mardi 24 décembre 2013

Raoul Ponchon - Feu Alfred Jarry Apollinaire ( nouvelle France )

                                                                                                                                                                                                
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                                          Raoul Ponchon                                                                                                                                                                                 
                                                                                                                                                                                                                                                                          
          J'ai bien peur que,  malgré l'admiration que m'inspire un talent unique, le plus moderne possible, le moins incertain, si personnel qu'il faudrait remonter à quelques siècles pour trouver à qui le comparer, M. Raoul Ponchon ne se fâche en lisant ces notes. On sait qu'il est irascible. Le dernier de nos poètes bachiques, et l'un de nos meilleurs, a le vin mauvais. La faute en est à la vigne, ou plutôt à ces maladies nouvelles qui la torturent depuis quelques années. Pauvres vignobles français, semblables en cela aux aristocrates dans la misère, ils ont été redorer leur blason en Amérique ! C'est d'Amérique qu'est venue à Raoul Ponchon cette humeur singulière qui en fait, au témoignage de ses amis, un homme à ne pas prendre avec des pincettes. Au demeurant, il ne doit rien d'autre aux pays étrangers, et ce petit miracle d'un gazetier lyrique est peut-être le seul exemple qui existe encore d'écrivain, de poète, dans le talent duquel n'apparaisse aucune trace immédiate d'aucune littérature étrangère. Nonobstant ses autres mérites, sa manière délibérée, son art spontané, c'est surtout cela qui le rend intéressant puisque, mon Dieu, on sait bien qu'il a passé sa vie à se faire violence afin de demeurer un petit poète, afin de n'avoir aucune importance.  C'est un orgueil rare de nos jours, et pour l'avoir il faut beaucoup de talent, et il faut boire. Maintenant on ne boit guère. Ce n'est peut-être pas bien. L'ivresse est l'ivresse ; elle provient de la boisson et engendre la poésie.
              Une fois, même, elle faillit causer la mort du poète. Cela se passa pendant l'hiver de 1879-1880. À cette époque,  Raoul Ponchon ne sortait que vêtu en académicien et coiffé d'un chapeau de jardinier, en paille. Un soir il tombait beaucoup de neige, les omnibus, les voitures ne roulaient plus Raoul Ponchon avait longtemps prolongé ce qu'il nommait le " Le five o'clock absinthe ", ayant plusieurs fois répété cette lente opération qu'il a lyriquement décrite avec précision :                                                     
                                                                               
            L'absinthe veut d'abord de la belle eau frappée
            Les dieux m'en sont témoins...

            L'eau tiède, il n'en faut pas : Jupiter la condamne.
            Toi-même qu'en dis-tu ?
            Autant vaudrait, ma foi, boire du pissat d'âne
            Ou du bouillon pointu.                                                                      

           Et, n'allez pas, comme un qui serait du Hanovre,
           Surtout me l'effrayer
           Avec votre carafe, elle croirait, la povre !
           Que l'on veut la noyer.
                                                                                                                        
           Déridez-la toujours d'une première goutte
           Là... là... tout doucement.                         
           Vous la verrez alors palpiter, vibrer toute,
           Sourire ingénuement.
                                                                                                                   
                                                                                                                                                      
           Vers neuf heures Raoul Ponchon, à qui ce tangage et ce roulis donnaient l'air, dans la tourmente, d'une caravelle doublant le cap de Bonne-Espérance, arriva devant l'Odéon. Il monta visiter dans leur loges quelques acteurs qu'il connaissait, et qui lui fixèrent un rendez-vous après le spectacle. Il demeura ensuite un peu de temps dans la salle. On jouait une pièce dont le succès était médiocre, et il y avait une douzaine de spectateurs. Raoul Ponchon partit au deuxième acte. Après la représentation, les acteurs voulant aller à la brasserie où Ponchon devait les attendre, passèrent devant l'Odéon ; tout était recouvert d'un épais tapis de neige, et l'un d'eux, nommé, je crois, François, n'aperçut pas un renflement contre lequel il buta. On vit alors que ce renflement était un corps humain que la neige avait recouvert. Ce voyageur égaré dans le Grand-Saint-Gothard d'Odéonie, où les flocons l'avaient enseveli, c'était Raoul Ponchon qu'on porta vivement dans un café. Il était à moitié mort, mais d'énergiques frictions à l'alcool le firent revenir. C'est à partir de cette époque qu'il commença à perdre ses cheveux si abondants, que Verlaine a chantés :

