samedi 14 juillet 2012

Ragotte Jules Renard suite 2 ( Nouvelles France )


   une arlésienne Vincent Van gogh                            Ragotte
                                              ........../ suite 2

3.                                                                Lucienne

            Il faut que Ragotte s'achète un bonnet de dame qu'elle ne mettra que le jour de la noce. Son Paul se mariera-t-il à temps pour que le bonnet puisse servir encore ?
            Le gendre, Marius, vient demain pour la première fois. Va-t-il coucher ?
            " Conseillez-moi, madame, dit-elle à Gloriette. Je ferai tout ce que vous voudrez. Quand je ne saurai plus, je vous demanderai. Vous me servirez de mère. "

            Ragotte trouve enfin ce qu'elle fera à Marius pour son dîner. Après la soupe elle cassera des oeufs.
            Elle lui prépare un bonnet de coton.

            " On n'est pas à la ville, dit-elle, avec son petit orgueil modeste ; moi non plus, je ne serai pas embarrassée de bien faire, si j'avais tout ce qu'il faut. "
            Ragotte - Oh ! les parents de ton futur ne vont pas venir, c'est trop loin.
            Lucienne - Tu crois ça, toi  ! parce que tu n'oses pas monter en chemin de fer, tu t'imagines que les autres ont peur de se déranger. Tâche plutôt de retourner ton bas de laine. Dans le pays de Marius ils font la noce trois jours !
            Et Lucienne ne cesse de jeter des choses dans les jambes de Ragotte.
            " Tu n'es pas capable de cirer mes souliers, jamais tu ne me réveilleras à l'heure ! "
            - Lucienne a tort, dit Gloriette à Philippe, de parler durement à sa mère.
            - Ma foi ! madame, répond Philippe, je ne dis rien parce qu'elle ne me dit rien ! Si elle me parlait comme ça, à moi, j'aurais vite fait de la rembarrer !

            - Je lui^passe tout, dit Ragotte, parce qu'elle va s'en aller, comme l'autre.
            - Quel autre ?... Ah !
            - Jamais mon petit Joseph ne me faisait d'affront ; il était trop bien montré par ses maîtres. Un jour qu'il avait faim d'un oeuf cuit dans la cendre, je luis sers l'oeuf sur notre petite table. ll le mange et met les coquilles comme il faut, à côté de lui, et il veut ramasser les mies de pain par terre. Je lui dis : " Laisse donc ! ne te salis pas les mains. Ton frère et ta soeur ne prennent point les mêmes précautions, et ce n'est pas prêt que tu sois aussi malpropre qu'eux ! "
            Mais Ragotte se précipite : Voilà une corbeille d'oeufs et la farine pour les brioches !
            " Ce qu'ils nous font trotter, dit-elle, ces deux saloperies ! "
            C'est ainsi qu'elle appelle les fiancés.

             La famille de Marius Carol arrive du Midi, le père, la mère et un frère soldat, lequel rapporte des manoeuvres une colique qui n'est pas dans une musette.
             Ils ont voyagé toute la nuit et personne ne les attendait à la gare.
             Philippe comptait sur Lucienne qui comptait sur le Paul qui n'y pensait plus.
             Les Carol sont chargés de paquets. On ne s'élance pas pour les débarrasser. Ragotte est assise dans un coin de la cour et plume des poulets. Philippe cloue des draps et du feuillage aux murs de la grange où se fera la noce.
            - Philippe, dis-je, c'est peut-être le moment de saluer votre nouvelle famille !
            - Oui, monsieur.
            - Dérangez-vous ! Allez donc !
            Il faut que je le pousse et que je lui prenne son marteau des mains. Ragotte se décide à se lever.
            Le Centre et le Midi s'abordent et mêlent leurs accents.
            M. Carol corrige un peu le sien, mais Philippe garde son patois de tous les jours.
            M. Carol est habillé à la mode de son pays. Le gilet laisse voir une ceinture de flanelle bleue. Sous un large feutre, il a le port sans modestie de là-bas. Il appartient aux ponts et chaussées. Mme Carol peut passer pour une Artésienne, à cause de son bonnet. Par comparaison, les Philippe semblent ternes. La vieille culotte de Philippe reste ouverte. Ragotte se tient comme une pauvre servante effarée.
            " Ah ! moi, dit Philippe, je retourne à mon travail.
            Les Carol demeurent plantés au milieu de la cour.
            Venant du Midi, ils ont apporté un panier de raisin. Ragotte l'expose tout de suite au soleil, sur un banc. Les guêpes ne tardent pas à bourdonner. Ragotte, les mains croisées, médite et se demande si elle ne devrait pas écarter un journal dessus.

