mardi 1 mai 2012

Un Goy Luigi Pirandello ( nouvelle Italie )

Un " Goy "

            M. Daniele Catellani, un de mes amis, jolie tête frisée et grand nez - cheveux et nez de la race - a une vilaine manie : un rire de gorge si agaçant qu'on a souvent envie de lui lancer une gifle.
            D'autant plus qu'aussitôt après, il approuve ce que vous étiez en train de lui dire. Il approuve du chef, approuve précipitamment :
            - Mais oui, mais oui ! mais oui !
            Comme si ce n'étaient pas ces propos mêmes qui avaient provoqué un peu plus tôt les éclats de rire qui ont le don de vous faire enrager.
            Bien entendu, vous restez irrité et déconcerté, mais remarquez bien que M. Daniele Castellani fera certainement ce que vous dites. En aucun cas, il ne s'oppose à un jugement, à une proposition, à une considération d'autrui. Mais d'abord, il rit.
           Peut-être parce que, pris au dépourvu, là, dans un monde abstrait, si différent de celui où vous le rappelez à l'improviste,il éprouve cette impression qui fait parfois froncer les naseaux à un cheval et le fait hennir

          Du reste, de sa condescendance et de sa bonne volonté à s'aligner sans heurts sur le monde d'autrui,
M. Daniele Catellani en fournit des preuves assez fréquentes, et ce serait montrer une méfiance exagérée  que de douter de leur sincérité.
          Commençons par dire que pour ne pas vexer les gens par son origine sémitique trop ouvertement affichée par son nom ( Lévi ) il s'en est débarrassé et a pris celui de Catellani.
          Mais il a fait davantage.
          Il s'est apparenté avec une famille catholique de la bourgeoisie noire entre les noires, en contractant un mariage mixte , c'est-à-dire à condition que les enfants  ( il en a déjà cinq ) seraient baptisés comme leur mère et par là irrémédiablement perdus pour sa religion.
          Néanmoins d'aucuns prétendent que le rire si irritant de mon ami M. Daniele Catellani c'est justement ce mariage mixte qui le provoque. Non pas de la faute de sa femme, semblerait-il, excellente personne, très gentille avec lui mais de la faute de son beau-père, M. Pietro Ambrini, neveu de feu le cardinal Ambrini, homme à principes cléricaux des plus intransigeants.
           Comment se fait-il direz-vous, que ce M.Daniele Catellani soit allé se fourrer dans une famille dotée d'un futur beau-père de cet acabit ? Bah
           Peut-être qu'ayant conçu l'idée d'un mariage mixte il aura voulu aller jusqu'au bout ; et qui sait, peut-être aussi dans l'illusion que le choix d'une épouse dans une famille si notoirement dévouée à notre sainte Mère l'Église montrerait à tout le monde qu'il tenait le fait d'être né sémite pour un accident involontaire, dont il ne fallait plus tenir compte.
           Il eut à soutenir des batailles acharnées à propos de ce mariage. Mais c'est un fait que les plus grandes épreuves qu'il nous arrive de supporter dans la vie sont toujours celles auxquelles nous devons faire face pour nous mettre la corde au cou.
           Pourtant, du moins d'après les on-dit, mon ami Catellani ne serait pas arrivé à se la mettre au cou sans l'aide tout de même un peu intéressée du jeune Millino Ambrini, frère de Mme Catellani, qui se sauva en Amérique deux ans plus tard pour des motifs très délicats dont il vaut mieux ne pas parler. Le fait est que le beau-père, en cédant à ce mariage contre son gré, imposa à sa fille comme condition sine qua non de ne jamais déroger à la sainte religion et d'obéir avec la plus grande ferveur aux préceptes de cette dernière, sans jamais manquer à aucune des pratiques religieuses. En outre, il se fit reconnaître le droit sacro-saint d'exercer sa surveillance afin que préceptes et pratiques soient scrupuleusement observés, non seulement par la jeune Mme Catellani, mais aussi et plus encore par les enfant qui naîtraient.
            Neuf ans après, malgré la sujétion dont son gendre avait donnée et donne encore des preuves évidentes, M. Pietro Ambrini ne désarme pas. Froid, cadavérique et genre vieux beau dans des complets qui restent neufs sur son dos depuis des années et des années, et une certaine odeur équivoque de poudre dont les femmes se servent après le bain, sous les aisselles et ailleurs, il a l'aplomb de froncer le nez en le voyant passer comme si pour ses narines ultra-catholiques son gendre ne s'était pas encore émondé de ce foetus judaicus pestilentiel.