             Vous aviez des cheveux terriblement ;
             Moi je ramenais désespérément ;
             Quinze ans se sont passés, nous sommes chauves
             Avec, à tous crins, des barbes de fauves.
                                                                                                                                                                                                                                                                  
            Ils se fréquentaient peu, mais se connaissaient, s'appréciaient, et Ponchon a voué à la mémoire de Verlaine un culte si pieux que lorsqu'il prononce ce doux nom, les larmes troublent son regard.
            L'amitié de Raoul Ponchon est une fleur merveilleuse. Ceux qui la cultivent connaissent la certitude d'être aimés. Il s'éloigne des autres hommes non pas avec tristesse comme l'hypocondre Bouilly, mais avec colère comme Alceste. Nous voulions, mes amis et moi, il y a quelques années, dans une petite revue, demander pour Ponchon la croix de la Légion d'honneur. Nous nous trompions ; le ruban vert du Mérite agricole convient bien mieux à sa misanthropie.
            Je ne me suis trouvé qu'une seule fois avec Raoul Ponchon auquel j'avais été présenté par un de ses amis, poète breton qui s'enorgueillit d'une ressemblance assez frappante avec M Rostand.  Ponchon m'avait accueilli avec beaucoup de bonne grâce. Il me parla de Verlaine et nous nous entendions fort bien. J'eus alors l'occasion de prononcer le nom d'un grand poète que j'aime et pour lequel, en ce moment, on est plus qu'injuste : Henri de Régnier. A ce nom, Raoul Ponchon manifesta un courroux sans mesure. Il voulait se jeter sur moi et criait :
            - Qu'est-ce que ce M Régnier ?                                                     
            On le retint, il tremblait de rage et brisa son verre. Ses amis m'emmenèrent rapidement, m'affirmant que, décidément, je ne lui étais pas sympathique. Il s'est souvenu de cet incident qui faisait moins d'honneur à son goût qu'à son intuition de l'avenir, lors d'une récente élection académique.
            Henri de Régnier et M Jean Richepin étaient candidats au même fauteuil. Ce dernier l'emporta.
            En attendant les résultats du vote dans les couloirs de l'Institut, Raoul Ponchon faisait encore retentir aux échos du palais de l'Immortalité sa question dédaigneuse :
            - Qu'est-ce que ce M Régnier ?
            Puis il s'en alla seul, le long des quais, méditant une de ces chroniques rimées pour lesquelles Verlaine voulut l'appeler très justement un " maître charmant ". Il s'arrêtait aux boîtes des bouquinistes, feuilletant les livres en cherchant des rimes. Il prit ensuite par le boulevard Saint-Michel et s'assit au Soufflet, où il confectionna son absinthe. Après l'avoir humée, il rentra chez lui à l'hôtel des Grands Hommes, près de la Sorbonne. Il tira d'une vieille malle un habit vert d'une coupe démodée, trop grand pour lui, et dont les broderies étaient ternies. Il s'en revêtit et se coiffa d'un vieux chapeau de jardinier. Il sortit ensuite d'une armoire des flacons poudreux. Et toute la nuit il but, en relisant les manuscrits de ses ouvrages inédits, et que si peu de personnes connaissent. Ils contiennent, dit-on, des chefs-d'oeuvre dont on n'a pas idée, et qu'il composa au temps où l'Académie était un monstre qu'on tuait tous les jours, et dont la dépouille fournissait un vêtement inusable.
                                                                                                         

milkmage.org                                                                                       Guillaume Apollinaire      


