dimanche 2 mars 2014

La balle ambitieuse et le sabot philosophe Alexandre Dumas ( nouvelle France )



Dumas

                                               La balle ambitieuse et le sabot philosophe

            Vous savez tous ce que c'est qu'une balle, mes chers petits amis, car je ne doute pas que vous sachiez déjà jouer à la balle au mur et à la balle empoisonnée.
            Vous savez tous ce que c'est qu'un sabot, ce cône arrondi que vous faites courir et tourner devant vous à grands coups de lanière.
            Ces deux questions importantes, préliminairement posées, je vais vous raconter l'histoire d'une balle et d'un sabot.
            C'était encore dans cette époque arriérée où la balle ne connaissait ni l'élastique ni le caoutchouc et se faisait avec du liège.
            Quant au sabot, le progrès a passé sur lui : l'électricité, la vapeur et le télégraphe ont été inventés sans rien changer à sa forme ni à sa matière.                                            
            C'est tout simple, la balle voyage, elle va, elle revient, elle s'élève, elle retombe, elle rebondit, fait du chemin, voit du pays, tandis que le sabot ne quitte pas la terre et se contente de tourner sur lui-même, si rapidement qu'il en est tout désorienté et qu'il ignore complètement ce qui se passe autour de lui, à plus forte raison au-dessus de lui.
            Notre balle et notre sabot appartenaient au même enfant, joli   petit garçon de dix à douze ans, et se trouvaient l'un à côté de l'autre dans une boîte où il y avait encore beaucoup d'autres joujoux.
            Un soir que le sabot et la balle venaient de rentrer à leur domicile le sabot dit à la balle :
            - Pourquoi ne nous marions-nous pas ensemble, puisque depuis les dernières étrennes nous vivons déjà côte à côte et habitons la même maison.
                                                                                                                    internaute.com
            Mais la balle, qui était de maroquin vert, lequel avant d'être balle avait été pantoufle, était toute fière de son origine, car cette pantoufle prétendait descendre de celle qui fit la fortune de Cendrillon. Mais la balle, disons-nous, non seulement ne répondit point, mais se tourna de façon à ne pas même toucher le sabot.
            Le sabot soupira et se tut.                                                
            Le lendemain, l'heure de la récréation étant arrivée, le petit garçon à qui appartenaient les joujoux prit le sabot, le peignit en raies rouges et jaunes alternées et, au centre de ces raies, planta, un beau clou de cuivre tout reluisant.                                                                                          
            Cette parure toute de luxe faisait un effet magnifique lorsque le sabot tournait.
            Aussi fit-on au sabot force compliments qui lui rendirent un peu d'espérance.
            De sorte qu'en rentrant dans la boîte le sabot dit à la balle :
            - Regardez-moi un peu, voisine : que pensez-vous ? Est-ce que ma nouvelle parure ne vous décidera point à faire de moi votre époux ? Vous êtes jaune et verte, je suis jaune et rouge, voilà pour le physique. Vous dansez, moi je valse, voici pour le moral. A mon avis nous nous convenons donc parfaitement.
            - C'est votre avis, lui répondit la balle, mais ce n'est pas le mien. D'abord, vous ne savez pas qui je suis. Je suis fille d'une pantoufle appartenant à une duchesse et qui descendait de même d'une pantoufle célèbre. Ensuite je suis faite en-dedans de véritable liège d'Espagne, tandis que vous, vous n'êtes qu'un bois grossier.
            - C'est vrai, répondit le sabot, que je ne suis ni d'acajou ni d'ébène, ni de palissandre, mais je suis de buis et le buis est un bois bien autrement solide que tous ces colifichets de bois-là. En outre j'ai été
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tourné par le bourgmestre lui-même qui a un tour chez lui et qui dans ses moments de loisir fait toutes sortes de jolis joujoux comme moi.
            - Dites-vous la vérité, demanda la balle ?
            - Que l'on me donne le fouet si je mens, répondit le sabot.
            - Eh bien alors je crois que je puis me confier à vous, dit la balle, voici ma proposition : je ne puis prendre d'engagements avec vous attendu que je suis à peu près fiancée à un moineau qui a son domicile dans le mur contre lequel je rebondis à peu près tous les jours. Chaque fois que je monte en l'air il sort la tête de son trou et me
             " - Voyons est-ce décidé et venez-vous chez moi ? J'ai un joli petit appartement tout capitonné de foin et tout tapissé de plumes. Je vous en offre la moitié, sans qu'une fois ma femme les ailes vous pousseront et que vous deviendrez oiseau. Voilà des avantages, n'est-ce pas ? "
            - Si bien que vous avez dit oui ? demanda le sabot.
            - Tout bas, répondit la balle, sinon tout haut. De sorte que je me tiens pour engagée. Mais soyez tranquille, même si je deviens oiseau je ne vous oublierai pas.
            - Belle consolation, fit le sabot.
            Mais, comme tout sabot de buis qu'il était il avait sa fierté. A partir de ce moment il n'adressa plus une seule parole à la balle qui, préoccupée de son moineau, garda le silence.
            Le lendemain, le petit garçon prit la balle et son sabot pour jouer comme d'habitude mais, comme son caprice était de commencer par la balle, il posa son sabot dans un coin en lui disant :
            - Tiens-toi tranquille, ton tour viendra tout à l'heure.
            Le sabot obéit, seulement il se tourna de façon que, tout en montant, en descendant et en rebondissant, la balle pût voir sa peinture jaune et rouge et son beau clou reluisant.
            Bientôt la balle s'élança dans l'air avec tant de légèreté qu'en vérité on eût cru que les ailes commençaient à lui pousser.
