lundi 2 mars 2015

Couleur de Printemps D.H. Lawrence ( Nouvelle Angleterre )



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                                               Couleur de Printemps

            Le chemin était plus court en prenant par le bois. Machinalement Syson tourna au coin de la forge et souleva la barrière. Le forgeron et son apprenti s'arrêtèrent pour le voir passer. Mais Syson avait une allure trop distinguée, ils n'osèrent pas l'accoster. Ils restèrent silencieux le regardant traverser le champ dans la direction du bois.
            Cette matinée était absolument semblable à celle des lumineux printemps, six ou huit ans plus tôt. Des poules blanches et beiges grattaient encore autour de la barrière, un sol tapissé de plumes et de débris. La trouée s'ouvrait toujours entre deux épais buissons de houx, à la lisière du bois, avec sa barrière qu'il fallait escalader pour passer sous le couvert, la peinture toujours rayée par les semelles cloutées du garde. Il se retrouvait dans l'éternel.
            Syson se sentait extraordinairement heureux. Comme un fantôme errant il était revenu au pays de son passé. Il le trouvait toujours le même, qui l'attendait. Comme autrefois le noisetier le saluait de leurs joyeuses petites mains, les clochettes d'un bleu lavé parsemaient l'herbe grasse, à l'ombre des buissons.
            Le chemin serpentait mollement à travers bois, sur la crête d'une pente, bordé de noyers hérissés de ramilles qui commençaient leur or. Sur le sol s'ouvraient des pâquerettes, des nappes d'anémones, des jacinthes en touffes. Les deux arbres tombés barraient toujours le chemin. Syson dévalait une pente escarpée et se retrouva devant le pays découvert, cette fois sur le versant nord, à travers une grande baie qui semblait s'ouvrir entre les arbres. Il s'arrêta pour regarder les champs de la colline d'en face et le village éparpillé sur le paysage dénudé, comme versé là au passage  par le char du dieu de l'industrie et oublié ensuite. Une petite église neuve, raide et grise, et des groupes de maisons rouges semées au hasard. A l'arrière-plan brillaient les chevalements métalliques de la mine, en avant de la silhouette brumeuse de la colline en exploitation. Tout était nu, découvert, pas un arbre. Rien n'avait changé.                              *        
Résultat de recherche d'images pour "noisetier en fleurs"            Syson repartit, satisfait, et retrouva le sentier qui descendait à travers bois. Singulièrement exalté, il vivait un rêve concret. Une hallucination stable. Tout à coup il s'arrêta. Un garde était debout, à quelques pas de lui, au milieu du chemin.
            - Où allez-vous par là, monsieur, demanda-t-il ?
            Il y avait une nuance de défi dans sa question. Syson posa les yeux sur lui, un regard neutre, mais aigu. Vingt quatre ou vingt cinq ans, le teint vermeil, bien découplé. Ses yeux bleu sombre s'attachaient     maintenant avec hostilité sur l'intrus. Sa moustache noire, très épaisse, courte au-dessus d'une petite bouche, assez douce d'expression. Tous les autres traits virils, il paraissait robuste. Grand, la poitrine bombée, l'aisance parfaite de son corps bien proportionné donnaient une impression de force naturelle, comme le jet solide d'une source jaillissante. Immobile, la crosse du fusil posé sur le sol, il regardait Syson, hésitant et intrigué. Les yeux de l'étranger, sombres et vifs, l'examinaient et le pénétraient sans tenir compte de sa question, le laissaient décontenancé.
            - Où est Naylor ? C'est vous qui l'avez remplacé ? demanda Syson.
            - Vous n'êtes pas du château, s'enquit le garde ?
            Non c'était impossible, il n'y avait personne pour le moment.
            - Non, je ne suis pas du château, répondit-il . Cette idée semblait l'amuser.
Résultat de recherche d'images pour "champs au printemps"            - Alors est-ce que je peux vous demander ce que vous faites ici ? demande le garde piqué.
            - Ce que je fais ici ? Répéta Syson. Je vais à la ferme de Willeywater.
            - Ce n'est pas le chemin.
**          - Je pense que si. En bas du sentier on dépasse le puits et on sort par la barrière blanche.
            - Ce n'est pas le chemin public.