            Je le sais car souvent nous en avons parlé ensemble.
            M. Daniele Catellani a ce rire de gorge, non point que cette vaine obstination de son impavide beau-père à voir en lui un ennemi de sa religion lui semble grotesque, mais bien par ce qu'il découvre en lui-même depuis quelque temps.
            Est-il possible, allons, à une époque telle que la nôtre, dans un pays tel que le nôtre, que quelqu'un de son genre puisse être l'objet d'une persécution religieuse, lui, affranchi depuis l'enfance de toute foi positive, et si disposé à respecter celle d'autrui : chinoise, indienne, luthérienne, musulmane ?
            Pourtant. Il en est ainsi. Rien à dire. Son beau-père le persécute c'est tout à fait ridicule. D'un côté seulement et contre un homme désarmé, et qui plus est, est venu exprès sans armes, pour opérer sa reddition mais ce brave beau-père vient tous les jours jusque chez lui pour rallumer coûte que coûte cette guerre religieuse avec l'acharnement d'un ennemi inflexible.
            Or, laissons de côté - un affront aujourd'hui, un autre demain - qu'à cause de la bile qui commence à monter, l'homo judaicus se sent petit à petit renaître et se reconstituer, sans qu'il veuille d'ailleurs le reconnaître. - Laissons cela de côté. - Mais mon ami M. Daniele Catellani ne peut tout de même pas ne pas remarquer que son beau-père le fait déchoir de jour en jour dans la considération et dans le respect des gens par cet excès de pratiques religieuses si délibérément affiché par son beau-père, non pas par sincérité, mais pour le faire enrager, et dans l'intention manifeste de le blesser gratuitement. Mais il y a plus. Ses enfants, pauvres petits que leur grand-père vexe constamment, commencent eux aussi à sentir confusément que la raison de ces perpétuelles vexations doit se trouver en leur papa. Ils ne savent pas quoi, mais elle doit être certainement en lui. Le bon Dieu, le bon Jésus ( voilà ce bon Jésus spécialement!) mais aussi tous les saints, tantôt celui-ci, tantôt celui-là, qu'ils s'en vont prier avec leur grand-père tous les jours, il est clair qu'ils ont besoin de toutes leurs prières car leur papa a dû certainement leur faire qui sait quel tort épouvantable. Au bon Jésus spécialement ! Et avant d'aller à l'église, traînés par la main pauvres petits, ils se retournent pour lui lancer des regards si gros de perplexité angoissée et de reproches si douloureux que mon ami M. Daniele Catellani se mettrait à hurler qui sait quelles insultes, si au contraire... si au contraire, il ne préférait rejeter en arrière sa tête frisée et son grand nez et éclater d'un de ces rires de gorge dont il est coutumier.
                                                                                                                              
          Mais oui, voyons ! Simon,il devrait admettre pour de bon qu'il a commis une lâcheté inutile, en tournant le dos à la croyance de ses pères et à renier dans ses enfants le peuple élu: 'am olam, comme dit M. le rabbin. Et il devrait pour de bon se sentir un goy au milieu des siens, un étranger ; enfin prendre par son gilet son beau-père très chrétien et si imbécile pour le forcer à ouvrir les yeux tout grands et à considérer combien il est peu licite de persister à voir dans son gendre un déicide, quand au nom de ce Dieu tué il y a deux mille ans par les Hébreux les chrétiens, qui devraient se sentir tous frères en Jésus-Christ, se sont égorgés allègrement cinq années durant  au cours d'une guerre qui, sans préjuger de celles qui suivront, n'avait pas encore eu d'égale dans l'histoire.
            Non, non, voyons ! Il vaut mieux rire... Peut-on penser et dire sérieusement des choses pareilles au jour d'aujourd'hui.
           Mon ami M. Daniele Catellani sait bien comment va le monde, Jésus-Christ, parfaitement. Tous frères. Mais pour s'égorger entre soi. C'est naturel. Ça ne sort pas de la logique avec les bonnes raisons que l'on a dans chaque camp, de sorte que si l'on se met de ce côté-ci on ne peut pas manquer d'approuver ce que l'on nie, si l'on se trouve de l'autre bord.
           Si ce n'est que oui, tout d'abord, pris ainsi à l'improviste, pourquoi pas un joli éclat de rire ! Mais ensuite tout approuver, approuver,approuver. Même la guerre, oui,bonne gens.

           Néanmoins, la dernière année de la Première Guerre mondiale, M. Daniele Catellani (Dieu quel éclat de rire interminable cette fois-là ) se mit en tête de jouer un tour à monsieur son beau-père Pietro Ambrini, un de ces tours que l'on n'oublie jamais plus.
           Car il faut savoir que cette année-là,malgré l'énorme massacre, M.Pietro Ambrini avait eu l'aplomb de fêter Noël plus pompeusement que jamais,à l'intention de ses chers petits-enfants. Il s'était fait fabriquer une quantité de santon en terre cuite ; de ces bergers qui apportent leurs humbles offrandes à l'Enfant Jésus à peine né, à la grotte de Bethléem : des boudins de fromage de ricotta, des paniers d'oeufs et de fromages blancs, et quantité de petits troupeaux de moutons dodus et de petits ânons chargés eux aussi d'offrandes plus riches, suivis de vieux paysans et de gardiens des champs. Puis sur des chameaux les trois rois mages drapés dans leurs manteaux, couronnés et solennels, qui arrivent de loin avec leur suite, de très loin, en suivant la comète qui s'est arrêtée juste au-dessus de la grotte en liège où, sur un peu de vraie paille, repose l'Enfant de cire; tout rose, entre Marie et saint Joseph ; et saint Joseph tient à la main le rameau fleuri,et derrière il y a le boeuf et l'âne.
           Cette année le cher grand-père avait tenu à avoir une très grande crèche, toute belle avec son paysage en relief, ses collines et ses ravins, ses agaves et ses palmiers, et ses sentiers de campagne par où viendraient touts ces bergers qui étaient de dimensions variées, avec leurs troupeaux de moutons et leurs ânons, et les rois mages.
            Il y avait travaillé en cachette plus d'un mois, avec l'aide de deux manoeuvres qui avaient dressé une estrade dans une pièce pour soutenir la construction en plastique. Et il avait tenu également à l'éclairer de guirlandes de petites ampoules bleu d'azur, puis à faire venir de la Sabine deux " zampognari ", pour jouer de leurs pipeaux et de leurs cornemuses, le soir de Noël.
            Il ne fallait pas que les petits-enfants soient au courant de quoi que ce soit. Le soir de Noël en rentrant tout encapuchonnés et glacés de la messe de minuit, ils trouveraient cette grande surprise ; la musique des cornemuses, l'odeur de l'encens et de la myrrhe, et la crèche, là, comme un rêve, illuminée par toutes ces petites ampoules bleu d'azur en guirlandes. Et tous les gens de maison viendraient voir, en même temps que la famille et les invités du dîner, cette merveille qui avait coûté au grand-père Pietro tellement de peine et tellement d'argent.
                                                               

                                                                      
 M. Daniele Catellani l'avait vu tout absorbé dans ses mystérieuses besognes et avait ri ; il avait entendu les deux manoeuvres planter l'estrade de l'autre côté et avait ri.
            Le démon qui avait élu domicile dans sa gorge depuis de si longues années refusait de lui donner quelque répit pour Noël et vlan, des rires et des rires sans fin. En vain de ses bras levés, M. Catellani lui avait fait signe de se calmer, en vain il lui avait enjoint de ne pas exagérer, de ne pas dépasser les bornes.
            - Nous n'exagérons pas ! lui avait répondu le démon en son for intérieur. Soyez sans crainte, nous ne dépasserons pas les bornes. Ces bergers avec leurs boudins de ricotta et leurs paniers d'oeufs et leur fromage blanc de Toscane en marche vers la grotte de Bethléem, quelle aimable plaisanterie, nous aussi soyez sans crainte. Ce sera aussi un petit tour que la nôtre , mais moins joli, vous verrez.
            C'est ainsi que M. Daniele Catellani s'était laissé séduire par son démon, vaincu surtout par cette considération captieuse, c'est-à-dire de rester lui-même dans les limites d'un bon tour.
            Le soir de Noël, dès que M. Pietro Ambrini, sa fille et ses petits-enfants et tous les domestiques furent partis à la messe de minuit, M. Daniele Catellani entra, frémissant d'une joie presque démentielle, dans la pièce de la crèche ; à toute allure il ôta rois mages et chameaux, moutons et ânons, bergers au fromage blanc, aux paniers d'oeufs et aux boudins de ricotta, personnages et offrandes au bon Jésus, que son démon n'avait pas jugé convenables pour le Noël d'une année de guerre comme celui-ci et à leur place il mit à plus juste titre - quoi ? - rien, d'autres jouets : des soldats de plomb, mais des tas, des tas, des armées de soldats de plomb de toute nation, français et allemands, italiens et autrichiens, russes et anglais, serbes et roumains, bulgares et turcs, belges et américains et hongrois et monténégrins, tout leur fusil braqué sur la grotte de Bethléem, et puis, et puis des tas de petits canons de plomb, des batteries entières, de toute forme, de toute dimension, eux aussi pointés d'en haut, d'en bas, de tous côtés sur la grotte de Bethléem, et qui allaient certainement faire un nouveau, mais très aimable spectacle.
             Puis il se cacha derrière la crèche.
             Je vous laisse à penser comme il rit là derrière quand, à la fin de la messe nocturne, le grand-père Pietro, ses petits-enfants et sa fille et la foule des invités se précipitèrent pour voir la merveilleuse surprise, alors que l'encens fumait déjà et que les " zampognari " soufflaient dans leurs cornemuses.



                                                                                                    Luigi Pirandello



 




  

          







 

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