            - Vus avez toute la peine, monsieur Philippe, vous plaît-il qu'on vous aide ?
            La surprise empêche Philippe de répondre. Ce monsieur saurait-il planter un clou ?
            Le soldat a une idée : deux guirlandes parties des quatre coins, se croiseraient sous les voûtes de la grange ! Mais c'est une idée que nous avons eue déjà, Philippe et moi. Aucun succès. Silence.
            M. Carol insiste et offre encore un coup de main.
            - Pas besoin, dit Philippe.
           - Allez plutôt faire un tour, dis-je, voir le jardin.arlésien vincent van gogh
           Ils répondent : " Ce sera très joli cette grange ! " et ils s'éloignent.
           - Nous sommes un peu dépaysés, avoue M. Carol. Quand on ne connaît pas l'endroit !
           Mme Carol ne sait où se tenir. Elle répète, parmi les casseroles et les volailles de Ragotte :
           - Je vous gêne, je vous gêne !
           - Oh ! je ne fais pas attention à vous, dit Ragotte.
           - Ma bru a l'air doux, dit M. Carol à Gloriette.
           Ce n'est pas le moment de soutenir le contraire.
           - Elle fera de Marius ce qu'elle voudra, ajoute M. Carol. Ce n'est pas un homme qu'elle épouse, mais un " moutonne ".
           Ragotte ne leur a rien préparé. Elle pensait qu'ils ne devaient manger que le jour de la noce.

          " Ils ne se connaissent seulement pas, dans leur famille, dit Philippe. Les enfant disent vous au père et à la mère ! "
          Marius pouvait choisir là-bas entre dix demoiselles qui avaient toutes une position, et l'une d'elles possédait plus de vingt mille francs ! Mais Marius préférait Lucienne pauvre.
           M. et Mme Carol n'ont pas fait d'objection.
           " Épouse-la, petit ! "
           - Lucienne est une fille raisonnable et ordonnée, dit Gloriette.
           - Et honnête, dis-je.
           - N'est-ce pas ? dit Mme Carol inquiète.
           - Oui, madame.
           - Écoute, dit Mme Carol à M. Carol, monsieur affirme que Lucienne est honnête.
           - Ah !
           - Très honnête, à fond, dans tous les sens.
           - Combien a-t-elle fait de places ?
           - Cinq ou six.
           - Et vous croyez que ?...
           - J'en suis sûr, dis-je, comme si je le savais.
          
           - Où est leur maison ? me demandent M. et Mme Carol.
           - La maison des Philippe ? c'est la notre. Vous voyez qu'ils vivent chez nous, ils y sont installés.
           - Ils ont une maison à eux ?
           - Non.
           - Une maison natale, de famille ; on a une maison.
           - Ils en avaient une, elle est vendue.
           - Tiens !
           - Elle était toute petite et vieille ; elle tombait. Ils l'ont vendue plus chère qu'elle ne valait ; à un voisin riche. Une belle occasion !
           - Où habiteront-ils plus tard, une fois vieux ?
           - Encore chez nous.
           - Et si vous leur manquiez ?
           - Ce n'est pas probable.
           - C'est possible.
           - A notre mort ?
           - Pardon !... s'ils vous quittaient de force d'eux-mêmes ?
           - Dame ! ils chercheraient ailleurs. On trouve toujours de quoi se loger.
           - Pas de maison à eux ! répète M. Carol.
           - C'est drôle ! dit Mme Carol.
           Ils se regardent, un peu humiliés et dédaigneux ; car ils possèdent, là-bas, maison à eux, cheval et voiture, avec une vigne, et ils vendent même du vin aux amis.
            Leur grand air ne trouble point Philippe.
            " Supposons, m'explique-t-il, que je sois installé chez eux ! moi aussi, je serais nippé pour l'occasion, et j'aurais dit, comme ces gens-là, que nous sommes propriétaires. Mais je ne crois pas ce qu'ils racontent, et je suis à peu près sûr qu'ils n'ont rien. "
            Et ils refusent de savoir le nom de leur pays.