            - Peut-être bien. Je passais si souvent ici, du temps de Naylor. J'ai oublié. Au fait, qu'est-il devenu?
            - Tout à fait infirme. Les rhumatismes, répondit le garde, d'un ton bourru.
            - Oh, vraiment ! Le pauvre ! s'exclama Syson peiné.
            - Et vous, qui êtes-vous donc ? demanda le garde, plus aimable.
            - John Adderley Syson. J'habitais Cordy Lane.
            - L'amoureux de Hilda Millership.
            Dans les yeux de Syson passa un léger sourire triste. Il acquiesça de la tête, puis un silence embarrassant s'installa.
            - Et vous, qui êtes-vous, demanda Syson.
            - Je m'appelle Arthur Pilbeam. Naylor est mon oncle.
            - Vous habitez ici, à Nuttal.
            - J'habite chez mon oncle.
Résultat de recherche d'images pour "tableaux fleurs des champs"            - Je vois.                
            - Vous avez dit que vous descendiez à Willeywater ? dit le garde.
            Ils se turent un moment puis le garde lâcha brusquement :
            - C'est moi qui courtise Hilda Millership.
            Le jeune homme regardait l'intrus avec une défiance têtue, presque pathétique. Syson ouvrait sur lui des yeux neufs.
            - C'est vrai ? demanda-t-il, étonné.
            Le garde rougit fortement.                                       ***
            - Nous nous fréquentons tous les deux, dit-il.
            - Je ne savais pas, dit Syson.
            L'autre semblait attendre, tout embarrassé.
            - Alors, c'est décidé ? reprit le nouveau venu.
            - Comment décidé ? demanda Pilbeam maussade.
            - Eh bien oui ! allez-vous vous marier bientôt ?
            Le garde le regarda fixement quelques instants, comme paralysé.
            - Je pense, oui, dit-il d'un ton colère.
            - Ah !
            Syson l'étudiait attentivement.
            - Je suis marié moi-même, précisa-t-il après un moment.          
            - C'est vrai ? répondit le jeune homme incrédule.
            Syson eut un grand rire éclatant, sans gaieté.
             - Depuis quinze mois, dit-il.
             Le garde posait sur lui un regard interrogateur. Visiblement son cerveau travaillait, et il essayait de voir clair dans cette situation.
            - Quoi ? vous ne le saviez pas ? demanda Syson.
            - Non, dit le garde bourru.
            Ils se turent, puis :  
            - Eh bien ! dit Syson, je continue. Je pense que je le peux ?
****        Le garde n'avait pas quitté son attitude de silencieuse opposition. Les deux hommes restaient hésitants au milieu de la clairière herbeuse, entourée de gerbes de grosses clochettes bleues, ouverte comme un balcon au flanc de la colline. Syson fit quelques pas, indécis, puis s'arrêta.
            - Comme c'est beau ! s'écria-t-il.
            Maintenant il avait devant lui toute la pente en enfilade. Le chemin coulait à ses pieds comme un ruisseau de clochettes bleues, partagé au milieu d'une ligne verte, sinueuse où marchait le garde. Cela déferlait en écume d'azur, le long des berges, puis le fil vert serpentait dans des nappes de clochettes, comme un courant venu des glaciers au travers des lacs bleus. Et sous les nuages pourpres des buissons en bourgeons ce brouillard bleu flottait, ainsi qu'une inondation fleurie dans le sous-bois.
            - C'est vraiment exquis ! s'exclamait Syson.
            C'était son passé, le pays qu'il avait quitté, et il avait mal le voyant si beau. Des ramiers roucoulaient dans les arbres, et l'air vibrait de chants d'oiseaux.
            - Si vous êtes marié, pourquoi continuez-vous à lui écrire et à lui envoyer des livres, des poésies, et tout ça ? demanda le garde.
            Syson le regarda, pris de court, gêné, puis il sourit.
            - Eh bien ! dit-il, je n'avais pas entendu parler de vous.
            Encore une fois le garde rougit violemment.
            - Mais puisque vous êtes marié..., plaida-t-il.
            - En effet, je le suis, répondit le visiteur cyniquement.
