vendredi 21 décembre 2012

Le bureau de change de l'argent blanc Joseph Roth ( nouvelle Allemagne )



     joseph roth


                                                   Le bureau de change de l'argent blanc *


            La méfiance se tient sur le seuil et te reçoit : tu peux être un espion, une taupe, un mouchard. En tout cas, tu es un étranger : tu as un col propre et ton comportement dégage une odeur suspecte de Mitteleuropa. Tes mains ne s'agitent pas dans l'air, tu ne lances pas de clins d'oeil rusés, ni ne vas coquetant pour glaner de petites affaires, la poche intérieure de ta veste est normalement plaquée sur ton buste et tu ne fait pas une bosse énorme sur l'enveloppe de ton Moi. Tu n'as rien d'un excité, rien de contraire aux règlements de la police, rien d'un gibier en fuite, rien de sournois. Devant l'oeil de la loi, tu ne tressailles pas d'un cil et aucun de tes doigts ne bouge pour ouvrir une porte de derrière. Que viens-tu faire alors, homme convenable, protégé par la loi et protecteur des lois, parmi des sans-abri légal échappés à la protection de la loi ? Que cherches-tu, homme respecté, parmi les proscrits ? Toi, valeur pleine et entière parmi les sous-évalués ? Lavé parmi les sales ? Cultivé parmi les incultes ? Doué d'une conscience morale au royaume de l'immoralité ? Toi, grevé de scrupules, dans le chaos délirant des moeurs d'après-guerre ? Vois-tu tu es un étranger et c'est pourquoi la méfiance se tient sur le seuil du petit café, Bankgasse, et te reçoit...
            J'ai connu un temps où ce petit café était encore un inoffensif boui-boui et subvenait à sa misérable existence grâce aux domestiques de l'ambassade de Hongrie, qui venaient y chercher des rafraîchissements. Il donnait l'impression d'être aménagé exprès pour servir l'ambassade et de n'être capable de rien d'autre que d'offrir des journaux aux petits employés curieux des dernières nouvelles, de satisfaire la soif temporaire des clients habitués et de remplir les petits verres à liqueur. Certes ! En ce temps-là on ne connaissait pas d'argent blanc, mais une bonne monnaie austro-hongroise, et l'ambassade de la Bankgasse n'avait pas encore reçu des autorités monarchiques l'autorisation d'introduire le communisme dans les banques par les canaux de Vienne. L'ambassade cherchait à représenter plus qu'à faire des présents douteux, et la double monarchie n'avait pas de passeports à viser. Son cercle d'action était encore plus limité que l'horizon de ses gardiens d'aujourd'hui. En ce temps-là, le café voisin était une halte pour ceux qui attendaient à la porte de derrière ou qui l'ouvraient, et mainte petite affaire innocente se déroulait à la satisfaction générale entre les quatre yeux des participants et sous les deux yeux indifférents du cafetier.
            Mais aujourd'hui !...
            Comme je l'ai dit : la méfiance se tient sur le seuil et te reçoit :
            - Vous cherchez quelqu'un ?
            Non, je ne cherche personne, mais je me garde de l'avouer. Naturellement je cherche quelqu'un :
            - Vous avez du - blanc - ?
            L'esprit de spéculation ne méprise pas non plus les inventions de Bela Kun ** et fait commerce même avec les produits de l'enfer. Ici, dans le bureau de change de la Bankgasse, il y a véritablement encore des gens qui achètent de l'argent blanc. Sans subir de menaces ni de violence, sans oukase du gouvernement des Conseils. Vous tous qui êtes chargés d'argent blanc, venus de Hongrie, ne désespérez pas ! Un chiffon bleu pour dix kilos. Du papier blanc, vous en aurez toujours ! Vous pouvez vous débarrasser de votre argent blanc, vous en débarrassez complètement, plus facilement que ceux qui vous en ont gratifiés ! Oh, s'il y avait aussi un bureau de change dans la Bankgasse, où l'on pouvait échanger les idées de bonheur du peuple contre des produits d'alimentation, et dix kilos de Kun contre un milligramme de raison !
            Dans le boui-boui on voit : " Des paysannes slovaques avec foulards fleuris de vives couleurs souvent ocre jaune ; des étudiants russe avec des chemises noires boutonnées jusqu'en haut et une anarchie sauvage dans leurs cheveux broussailleux ; de petits fricoteurs avec des cols de chemise à carreaux bleus et de grosses boules de verre piquées dans leurs cravates d'un vert vénéneux ; des juifs polonais en caftan de soie, l'esprit de commerce au coin de l'oeil ; des paysans hongrois avec cette expression d'hébétude sans nom que des créatures humaines sont forcées d'acquérir quand elles mangent du paprika pendant dix ans et n'ont soudain plus le droit de boire d'eau-de-vie ; des colporteurs avec du papier à lettres où est caché de l'argent bleu ; des agents et des spéculateurs ; des agitateurs et des courtiers, de petits profiteurs d'armistice qui espèrent une guerre pour gagner non pas la guerre, mais l'argent qu'elle rapporte ; des désespérés chargés des bénédictions de Béla Kun, prêts à donner leur argent blanc durement gagné pour un chiffon de papier bleu.
            Ce sont les visiteurs. Par-ci par-là, comme en guise d'excuse devant le policier de garde dehors, se montrent les contours d'une serveuse qui apporte à une table quelconque une mouche espagnole nageant dans un verre de soda à la framboise. Au mur est accroché un numéro de Faun qui a paru avant la guerre et trouve ici le loisir de survivre. Un Neues Wiener Journal vieux d'au moins huit mois et encore assez naïf pour croire à la Victoire Finale, sert à soustraire aux yeux non autorisés l'argent l'argent blanc et l'argent bleu. Les toilettes et la cabine téléphonique jouissent d'une fréquentation des plus animées. Dans les premières des affaires sont conclues plus secrètement que dans les salons diplomatiques et la cabine téléphonique pourrait bien être dans toute l'Autriche allemande où les liaisons sont établies aisément et sans obstacle. Un essuie-mains qui ne mène pas auprès de la caisse une existence aussi crasseuse qu'inutile, mais pend tout simplement, témoigne qu'ici les mains ne sont pas souvent baignées dans l'innocence. Noyée de fumée et de poussière, une cuisine vit dans un oubli insouciant, et une marmite à demi cassée, mastiquée à grand peine, constitue une précieuse réminiscence...
            Dans tout cela l'esprit du communisme et du commerce tourbillonne, la cupidité bouillonne et l'escroquerie exulte. Ici est le lieu où disparaît l'opposition des races et des nations? Ici il est possible qu'une paysanne slovaque saute au cou d'un juif polonais. Qu'un membre de la Garde rouge serre un usurier sur son coeur. Qui désespère des hommes n'a qu'à se rendre dans le boui-boui de la Bankgasse et il reprendra courage. Si l'Internationale de la Pensée prolétarienne défaille, si l'Internationale de l'Esprit gît sans connaissance, et bien l'Internationale de l'argent blanc et de la spéculation vit encore !...



                                                                                                     Joseph Roth

                                                                                      Der Neue Tag   18 juillet 1919

argent blanc - soviétique = argent bleu - autriche
** Hongrie, 1918 fondateur du parti communiste, il gouverne est renversé en 1920

           

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