                                              Feu Alfred Jarry     


            La première fois que je vis Alfred Jarry,  c'était aux soirées de " La Plume ", les secondes, celles dont on disait qu'elles ne valaient pas les premières. Le café du Soleil d'or avait changé de nom : il s'appelait le café du Départ. Ce nom mélancolique hâta sans doute la fin des réunions et peut-être celle de la Plume. 
Cette invitation au voyage nous fit bien vite partir bien loin les uns des autres ! Tout de même, il y eut au sous-sol, place Saint-Michel, quelques belles soirées, et des amitiés en petit nombre s'y lièrent.
            Alfret Jarry, le soir dont il s'agit, m'apparut comme la personnification d'un fleuve, un jeune fleuve sans barbe, en vêtements mouillés de noyé. Les petites moustaches tombantes, la redingote dont les pans se balançaient, la chemise molle et les chaussures de cycliste, tout cela avait quelque chose de mou, de spongieux : le demi-dieu était encore humide, il paraissait que peu d'heures auparavant il était sorti trempé du lit où s'écoulait son onde.
            En buvant du stout, nous sympathisâmes. Il récita des vers aux métalliques rimes en orde et en arde. Puis, après avoir entendu une chanson nouvelle de Cazals, nous nous en allâmes pendant un cake-walk effréné où se mêlaient René Puaux, Charles Doury, Robert Scheffer et deux femmes dont les cheveux se défaisaient.
            Je passai presque toute la nuit, arpentant le boulevard Saint-Germain avec Alfred Jarry et nous nous entretenions de blason, d'hérésies, de versification. Il me parla des mariniers parmi lesquels il vivait une grande partie de l'année, des marionnettes auxquelles il avait fait jouer Ubu, pour la première fois. La voix d'Alfred Jarry était nette, grave, rapide et parfois emphatique. Il cessait tout à coup de parler pour sourire et brusquement redevenait sérieux. Son front remuait sans cesse, mais en largeur et non en hauteur comme cela se voit généralement. Vers quatre heures du matin, un homme s'approcha de nous pour nous demander le chemin de Plaisance. Jarry sortit prestement un revolver, intima au passant l'ordre de reculer de six pas et lui donna le renseignement. Nous nous séparâmes ensuite et il rentra à sa " grande chamblerie " de la rue Cassette où il m'invita à aller le voir.
                                                                                                    
           - Monsieur Alfred Jarry ?
           - Au troisième et demi.                                                           
           Cette réponse de la concierge m'étonna. Je montai chez Alfred Jarry qui effectivement habitait au troisième et demi. Les étages de la maison ayant paru trop élevés de plafond au propriétaire, il les avait dédoublés. Cette maison, qui existe toujours, a de cette façon une quinzaine d'étages, mais comme, en définitive, elle n'est pas plus élevée que les autres maisons du quartier, elle n'est qu'une réduction de gratte-ciel.                                                                                                            jeromebonetto.net
            Au demeurant les réductions abondaient dans la demeure d'Alfred Jarry. Ce troisème et demi n'était qu'une réduction d'étage où, debout, le locataire se tenait à l'aise, tandis que plus grand que lui j'étais obligé de me courber. Le lit n'était qu'une réduction de lit, c'est-à-dire un grabat : les lits bas étant à la mode, me dit Jarry. La table à écrire n'était qu'une réduction de table, car Jarry écrivait couché à plat ventre sur le plancher. Le mobilier n'était qu'un réduction de mobilier qui ne se composait que du lit. Au mur était suspendue une réduction de tableau. C'était un portrait de Jarry dont il avait brûlé la plus grande partie, ne laissant que la tête qui le montrait semblable au Balzac d'une certaine lithographie que je connais. La bibliothèque n'était qu'une réduction de bibliothèque, et c'est beaucoup dire. Elle se composait d'une édition populaire de Rabelais et de deux ou trois volumes de la Bibliothèque rose. Sur la cheminée se dressait un grand phalle de pierre, travail japonais, don de Félicien Rops à Jarry, qui tenait le chibre plus grand que nature toujours recouvert d'une calotte de velours violet, depuis le jour où le monolithe exotique avait effrayé une dame de lettres tout essoufflée d'avoir monté au troisième et demi et dépaysée par cette grande chamblerie démeublée.
            - C'est un moulage ? avait demandé la dame.
            - Non, répondit Jarry. C'est une réduction.
                                                                                                                                                                                                                                                                                             