            Alors, les yeux sur le merveilleux sentier bleu, Syson fut envahi d'humiliation. " Quel droit ai-je de m'accrocher à elle ! " pensa-t-il amèrement, plein de mépris pour lui-même.
            - Elle sait que je suis marié, dit-il.
            - Mais vous continuez à lui envoyer des livres, dit le garde, une pointe de défi dans la voix.
            Syson, réduit au silence, posa sur l'autre homme un regard bizarre, nuancé de pitié, puis il tourna les talons.
            - Bonjour, dit-il.
            Il reprit sa route. A présent, tout l'irritait. Ces deux saules, l'un tout or, parfum et murmures, l'autre aux ramilles argentées lui rappelèrent que là il lui avait parlé de la fécondation des fleurs. Comme il avait été stupide ! Quelle ridicule folie, toute cette histoire !
            " Bon ! pensa-t-il, le pauvre diable semble m'avoir gardé rancune. Je ferai ce que je pourrai pour lui."
            Il ricanait tout seul, de très mauvaise humeur.                   *****


                                                                 2

            La ferme était à moins de cent yards de la lisière du bois, la rangée d'arbres formant le quatrième côté d'un clos rectangulaire. La maison faisait face au bois. Assailli de mille émotions confuses, Syson remarqua sous la pluie de fleurs de pruniers les couleurs vives des primevères qu'il avait plantées lui-même. Comme elles s'étaient multipliées ! C'étaient d'épaisses touffes écarlates, rouge pâle et rose sous les pruniers. Il s'aperçut qu'on l'observait de la fenêtre de la cuisine et un bruit de voix d'hommes l'atteignit.
            Tout à coup la porte s'ouvrit.... Comme elle était devenue belle ! Il se sentit pâlir.
            - Vous, Addy ! s'écria-t-elle, et elle ne bougea plus.
            - Qui est-ce ? dit le fermier.
            Des voix masculines répondirent, basses, presque moqueuses. Elles réveillèrent l'angoisse du visiteur, mais il la dévisageait avec un sourire hardi.
            - Moi-même, pourquoi pas ? dit-il.
            - Nous finissons de dîner, dit-elle, une rougeurs étendue sur ses joues et son cou.
            - Alors, j'attendrai dehors.
            Il fit un mouvement vers le réservoir en brique, près de la porte, au milieu des jonquilles, qui contenait l'eau potable.
            - Oh non ! entrez ! dit-elle précipitamment.
            Il la suivit. Du seuil il vit la famille et salua. Ils étaient tous mal à l'aise. Le fermier, sa femme et ses quatre fils étaient assis à la table, très simplement mise. Les hommes avaient les manches retroussées jusqu'au coude.
            - Je suis désolé d'arriver à l'heure du repas, dit Syson.
            - Hello, Addy ! dit le fermier, comme autrefois, mais le ton restait froid. Comment allez-vous ?
            Ils se serrèrent la main.
            - Voulez-vous manger un morceau, dit-il sans conviction, sûr que son offre serait refusé.
Monet - le déjeuner 1868 städel museum francfort.JPEG            Il supposait que Syson était devenu trop raffiné pour un repas rustique. Le jeune homme devina sa pensée.                                                                        *6
            - Avez-vous déjà dîné ? demanda la jeune fille.
            - Non, dit Syson. C'est trop tôt. Je reviendrai à une heure et demie.
            - Vous appelez ça lunch, n'est-ce pas ? demanda l'aîné des fils, presque ironique.
            Ils avaient été amis intimes autrefois.
            La mère infirme intervint :
            - Nous donnerons quelque chose à Addy quand nous aurons fini, dit-elle.
            - Non, ne vous dérangez pas, je ne veux pas vous donner d'embarras, dit Syson.                                                                  
            - On peut vivre d'amour et d'eau fraîche, dit en riant le plus jeune fils, un garçon de dix-neuf ans.
            Syson contourna les bâtiments et se trouva dans le verger derrière la maison où, le long des haies, les jonquilles se balançaient comme des oiseaux jaunes aux plumes frisées sur leurs bâtons. Tout dans ce lieu l'attirait étrangement : les collines qui l'entouraient à l'immense épaule couverte de bois comme d'une peau d'ours, les petites fermes rouges, broches pour attacher leur manteau, le filet d'eau bleutée dans la vallée, le pâturage nu, le chant des oiseaux, mille pépiements se croisaient et se perdaient. Jusqu'à son dernier rouge il se souviendrait de ce lieu où il avait senti la morsure du soleil sur ses joues, vu les tampons de neige entre les brindilles hivernales, et flairé l'approche du printemps.
