mercredi 15 février 2012

Le Testament de l'âne Rutebeuf ( fabliau France )

                     

                                                Le Testament de l'âne
                                                      ( XIIIè sc )

                       Qui veut vivre estimé du monde et suivre l'exemple de ceux qui cherchent à faire fortune va rencontrer bien des ennuis. Les médisants ne manquent pas qui, pour un rien, lui cherchent noise , et il est entouré d'envieux. Si bon, si gracieux qu'il soit, s'il en est dix assis chez lui, il y aura six médisants et d'envieux, on en verra neuf. Ces gens-là derrière son dos, ne le prisent pas plus qu'un oeuf ; mais par devant ils lui font fête , chacun l'approuvant de la tête. Si l'on ne reçoit rien de lui, comment ne pas le jalouser quand ceux qui mangent à sa table ne sont ni loyaux ni sincères ? Il ne peut pas en être autrement et c'est la pure vérité.
                                                           
   
                        Je cite l'exemple d'un prêtre, curé d'une bonne paroisse, qui mettait son talent, son zèle à en tirer des revenus. Il avait de l'argent, des robes ; ses greniers regorgeaient de blé qu'il savait vendre au bon moment, attendant, si besoin était, de Pâques à la Saint-Rémi. Et le meilleur de ses amis ne pouvait rien tirer  de lui sinon par contrainte et par force. Il avait un âne au logis comment on n'en vit jamais de tel, qui le servit vingt ans entiers : rares sont pareils serviteurs ! Après l'avoir bien enrichi, la bête mourut de vieillesse ; mais par respect pour sa dépouille, il ne la fit pas écorcher et l'enterra au cimetière.

                        Passons à un autre sujet. L'évêque du diocèse était à l'opposé de son curé : ni avare, ni convoiteux, mais courtois et fort bien appris. Aurait-il été très malade que, voyant venir un ami, il n'aurait pu rester au lit. La compagnie de bons chrétiens pour lui valait les médecins. Tous les jours sa salle était pleine. On le servait de bonne grâce et quoi qu'il pût leur demander, jamais ses gens ne se plaignaient. Il était riche, mais de dettes, car qui trop dépense s'endette. Cet excellent prudhomme un jour avait nombreuse compagnie. On parla de ces riches clercs, de ces prêtres ladres et riches qui n'honorent pas de leurs dons leur évêque ni leur seigneur. Notre curé fut mis en cause : il était riche, celui-là ! On raconta toute sa vie comme on l'aurait lue dans un livre et on lui prêta, c'est l'usage, trois fois plus qu'il ne possédait. " Encore a-t-il fait une
chose qui pourrait lui coûter cher si quelqu'un la faisait connaître, dit l'un pour se faire valoir. - Et qu'a-t-il fait ? dit le prudhomme. - Il a fait pire qu'un Bédouin : il a mis en terre bénite le corps de son âne Beaudouin. - Si la chose est vraie, dit l'évêque, honnis soient les jours de sa vie et que maudit soit son avoir ! Gantier, faites-le comparaître ; j'entendrai le curé répondre aux accusations de Robert. Et je dis, Dieu me vienne en aide, que si le fait est avéré, il devra m'en payer l'amende. - Sire, je veux bien qu'on me pende, si ce que je dis n'est pas vrai. "                                                                
                                                                                                                                                                                                          
                                                                                                        Honoré Daumier
                                                                                                                                                                                          
                                                                                                                                                                                                 
             Le prêtre, cité, se présente au tribunal de son évêque : il risque d'être suspendu. " Félon, traître, ennemi de Dieu, où donc avez-vous mis votre âne ? dit l'évêque. Vous avez fait grande offense à la Sainte Église, telle que jamais on n'en fit. Vous avez enterré votre âne au cimetière des chrétiens. Par sainte Marie l'Egyptienne, si j'ai des preuves de la chose, si j'ai témoin de bonne foi, je vous ferai mettre en prison. A-t-on jamais vu pareil crime ? " Le prêtre répond : " Très doux sire, toute parole se peut dire. Je demande  un jour de délai, car je voudrais prendre conseil en cette affaire, s'il vous plaît ; non que je désire un procès. - Monseigneur, ce n'est pas croyable. " Là-dessus, l'évêque s'en va, et sans avoir envie de rire. Le prêtre, lui, ne s'émeut pas, car il a une bonne amie, il le sait très bien, c'est sa bourse qui, s'il faut payer une amende, ne lui fera jamais défaut.
                       La nuit passée, le terme arriva. Le prêtre revient chez l'évêque avec vingt livres dans sa bourse : argent comptant, de bon aloi ; il ne craint la soif ni la faim. L'évêque, le voyant venir, s'empresse de l'interroger : " Curé, vous avez pris conseil ; et que nous en rapportez-vous ? - Monseigneur, j'ai bien réfléchi. Conseil peut aller sans querelle. Il ne faut pas vous étonner qu'on doive en conseil s'arranger. Je veux décharger ma conscience ; si j'ai mérité pénitence d'argent, de corps, punissez-moi. " L'évêque s'approche, voulant l'entendre de bouche à oreille, et le prêtre lève la tête : il ne tient plus à ses deniers ! sous sa cape il a son argent, n'osant le montrer à personne. A voix basse il dit son affaire : " Sire, quelques mots suffiront. Mon âne a bien longtemps vécu ; j'avais en lui de bons écus. Il m'a servi sans rechigner loyalement vingt ans entiers. Que Dieu me pardonne mes fautes, chaque année il gagnait vingt sous si bien qu'il épargna vingt livres que, pour échapper à l'enfer, il vous laisse par testament. " Et l'évêque dit : " Que Dieu l'aime ; qu'il lui pardonne ses méfaits et les pêchés qu'il a commis.
                                                             
                      Ainsi, vous l'avez entendu, l'évêque a su tirer profit de l'argent  du riche curé ; il lui apprit en même temps à ne pas se montrer avare.

                                                                                      Rutebeuf ( extrait des oeuvres complètes )
                     

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