            A son retour du Grand-Lemps où il avait été travailler avec Claude Terrasse, il vint me prendre dans un bar anglais de la rue d'Amsterdam où j'allais régulièrement. Nous y dînâmes, et comme Jarry avait des ors ", il voulut me payer Bostock. Aux dernières galeries, il effraya ses voisins en leur tenant des propos sur les lions, en leur dévoilant certains secrets épouvantables du domptage. L'odeur des fauves le grisait. Il prétendait avoir chassé la panthère dans un jardin de la Tour-des-Dames. A la vérité, c'étaient de jeunes panthères qui s'étaient échappées de leur cage restée ouverte par mégarde. Voilà les hôtes de Jarry bien embarrassés et prêts à tuer les pauvres petites panthères à coups de rifle par les fenêtres.
            - N'en faites rien, dit Jarry, je me charge de tout.
            Il y avait dans la salle à manger où il se trouvait une armure à sa taille. Il se déguise en chevalier et, tout bardé de fer, il descend au jardin en tenant un verre dans son gantelet. Les bêtes féroces bondissent et Jarry leur présente le verre vide. Domptées aussitôt, elles le suivent et rentrent dans leur cage qu'il referme.
            - Car, disait Jarry, cette méthode est la meilleure pour réduire les fauves. De même que la plupart des hommes, les bêtes les plus cruelles ont l'horreur des verres vides et, lorsqu'elles en voient, l'effroi
les rend poltronnes ; on fait d'elles alors ce que l'on veut.
alaintruong.com
            Et comme en racontant ces histoires il agitait son revolver les spectateurs se reculaient, les femmes manifestaient leur terreur et quelques-unes voulurent s'en aller. Ensuite, Jarry ne me cacha pas la satisfaction qu'il avait éprouvée à épouvanter des philistins, et c'est revolver au poing qu'il monta sur l'impériale de l'omnibus qui devait le ramener à Saint-Germain-des-Prés. Là-haut, pour me dire adieu, il agitait encore son bull-dog.

            Ce bull-dog passa quelque six mois dans l'atelier d'un de nos amis. Voici dans quelles circonstances.
Nous avions été invités à dîner rue de Rennes. A table quelqu'un ayant voulu lui lire dans la main, Jarry prouva qu'il possédait toutes les lignes en double. Pour montrer sa force, il brisa à coups de poing des assiettes renversées et finit par se blesser. L'apéritif, les vins l'avaient énervé. Les liqueurs achevèrent de l'exciter. Un sculpteur espagnol voulut le connaître et lui dit des amabilités. Mais Jarry intima à ce bouffre l'ordre de sortir du salon, de n'y plus reparaître et il m'assura que ce garçon venait de lui faire les propositions les plus déshonnêtes. Au bout de quelques minutes, l'Espagnol qui avait fui revint et aussitôt Jarry tira sur lui un coup de revolver. La balle alla se perdre dans un rideau. Deux femmes enceintes qui se trouvaient auprès s'évanouirent. Les hommes n'étaient pas rassurés non plus, et à deux nous emmenâmes Jarry. Dans la rue il me dit, de la voix du Père Ubu :
            - N'est-ce pas que c'était beau comme littérature ? Mais j'ai oublié de payer les consommations.
            En l'emmenant nous l'avions désarmé et, six mois après, il vint à Montmartre nous réclamer le revolver que notre ami avait oublié de lui rendre.
            Les espiègleries de Jarry firent le plus grand tort à sa gloire, et son talent, un des plus singuliers et des plus solides de son époque, ne lui rapportaient pas assez pour vivre. Il vivait mal, se nourrissait à Paris de côtelettes de mouton crues et de cornichons. Il m'assura que pour bonifier son estomac il buvait souvent avant de se coucher un grand verre dans lequel il avait versé par moitiés du vinaigre et de l'absinthe, mélange bizarre qu'il liait en y ajoutant une goutte d'encre. Les dévouements féminins ont manqué au pauvre Père Ubu.
             Au Coudray, il vivait de sa pêche et certes, il est heureux qu'il ait souvent vécu hors Paris, au bord du fleuve. La ville l'eût tué plusieurs années plus tôt qu'elle ne l'a fait.
                                                                                                                 