            Cependant elle redescendait toujours, mais bondissait si fort en touchant la terre que l'on sentait le désir qu'elle avait de vivre définitivement dans le domaine des oiseaux.
            Enfin, une belle fois, la balle s'éleva si haut que le petit garçon l'attendit vainement : la balle ne retombait plus.
            Le petit garçon la chercha longtemps. Enfin, ennuyé de ne pas réussir à la retrouver  il alla ramasser son sabot en disant :                                                                                
            - Maudite balle, où diable peut-elle être ?
            - Ah ! Je le sais bien où elle est, soupira le sabot, elle a épousé le moineau et elle demeure dans son nid. Puisse-t-elle être heureuse ! Mais je doute qu'une balle soit faite pour être la femme d'un moineau. Quant à moi, j'avais eu tort de penser un instant à elle, et si je rencontre quelque jolie toupie qui veuille de moi, noble ou non, je l'épouse.                                                                                                                                   museumspace.com
            Le hasard servit admirablement les désirs du sabot. Aux étrennes nouvelles on fit cadeau au petit garçon d'une quantité de joujoux, parmi lesquels se trouvait une toupie d'Allemagne.
            Le sabot fut d'abord un peu intimidé du gros ventre et de l'humeur grondeuse de sa nouvelle amie, mais au demeurant, il s'aperçut bientôt qu'elle était bonne fille, que si elle grondait c'était quand on la faisait tourner, mais que le reste du temps elle demeurait muette et, après s'être bien assuré de son humeur pacifique, il lui fit les mêmes propositions qu'il avait faites à la balle et qui cette fois furent acceptées.
            Ils vécurent trois ans dans la plus étroite et la plus heureuse union.
            Quelquefois, et surtout pendant la première année, le sabot avait pensé à la balle, au printemps surtout. il avait vu sortir du trou du moineau une foule d'oisillons, et il s'était dit :
             " Voilà les enfants de mon ancienne amie et de son pierrot. Il paraît que décidément les ailes lui ont poussé et qu'elle est heureuse là-haut,.Tant mieux ! "
            Puis, reportant son regard sur sa toupie d'Allemagne, il la trouvait si majestueuse avec son gros ventre, qu'il se regardait comme le plus heureux sabot qu'il y eût au monde.
            Au bout de trois ans le petit garçon devenu plus fort tira un jour avec sa toupie d'Allemagne si violemment la ficelle que la toupie alla heurter l'angle d'un mur et, comme elle était évidée en dedans, s'y brisa.
            Le sabot se trouva veuf.
            Le petit garçon qui avait remarqué une certaine intimité entre le sabot et la toupie d'Allemagne, eut alors une singulière idée. C'était de faire porter le deuil de la toupie au sabot.
            Il peignit alors le sabot tout en noir.
            Le sabot trouva une grande consolation à ce vêtement qui était selon son coeur.
            De son côté, le petit garçon, pour lui donner le plus de distraction possible, le faisait tourner de toutes ses forces. Enfin, un beau jour, il le fouetta si bien qu'il l'envoya à perte de vue, et que le sabot disparut à son tour, comme avait disparu la balle.
            Le petit garçon, qui aimait beaucoup son sabot, le chercha inutilement.
            Il était tombé dans une immense caisse aux ordures placée sous une gouttière dans un angle de la cour.
            Le sabot fut d'abord un peu étourdi de sa chute, mais en reprenant ses sens et en regardant autour de lui il se vit au milieu de toutes sortes de balayures parmi lesquelles foisonnaient les trognons de choux, les fanes de carottes et les queues d'artichaut.
            Puis, en regardant plus attentivement, il remarqua un objet rond qui ressemblait à une pomme ratatinée mais qu'après un examen plus approfondi, il reconnut être une vieille balle.
            - Dieu merci ! dit celle-ci en apercevant le sabot qu'elle ne reconnut point d'abord comme son vieil ami à cause de son vêtement de deuil, voici au moins un de mes pareils avec lequel je pourrai causer.
            Puis, se tournant vers le sabot qui la regardait avec étonnement :
            - Monsieur, lui dit-elle, pourriez-vous me donner des nouvelles du monde d'où vous venez ?
            - Volontiers, lui répondit le sabot qui commençait à reconnaître à qui il avait affaire. Mais d'abord, à qui ai-je l'honneur de parler ?                                                                                                                                   kokomokka.fr
            - Je suis une balle de bonne maison, répondit la balle. J'ai refusé de me marier avec un individu de votre espèce, attendu que j'étais fiancée à un moineau. Mais un jour que j'avais fait un effort pour monter sur le toit où il était je retombai dans la gouttière où je restai trois ans. Le dernier grand orage m'emporta et je tombai où vous êtes tombé vous-même, à ce qu'il paraît, c'est-à-dire dans la caisse aux ordures..
            Quoiqu'il trouvât la balle énormément changée, son liège ayant gonflé, son maroquin étant pourri dans la gouttière, le sabot qui était bon garçon allait lui répondre et se faire reconnaître. Mais en ce moment, la servante qui venait pour vider la caisse aux ordures, ce qu'elle faisait tous les mois, aperçut le sabot et s'écria :
            - Ah ! Voilà le sabot que monsieur Paul a tant cherché.
            Et, sans faire attention à la balle, elle prit le sabot et le rapporta à son jeune maître qui lui rendit à l'instant même tous les honneurs et toute sa considération.
            Mais de la balle il n'en fut pas question, et plus jamais le sabot n'en entendit parler.
            De cet événement naquit le proverbe allemand qui dit :
            " Une balle qui veut épouser un moineau risque à moisir dans une gouttière.



                                                                                             Alexandre Dumas
                          

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