lundi 5 novembre 2012

Les Quais et les Bibliothèques Apollinaire ( Nouvelle in le Flâneur des deux rives France )



                                                     Les Quais et les Bibliothèques

            Je vais le plus rarement possible dans les grandes bibliothèques. J'aime mieux me promener sur les quais, cette délicieuse bibliothèque publique.
            Néanmoins je visite parfois la Nationale ou la Mazarine et c'est à la Bibliothèque du Musée social, rue Las-Cases, que je fis connaissance d'un lecteur singulier qui était un amateur de bibliothèques.
            - Je me souviens, me dit-il, de lassitudes profondes dans ces villes où j'errais et afin de me reposer, de me retrouver en famille,j'entrais dans une bibliothèque.
             - C'est ainsi que vous en connaissez beaucoup.
              - Elles forment une part importante de mes souvenirs de voyages. Je ne vous parlerai pas de mes longues stations dans les bibliothèques de Paris : l'admirable Nationale aux trésors encore ignorés, aux encriers marqués E.F. ( Empire Français ) ; la Mazarine, où j'ai connu des lettrés charmants : Léon Cahun, auteur de romans de premier ordre qu'on ne lit pas assez ; André Walckenear, Albert Delacour, les deux premiers sont morts, le troisième semble avoir renoncé aussi bien aux lettres qu'aux bibliothèques ; la lointaine Bibliothèque de l'Arsenal, une des plus précieuses qui soient au monde pour la poésie et, enfin, la Bibliothèque de Sainte-Geneviève, chère aux Scandinaves.
            Je crois que pour ce qui est de la lumière, la bibliothèque de Lyon est une des plus agréables. Le jour y pénètre mieux que dans toutes les bibliothèques de Paris.
            A la petite bibliothèque de Nice, j'ai lu avec volupté l'Histoire de Provence de Nostradame et m'inquiétais du Fraxinet des Sarrasins, loin des musiques, des confetti de plâtre et des chars carnavalesques.
            A la bibliothèque de Quimper, on conserve une collection de coquillages. Un jour que j'étais là, un monsieur for bien entra et se mit à les examiner.
            - Est-ce vous qui avez peint ces babioles ? demanda-t-il à voix très haute en s'adressant au conservateur.
            - Non, répondit avec calme celui-ci, non monsieur, c'est la nature qui a orné ces coquillages des plus délicates couleurs.
            - Nous ne nous entendrons jamais, repartit le visiteur élégant, je vous cède la place.
            Et il s'en alla.
            A Oxford il y a une bibliothèque ( je ne sais plus laquelle ), où l'on a brûlé tous les ouvrages ayant trait à la sexualité entre autres : La Physique de l'amour de Rémy de Gourmont, Force et Matière de Ludwig Büchner.
            A Iéna, à la Bibliothèque de l'Université, par décision du Sénat universitaire, on a retiré de la salle publique les oeuvres de Henri Heine qui ne sont plus communiquées que sur autorisation spéciale, dans la salle de la Réserve.
            A Cassel, j'espérais toujours voir passer l'ombre du marquis de Luchet qui, vers la fin du XVIIIè siècle, en fut le directeur et, au dire des Allemands, la désorganisa en peu de temps, mettant Wiquefort parmi les Pères de l'Église, inscrivant dans les cartouches des barbarismes comme exeuropeana, qui paraissaient inadmissibles non seulement aux latinistes de Cassel, mais encore à ceux de de Goettingue et de Gotha. Ces derniers menèrent un tel bruit que Luchet dut cesser d'administrer la bibliothèque.  
Suisse            La bibliothèque de Neuchâtel, en Suisse, est la mieux située que je connaisse. Toutes ses fenêtres donnent sur le lac. Séjour enchanteur ! La salle de lecture est charmante. Elle est ornée de portraits représentant les Neuchâtelois célèbres. Il faut ajouter qu'on y est fort tranquille pour lire, car on y voit presque jamais personne. L'administrateur - et par tradition ce poste est toujours confié à un théologien - dort sur son pupitre. On y trouve une riche collection de livres français du XVIIè et du XVIIIè siècle. Quand quelqu'un demande des livres difficiles à trouver il est invité à les chercher lui-même. La bibliothèque s'honore avant tout de conserver des manuscrits de Rousseau dans une grande enveloppe jaune et c'est bien la seule chose qu'on vous communique sans rechigner, tant on en est fier.
            A la bibliothèque de Saint-Pétersbourg on ne communiquait pas Le Mercure de France dans la salle de lecture. Les privilégiés allaient le lire dans l'espace réservé aux bibliothécaires. J'y ai vu d'admirables manuscrits slaves écrits sur de l'écorce de bouleau. La bibliothèque était ouverte de 9 heures du matin à 10 heures du soir. Et dans la salle de lecture se tenaient beaucoup d'étudiants pauvres venus là pour se chauffer.