           Philippe - Nous viendrons vous voir samedi.
           Le Curé - Quelle cérémonie désirez-vous ?
           Philippe - Ce n'est pas la peine de dépenser tant d'argent !
           Le Curé - Je ne dis jamais de messe le samedi. Je ne peux que vous donner une bénédiction.
           Philippe - Oh ! ça suffit bien ?
           Le Curé - Ça suffit. Il y a une bénédiction de trente francs et une autre de neuf francs et quelques centimes.
           Philippe - J'aime mieux celle de neuf francs.
           Monsieur le Curé - Et quelques centimes. Elle sera aussi bonne.
          
          " Ce qui m'embête le plus, dit Philippe, c'est de prendre Lucienne par l'aile pour la mener à la mairie. Mais je la lâcherai sur la route jusqu'à l'église. Deux kilomètres ah ! non! Elle marchera bien toute seule. "

           Le jour du mariage, dès cinq heures du matin, il passe sa chemise propre et travaille aux préparatifs.
           C'est dans l'écurie de Jaunette que Ragotte se débarbouille et met son bonnet noir neuf.
           Le parrain de la mariée porte au côté gauche un énorme bouquet blanc, avec de larges rubans qui volent.
           Le Midi n'en revient pas. Il n'a jamais rien vu de plus ridicule.
           - On me paierait cinquante francs, me dit M. Carol, que je ne voudrais pas être à la place de cet homme !
           - Il serait bien fier, me dit Philippe.
          
           Alexandrine, l'aînée des soeurs de Ragotte, n'est pas venue ; on espérait encore la trouver au banc familial de l'église. Point. Il parait qu'il fallait, selon la mode, lui faire deux visites, la première pour lui annoncer le mariage, la deuxième pour fixer la date.
            - C'est vrai que je lui ai manqué, dit Ragotte soumise. Mais elle croit que je suis libre de mon corps. Elle cherche toujours des manières et on ne peut pas la décrotter.

           Le violoneux les attend à la sortie de la messe et, tout de suite, il se met à jouer le même air sur ces paroles différentes.
           " Le marié dit : - Je la tiens ! je la tiens ! je la tiens !
            La mariée dit : - Il est pris, il est pris, l'hébété ! "
            Sans compter les douzaines de brioches, il y a deux sortes de galettes : la galette aux bretelles, qui se compose de semoule et de bandes de croûtes croisées par-dessus, comme des bretelles, et la galette aux herbes, dite au mal de jambe.

           Par dépit, les Carol s'amusent entre eux, et un mot de là-bas, qu'ils prononcent avec l'accent, les fait éclater de rire.
           Le musicien n'a qu'un oeil et qu'une dent  ; ce n'est pas compliqué.
           Il passe pour avoir gagné plus de cent mille francs avec son violon.
           Il ne change d'air que s'il change de place.
           Quand il ne joue pas, il mange. Il parle peu et méprise les danseurs, sauf moi qui ai dû danser beaucoup dans ma jeunesse.
           - Vous devez être musicien, dit-il.
           - Non.
           - Oh ! ça se voit.
           - Vous trouvez ? Peut-être.
           Mais non ! Mais non ! Toujours mentir !


                                                                                         ............./
                                                                                                      à suivre
                                                

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire