes bien impoli ; et, après tout, qu'êtes-vous donc ? Vous n'êtes qu'un étudiant. Vraiment, je ne crois même pas que vous ayez à vos souliers des boucles d'argent, comme en a le neveu du Chambellan. " Et elle se leva de sa chaise et rentra dans la maison.
                " Quelle chose absurde que l'Amour ", dit l'Etudiant en s'en allant. " Il n'est pas à demi aussi utile que la Logique, car il ne prouve rien, et il raconte toujours des choses qui n'arrivent jamais, et il vous force à croire des choses qui ne sont pas vraies. En fait, ce n'est rien de pratique, et comme à cette époque être pratique est l'essentiel, je retournerai à la Philosophie et j'étudierai la Métaphysique. "
                 Et il revint dans sa chambre, tira un gros livre poussiéreux et se mit à lire.


                                                                   
                                                                         Fin


                                                                                                               Oscar Wilde




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