Ce fut un vrai centre révolutionnaire. Atout moment des descentes de police où chaque lecteur devait montrer son passeport, venaient troubler l'atmosphère studieuse de la bibliothèque. On y voyait des gamines de douze ans qui lisaient Schopenhauer. Grâce à l'influence de Sanine d'Artybachew on y vit ensuite des dames élégantes qui lisaient les oeuvres des derniers symbolistes français.
            L'influence de Sanine eut un moment les résultats les plus étranges. Des lycéens et des lycéennes de quatorze à dix-sept ans avaient fondé des sociétés de sanistes. Ils se réunissaient dans une salle de restaurant. Chacun d'eux apportait un bout de bougie que l'on allumait. Alors on chantait, on buvait, et lorsque la dernière bougie s'était éteinte, l'orgie commençait.
            Peu avant la guerre ce fut, chez les jeunes gens du même âge, une lamentable épidémie de suicides.
            La bibliothèque d'Helsingfors est très bien fournie de livres français, même les plus récents.
            Dans le Transsibérien le wagon-promenoir contenait, avec des pots de fleurs et des rocking-chair, une bibliothèque d'environ cinq cents volumes dont plus de la moitié étaient des livres français. On y voyait les oeuvres de Dumas père, de George Sand, de Willy.
            A la Martinique, Fort-de-France possède une bibliothèque, grande villa coloniale construite après le grand incendie d'il y a une vingtaine d'années. Quand j'y fus, le conservateur était un vieux brave qui est peint dans le célèbre tableau des Dernières Cartouches. Érudit charmant, il faisait lui-même les honneurs de sa bibliothèque, allait chercher les livres, etc. Il se nommait M. Saint-Félix et, s'il vit encore, je lui souhaite longue vie.
            J'ai eu l'occasion de connaître la bibliothèque du savant Edison. Je n'y ai pas vu L'Eve future,dont il est l'un des personnages. Peut-être ignore-t-il encore cette belle oeuvre de Villiers de l'Isle-Adam. Par contre, Edison fait sa lecture favorite des romans d'Alexandre Dumas père. Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Mont-Cristo sont ses livres de chevet.
            A NewYork, j'ai fait de longues séances à la Bibliothèque Carnegie, immense bâtiment en marbre blanc qui, d'après les dires de certains habitués, serait tous les jours lavé au savon noir. Les livres sont apportés par un ascenseur. Chaque lecteur a un numéro et quand son livre arrive, une lampe électrique s'allume, éclairant un numéro correspondant à celui que tient le lecteur. Bruit de gare continuel. Le livre met environ trois minutes à arriver et tout retard est signalé par une sonnerie. La salle de travail est immense et au plafond trois caissons destinés à recevoir des fresques contiennent, en attendant, des nuages en grisaille. Tout le monde est admis dans la bibliothèque. Avant la guerre tous les livres allemands étaient achetés. Par contre, les achats de livres français étaient restreints. On y achetait guère que les auteurs français célèbres. Quand M. Henri de Régnier fut élu à l'Académie française, on fit venir tous ses ouvrages, car la bibliothèque n'en possédait pas un seul. On y trouve un livre de Rachilde, Le Meneur de Louves,dans la traduction russe et, dans le catalogue, on trouve le nom de l'auteur en russe, avec la traduction en caractères latins suivis de trois points d'interrogation. Cependant la bibliothèque est abonnée au Mercure depuis une dizaine d'années. Comme il n'y a aucun contrôle, on vole 444 volumes par mois en moyenne. Les livres qui se volent le plus sont les romans populaires, aussi les communique-t-on copiés à la machine. Dans les succursales des quartiers ouvriers il n'y a guère que des copies polygraphiées. Toutefois la succursale de la quatorzième rue ( quartier juif ) contient une riche collection d'ouvrages en yiddish. Outre la grande salle de travail dont j'ai parlé il y a une salle spéciale pour la musique, une salle pour les littératures sémitiques, une salle pour la technologie,une salle pour les patentes des Etats-Unis, une salle pour les aveugles, où j'ai une jeune fille lire du bout des doigts Marie-Claire de Marguerite Audoux : une salle pour les journaux, une salle pour les machines NYPL Seward Park Branch, Manhattan.jpgà écrire à la disposition du public. A l'étage supérieur enfin on trouve une collection de tableaux.
           Et voilà les bibliothèques que je connais.
           - J'en connais moins que vous , répondis-je. Et prenant l'Errant des bibliothèques par le bras , je m'efforçai de mettre la conversation sur un autre sujet.

