samedi 1 décembre 2012

Excursion . - Le Général . Joseph Roth ( Nouvelles Allemagne )



           vienne
                                                                Excursion

           
            Au Schottentor, on sent l'odeur du vin nouveau, le 38 est pompette et s'en va titubant, surcharge de corps humains. Dans l'éclat du soleil la sueur perle sur le dos des pelouses. Le chauffeur est coincé et s'ébroue en crachant de l'oxygène comme un moteur de 76 CV. Sacs à dos encore mous, mais enflant légèrement dans l'attente de conquêtes paysannes. Souliers d'alpinistes sept fois cloutés prenant position sur les oeils-de-perdrix de leur prochain. De la plate-forme arrière monte la vapeur de la chair humaine, accélérant le rythme des roues.
            On roule devant des clôtures de jardin où grimpe du feuillage qui frôle presque les fenêtres de la voiture. Un chien pleure dans une ferme. Le tramway filant à toute vitesse rend fou un caniche enfermé. Il croit que ce monstre bruyant rouge et jaune le nargue. De jeunes plants de haricots hâtifs grimpent à de minces perches, ils veulent voir ce qui peut bien se passer là-haut. D'indiscrètes fenêtres en encorbellement tendent des voiles verts de vigne vierge devant leur visage, par crainte des taches de rousseur. Une grille de jardin fait une toilette de couleur blanche. L'odeur de la peinture à l'huile s'exhale à la chaleur du soleil.
            Terminus. De verts petits chalets de nécessité dont le prix d'entrée a augmenté, receveur avec des feuilles de journal, poinçonnent l'histoire du monde sur des bancs de bois récurés par des fonds de pantalon. Le tramway s'ouvre et recrache des gens. Un premier souffle de la nature produit un effet encourageant sur les couples d'amoureux. Quelque part un baiser tombe comme une seule goutte de pluie dans le silence.
            " Café-restaurant ". Maître d'hôtel pour quartier résidentiel, avec plastron éblouissant, sommet du crâne étincelant, mèches de cheveux soigneusement comptées, pommadées à gauche et à droite, grasses comme de la crème fouettée. Mouvements de la main silencieux. Leurs doigts marchent sur des talons de caoutchouc. Le groom, bébé en frac, a des joues rouges, brunes et brillantes sous un léger duvet de pêche. Il sent le lait comme un nourrisson.
            Un coin de fenêtre a été conquis par une bande de trafiquants. Pardessus et redingotes avec ceinture, dans laquelle ne se trouve étrangement aucune grenade à main. De larges ongles, polis ce matin même par le coiffeur, luisent comme des éclats de verre. Les manières sont fraîchement achetées, elles sont neuves et grincent encore ; l'étiquette avec le prix y pendouille sûrement.
            Ils sont six, sept. Leurs cravates d'un vert fluorescent font du tapage. On commande du tschoklad. Sept tasses de tschoklad.
            - Et avec ça ? chuchote le maître d'hôtel en s'inclinant.
            - Sept, Sacher-Torte ! dit l'un d'eux. Il paie. D'une main sûre, il compte la monnaie dans la poche de son pantalon ; les doigts s'y meuvent furtivement comme des lapins prisonniers. Jambes d'emballeur de meubles, courbées vers l'extérieur. Petits yeux sans cils, les sourcils à peine indiqués, comme par un timide coup de crayon.
            - Sept, Sacher-torten ! Le maître d'hôtel sourit, supériorité bien huilée. Schani, apporte des gâteaux à ces messieurs. !
            Les messieurs sont éberlués. Ne voulaient-ils pas des Sacher-Torten ? Leur compartiment baisse d'un ton. Leurs cravates sont devenues silencieuses à un point frappant. Celui qui a la main dans le sac réfléchit : est-ce que le gâteau est de la Sacher-Torte ?
            Schani apporte du gâteau. Soixante-dix doigts l'émiettent. Plongent le gâteau dans le tschoklad
comme des éponges dans l'eau. Finalement, déglutition gargouillante. Cela fait le même bruit que des gouttes d'eau râlant dans un tuyau défectueux.
            Sur la route, chant " Les petits oiseaux dans la forêt. " Innocence conquise de force. Costumes de touristes, comme sur une toile peinte. Le vent a ôté la poudre au visage des femmes. Citadins, dans les champs et les prés.
            Sur une prairie verdoyante s'élèvent soudain vingt-cinq cornets de papier marron. Dans l'obscurité qui approche rougeoie une cigarette. Les promeneurs de retour oscillent, leur petit chapeau de loden sur la nuque, joyeux à tout prix, lourds comme des charrettes de foin rentrant vers la grange, vers la station de tramway.
            Ruée sur le tramway. Le dialecte de la rue viennoise impose sa suprématie. Quelques renvois permettent aux buveurs d'avaler encore du vin nouveau.
            Les premières rues sont silencieuses, elles rentrent la tête par peur des habitants qui reviennent. Comme une épouvante folle, le tramway traverse une rue résidentielle. Et la demi-lune rit sournoisement au-dessus des réverbères au gaz,malades du foie, qui ont la jaunisse.


                                                                                                        Josephus

                                                                                  Der Neue Tag 28 mars 1920


                                                      Le Général

            Tous les jours, à cette heure du matin où un aide de camp se pétrifiait en colonne de sel :
            - Excellence, je déclare avec obéissance...
            Le général remonte la rue fraîchement rasé, favoris bien peignés. Dans sa démarche, rigueur militaire et pseudo-conscience du but à atteindre, dans son maintien, dressage vidé de sens. Son oeil lance un éclair bleu comme autrefois, quand il était posté devant les ennemis, une brigade entre lui et eux. S'efforçant de voir dans l'avenir, il voit le passé. Un passé avec musique militaire, bruit de tonnerre. " Pont du Prince Eugène ", obéissance et âme d'esclave. Quand un soldat passe devant le général, le vieux s'efforce de ne pas voir. Il veut être indulgent et ferme un oeil. Mais ensuite, c'est amertume, vide, cosmos béant, limite de la raison. Il était général parce qu'on l'appelait Excellence. Il était général dans la structure de la brigade. Il était " complet " quand les autres le saluaient. Il n'a jamais été un individu. Toujours une composante. Comme un bouton, une crosse de fusil, un havresac, une veste de pluie. Il trouvait son complément dans l'obéissance des autres. Maintenant il est vestige, fragment, brigadier sans brigade, stratège sans règlement de service, maître sans serviteur. Mais toujours maître, avec l'auréole d'une tragique ironie autour de son képi de général, conscient de son rang sans rang et honorable sans code d'honneur...


                                                                                              Joseph Roth



                                         

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