             Alfred Jarry a été homme de lettres comme on l'est rarement. Ses moindres actions, ses gamineries, tout cela c'était de la littérature. C'est qu'il était fondé en lettres et en cela seulement. Mais de quelle admirable façon ! Quelqu'un a dit un jour devant moi que Jarry avait été le dernier auteur burlesque. C'est une erreur ! A ce compte la plupart des auteurs du XVè siècle et une grande partie de ceux du XVIè siècle ne seraient que des burlesques. Ce mot ne peut désigner les produits les plus rares de la culture humaniste. On ne possède pas de terme qui puisse s'appliquer à cette allégresse particulière où le lyrisme devient satirique, où la satire s'exerçant sur de la réalité dépasse tellement son objet qu'elle le détruit, et monte si haut que la poésie ne l'atteint qu'avec peine, tandis que la trivialité ressortit ici au goût même et, par un phénomène inconcevable, devient nécessaire. Ces débauches de l'intelligence où les sentiments n'ont pas de part, la Renaissance seule permit qu'on s'y livrât et Jarry, par un miracle, a été le dernier de ces débauchés sublimes.                             museerops.be
            Il avait des admirateurs et, parmi ses lecteurs, on comptait des philologues et surtout des mathématiciens. Même il était populaire à l'École Polytechnique. Mais beaucoup le méconnaissait dans le public et parmi les gens de lettres. Il souffrait extrêmement de ces mépris. Une fois, il me parla longuement d'une lettre dans laquelle M Francis Jammes le sermonnait à propos du Surmâle, qui venait de paraître. Le poète d'Orhez disait que les livres de Jarry sentaient le citadin auquel la vie hors Paris rendrait la santé morale, etc. C'était cela ou quelque chose d'approchant.                                                
            - Que dirait-il, observait Jarry, s'il savait que je passe la majeure partie de l'année à la campagne, au bord d'un fleuve où je pêche quotidiennement ?
                                                                                                                                                                                                                                                                           
           Après être resté longtemps sans le rencontrer, je revis Jarry au moment où son existence paraissait devenir moins précaire. Il faisait paraître des livres, annonçait La Dragonne, parlait d'un petit héritage duquel faisait partie une tour, à Laval. Cette tour qu'il devait faire restaurer pour y habiter avait la vertu singulière de tourner sans cesse sur sa base. Le mouvement était très lent toutefois puisque la tour mettait cent ans à accomplir le tour complet. Je crois que cette histoire fabuleuse provenait d'une logomachie où se mêlaient les deux sens du mot " tout " et ses deux genres.Quoi qu'il en soit Jarry tomba malade, et de misère. Des amis le sauvèrent, il revint à Paris avec de l'argent et ses notes de pharmacie. C'étaient des comptes de marchand de vin !
            Je ne fus plus ensuite au courant de son existence. Mais je sais qu'en très peu de jours Jarry but pour beaucoup d'argent et qu'il ne mangea guère. Je ne sus pas qu'on l'avait transporté à l'Hôpital de la Charité. Il paraît qu'il fut lucide et espiègle jusqu'au bout. Georges Polti ayant été le visiter s'approcha de sont lit et, comme il était très ému et qu'il a la vue fort basse, il n'apercevait pas Jarry qui, tout mourant qu'il était, cria d'une voix forte pour avoir le plaisir de surprendre son ami et de le faire tressaillir :
            - Eh bien ! Polti, comment cela va-t-il ?

            Jarry mourut le 1er novembre 1906 et le 3 nous étions une cinquantaine à suivre son convoi. Les visages n'étaient pas très tristes, et seuls Fagus, Thadée Natanson et Octave Mirbeau avaient un tout petit peu l'air funèbre. Cependant tout le monde sentait vivement la disparition du grand écrivain et du charmant garçon que fut Jarry. Mais il y a des morts qui se déplorent autrement que par les larmes. On ne voit pas bien des pleureuses à l'enterrement de Folengo, ni à celui de Rabelais, ni à celui de Swift. Il n'en fallait pas non plus à celui de Jarry  De tels morts n'ont jamais rien eu de commun avec la douleur. Leurs souffrances n'ont jamais été mêlées de tristesse. Il faut pour de semblables funérailles que chacun montre un heureux orgueil d'avoir connu un homme qui n'ait jamais éprouvé le besoin de se préoccuper des misères qui l'accablaient lui et autrui.
            Non, personne ne pleurait derrière le corbillard du Père Ubu. Et comme c'était un dimanche, le lendemain des Morts, la foule de ceux qui avaient été au cimetière de Bagneux s'était vers le soir répandue dans les guinguettes des alentours. Elles regorgeaient de monde. On chantait, on buvait, on mangeait de la charcuterie : tableau truculent comme une description imaginée par celui que nous menions en terre.


                                                                                    Guillaume Apollinaire
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                






                                                                                                                                                                                

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