            Maintenant qu'elle était si femme , Hilda était très imposante. Il se sentait gêné devant elle. Elle avait vingt-neuf ans comme lui, mais elle lui semblait plus âgée. Il se sentait presque un gamin, un être sans consistance à côté d'elle, dans sa stable réalité. Comme il égrenait des fleurs de prunier sur un tronc bas, elle vint à la porte du verger secouer la nappe. Les poules accoururent de la cour, des oiseaux frôlèrent les branches. Ses cheveux sombres arrangés en couronne sur sa tête, elle se tenait droite, très digne, et repliant la nappe elle regardait au loin, vers les collines.
            Syson se leva alors et pénétra dans la maison. Elle lui avait préparé des oeufs et du fromage caillé, de la compote de groseilles et de la crème.
           - Puisque vous dînez le soir, je vous donne un repas léger, dit-elle.
           - C'est très gentil à vous, dit-il, c'est charmant, tout à fait votre genre bucolique. On vous voit couronnée de lierre avec une ceinture d'épis.
            Il fallait qu'ils se fissent du mal.
            Il était mal à l'aise devant elle. Sa parole nette et brève, son allure distante, étaient nouvelles pour lui. Il se reprit à admirer ses sourcils d'un noir doux, et ses cils. Leurs yeux se croisèrent. Dans le noir argenté de son beau regard calme il aperçut une lueur bizarre, peut-être des larmes, et tout au fond, la tranquille acceptation d'elle-même, comme un triomphe sur lui.
monet - camille et jean monet dans le jardin 1873 collection particulière.jpg*7            Son coeur se serra. Avec effort il s'efforça au ton du badinage.
            Elle l'envoya au salon pendant qu'elle lavait la vaisselle. La longue pièce au plafond bas avait été remeublée après la vente de l'Abbaye. Des chaises recouvertes de reps rouge, très usé, une table ovale de noyer ciré et un nouveau piano, assez beau mais d'un modèle démodé. Cela lui plut, quoique étranger à ses souvenirs. En ouvrant un placard pris dans l'épaisseur du mur, il le trouva plein de ses livres, ses vieux livres de classe et des volumes de vers anglais et allemands qu'il lui avaient envoyés. Les jonquilles dans les jardinières des fenêtres brillaient à travers la pièce, la remplissaient d'un rayonnement qu'il sentait presque physiquement. L'ancien enchantement l'avait repris. Il ne pensait plus à faire la grimace devant les aquarelles de sa jeunesse, pendues au mur. Il se souvenait seulement de la ferveur avec laquelle il peignait pour elle, douze ans auparavant.
            Elle entra, finissant d'essuyer un plat, et il vit la splendeur de ses bras, blancs comme la chair des amandes.
           - C'est vraiment bien arrangé ici, dit-il, et leurs yeux se rencontrèrent.
           - Cela vous plaît, demanda-t-elle ?
           C'était le timbre ancien de leur intimité, bas et couvert. Son sang changea subitement d'allure. C'était l'exquise magie retrouvée, cet affinement, cette sublimation de lui-même, comme une libération de son esprit le plus intime.
            - Oui, dit-elle avec, revenu, son sourire adolescent.
            Elle inclina la tête.
            - C'était le fauteuil de la comtesse, dit-elle à voix basse. J'ai retrouvé ses ciseaux là, sous le capitonnage.
            - Pas possible, où sont-ils ?
            Preste, tournant joyeusement sur elle-même, elle alla chercher sa corbeille à ouvrage, et ils examinèrent ensemble les vieux ciseaux aux longues tiges.
            - Une vraie ballade des neiges d'antan ! dit-il en riant, glissant ses doigts dans les anneaux ronds.
            - Je savais bien que vous pourriez vous en servir ! dit-elle triomphalement.
            Elle savait ses doigts assez minces pour les frêles anneaux.