          Un jour je rencontrai sur les quais M. Ed. Guénoud qui était gérant d'immeubles à Montparnasse et consacrait ses loisirs à la bibliophilie. Il me donna une petite brochure amusante dont il était l'auteur.
          C'est une plaquette illustrée par Carlègle. Elle est inconnue et par la suite deviendra sans doute célèbre parmi les bibliophiles qui recherchent les catalogues fantaisies En voici le titre :
           Catalogue des livres de la Bibliothèque de M. Ed. G. qui seront vendus le 1er avril prochain à la salle des Bons Enfants.
           Voici quelques mentions tirées de ce catalogue facétieux :
            Abeilard - Incomplet.Coupé
            Alexis ( P. ) - Celles qu'on n'épouse pas.Nombr. taches.
            Allais ( A. ) - Le parapluie de l'Escouade. Percale rouge.
            Ange Benigne -Perdi, le couturier de ces dames.Av. notes
            Aristophane - Les Grenouilles. Papier du Marais.
            Auriac - Théâtre de la foire. Papier pot.
            Balzac ( H. de ) -  La Peau de chagrin. Rel. id.
            Beaumont ( A. ) - Le Beau Colonel. Parf. état de conserv.
            Boisgobey ( F. de ) - Décapitée. En 2 part., tête rog., tr. r.
            Borel ( Pétrus ) - Madame Putiphar. Se vend sous le manteau.
            Carlègle et Guénoud - L'Automobile 217-UU. Beau whatman.
            Clarétie - La Cigarette. Papier de riz.
            Coulon - La mort de ma femme. Demi-chagrin.
            Courteline - Un client sérieux. Rare, recherché.
            Dubut de Laforêt - Le Gaga. Très défraîchi.
            Dufferin ( lord ) -Lettres écrites dans les régions polaires. Papier glacé.
            Dumas ( A. ) - Napoléon. Un grand tome.
            Dumas fils ( A. ) - L'ami des femmes.Complètement épuisé.
            Dumas fils ( A. ) - Monsieur Alphonse. Dos vert. 
            Fleuriot ( Z. ) - Un fruit sec. Couronné par l'Acad. franc.
            Gaignet - Bossuet. Pap. grand-aigle.
            Gazier. - Port-Royal des champs.Rel. janséniste.
            Grandmougin - Le Coffre-fort.Ouvr. à clef.
            Graye ( Th. de ) - Le Rastaquouère. Av. son faux titre.
            Guimbal - Les Morphinomanes.Nombr. piq.
            Hauptmann - Les Tisserands. Toile pleine
            Havard ( H. ) -Amsterdam et Venise. Petites capitales
            Hervilly ( E. d' ) - Mal aux cheveux .Une jolie fig.
            Karr ( A ) - Les guêpes. Piq.
            Kock ( P. de ) - Histoire des cocus célèbres. Nombr. cornes.
            La Fontaine - L'anneau d'Hans Carvel. Mis à l'index.
            La Fontaine - Les deux pigeons. Format colombier. Livre d'heures. in 18 Jésus
            Maeterlinck - La vie des Abeilles. Qques bourdons
            Maindron - Les Armes. Grav. sur acier
            Mattey - Le billet de mille. Très rare
            Maury ( L ) - Abd-el-Aziz. Maroq. écrasé
            Montbart ( G. ) - Le Melon. Tr. coupées
            Rémusat ( P. de ) - Monsieur Thiers. Un petit tome
            Thierry ( G.A ) - Le Capitaine sans façon. Basane
            Vigny - Cinq-Mars. Tête coupée
            Vilmorin - Les Oignons. Pap. pelure
            Voltaire - Le Siècle de Louis XIV. Magnif. ill. en tous genres, etc., etc.
           
            Et voilà un curieux divertissement bibliographique.
            Je revis plusieurs fois M. Ed. Guénoud sur les quais. Il est mort récemment et quand je passe devant les boîtes des bouquinistes près de l'Institut j'évoque la silhouette singulière de ce gérant qui pour la bibliographie facétieuse rivalisait avec Rabelais et celle de Rémy de Gourmont , qui ne manquait jamais avant la tombée de la nuit d'aller faire son tour le long des quais.
            N'est-ce point la plus délicieuse promenade qui se puisse faire à Paris ? Ce n'est pas trop, lorsqu'on a le temps, de consacrer un après-midi à aller de la gare d'Orsay au pont Saint-Michel. Et sans doute n'est-il pas de plus belle promenade au monde, ni de plus agréable.

           

                                                                                                 Apollinaire
                                                                                         (  in Le Flâneur des deux rives )

           


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