            - C'est toujours ça en ma faveur, dit-il en riant et posant les ciseaux.
            Elle se tourna vers la fenêtre. Il observa la belle courbe suave de ses joues, sa lèvre et son cou lisse, blanc comme la fleur d'ortie, et ses avant-bras qui luisaient comme les amandes fraîchement émondées. Il la voyait avec des yeux neufs, elle lui paraissait différente, il ne la reconnaissait pas.. Maintenant il pouvait la regarder objectivement.
            - Si nous faisions un petit tour, proposa-t-elle.
            - Bien sûr, dit-il.                                                                    *8
Résultat de recherche d'images pour "portrait femme renoir"            Mais une impression de crainte dominait la douce agitation  et la perplexité de son coeur. La revoyant ainsi, il avait peur. C'était toujours sa même manière d'être, la même inflexion dans sa voix, mais elle n'était pas ce qu'il avait cru. Il se souvenait parfaitement de ce qu'elle avait été pour lui, et peu à peu il s'apercevait qu'elle était une autre, et qu'elle l'avait toujours été.
            Elle resta tête nue, ôta seulement son tablier, et dit :
            - Allons vers les sapins.
            En traversant le vieux verger elle l'appela pour lui montrer un nid de mésanges dans un pommier, et un de fauvettes dans la haie. Il s'étonnait de son assurance et d'une certaine dureté qui ressemblait à de l'arrogance masquée d'humilité.
            - Regardez les fleurs de pommiers qui vont s'ouvrir, dit-elle, et il vit des myriades de petites boules rouges parmi les branches tombantes.
            Elle l'observait, et son regard durcit. Elle voyait que les écailles lui étaient tombées des yeux, et que le moment était venu où il allait la voir telle qu'elle était. C'était tout ensemble ce qu'elle avait craint le plus au monde, et voulu le plus énergiquement, pour son propre bien. Maintenant il la verrait dans sa vérité. Il ne pourrait plus l'aimer, et il saurait qu'il ne l'avait jamais aimée. L'ancienne illusion dissipée, ils deviendraient des étrangers, définitivement. Mais avant il lui paierait cela, elle voulait avoir son dû.
            Plus animée que jamais elle lui montrait des nids. Un nid de roitelets dans un buisson bas.
            - Regardez ce nid de rougets, s'écria-t-elle !
            Il fut surpris de l'entendre employer le nom local. Elle tâtonna avec précaution à travers les épines et passa un doigt à travers la porte ronde.
            - Cinq, s'écria-t-elle, cinq tout petits !
            Elle lui montra des nids de rouges-gorges, de loriots, de pinsons et de linottes, un de bergeronnettes près du ruisseau.
            - Et si nous descendons plus bas je crois bien qu'il y en un de martin-pêcheur. Dans les petits sapins il y a des nids de grives et de merles, presque à chaque arbre. Le premier jour que je les ai vus il me semblait que je n'avais plus le droit de me promener dans le bois. C'était comme une ville d'oiseaux, et le matin ils jacassaient, on aurait dit le bruit du marché. J'avais presque peur d'aller dans mon bois.
            Elle parlait le langage qu'ils avaient inventé ensemble. A ce moment il lui appartenait à elle toute seule. Pour lui, c'était fini, elle le laissa à son silence mais continua à le conduire, à lui faire visiter ses bois. Ils suivaient un sentier humide où des myosotis s'ouvraient en coussins veloutés.
Monet - les promeneurs 1865 washington national galleryof art.jpg            - On connaît tous les oiseaux, dit-elle, mais il y a beaucoup de fleurs qu'on ne connaît pas.
            C'était presque une invite, un appel vers lui qui savait le nom des choses.
            Elle resta rêveuse, le regard perdu sur les champs qui dormaient au soleil.
            - Vous savez que j'ai un amoureux, dit-elle d'un ton assuré, mais qui retrouvait les inflexions de l'intimité. Cela réveilla en lui quelque chose d'agressif.
            - Je crois que je l'ai rencontré, il est très bien, dans le genre berger d'Arcadie, lui aussi.
            Elle ne lui répondit pas et prit un chemin qui montait à travers bois, sous une ombre épaisse.                                                                                      *9
            - Ils faisaient bien dans le temps, dit-elle enfin, d'avoir beaucoup d'autels pour beaucoup de dieux.
            - Bien sûr, acquiesça-t-il. Pour quel dieu est le nouveau.
            - Il n'y en a pas d'ancien, dit-elle, c'est celui que j'ai toujours désiré.
            - Et à qui est-il dédié ?
            - Je ne sais pas, dit-elle, le regardant en face.
            - Je suis très heureux pour vous, si vous êtes contente.
            - Oui... mais l'homme n'a pas tellement d'importance.
            Il y eut un silence.
            - Non ! s'écria-t-il abasourdi.
            Il sentait cependant que c'était sa vraie nature.
            - Ce qui est important c'est soi-même, dit-elle. Être soi-même et servir son propre dieu.
            Il y eut une pause pendant laquelle il réfléchit. Le sentier était obscur, sans herbe ni fleurs. Ses talons s'enfonçaient dans une argile molle.


                                                                    3

              Très lentement, elle dit :
*10            - Je me suis mariée le même jour que vous.
            Il la regarda.
            - Pas officiellement bien sûr, dit-elle, mais... réellement.
            - Avec le garde, demanda-t-il, ne sachant que dire d'autre.
            Elle se tourna vers lui.
            - Vous pensiez que je n'oserais pas, dit-elle.
            Mais en dépit de son assurance une rougeur recouvrait ses joues et sa gorge.
            Syson demeurait se taisait. Elle s'efforça de lui expliquer.
            - Voyez-vous, j'ai fini par comprendre moi aussi.
            - Et qu'avez-vous fini par comprendre ?
            - Bien des choses. Pas vous ? Chacun est libre.
            - Et vous, n'êtes-vous pas déçue ?
            - Oh non !
            Son accent était profondément sincère.
            - Vous l'aimez ?
            - Oui, je l'aime.
            - C'est très bien, dit-il.
            Elle resta interdite un moment.
            - Ici, dans son domaine, je l'aime.
            Il eut un cri de vanité masculine.
            - Alors, il vous faut une mise en scène, demanda-t-il.
            - Oui, cria-t-elle. Vous m'avez toujours empêchée d'être moi-même.
            - Mais est-ce donc un question d'atmosphère ?
            Il l'avait crue tout âme.
            - Je suis comme une plante qui ne pousse que dans son propre sol.
            Ils arrivaient à un endroit où le taillis disparaissait, laissant la place à un espace brun, uni, où s'élevaient les fûts rouge brique ou pourpres des pins. Plus loin, les banderoles des fougères à demi-déroulées brillaient sous le vert sombre des vieux arbres, avec leurs fleurs en boutons plats. Au milieu de l'espace découvert s'élevait une cabane forestière faite de troncs, entourée de cages à faisans, les unes vides, les autres habitées d'une poule gémissante.
            Sur le tapis brun d'aiguilles de pin, Hilda se dirigea vers la cabane, prit une clé sous le bord du toit et ouvrit la porte. Ils virent une pièce nue, tout en bois avec un établi de menuisier, un étau, des outils, une hache dans un coin, des pièges, des collets rangés le long de la cloison, des peaux clouées, tout très en ordre.
            Hilda ferma la porte. Syson regardait les formes étranges des peaux d'animaux sauvages, aplaties, fixées sur des planches, prêtes à être travaillées. Hilda toucha une cheville dans la cloison qui s'ouvrit sur une autre petite pièce.
            - Comme c'est romantique, dit Syson.
            - Oui, il est très bizarre. Il a un peu le flair d'une bête des bois, dans le bon sens du mot. Et il a des idées, de l'imagination même, jusqu'à un certain point.                                                                            *11
            Elle tira un rideau vert foncé. La chambre était presque   entièrement occupée par un large lit de bruyères et de fougères sèches, recouvert d'une ample couverture de peaux de lièvres. Sur le sol de petits tapis de peaux de chats travaillés en mosaïque et une peau de veau aux reflets roux. D'autres fourrures pendaient au mur. Hilda en décrocha une qu'elle mit sur son dos. C'était une sorte de pèlerine de lapin et de fourrure blanche, avec un capuchon probablement fait de la robe d'été de hermines. Du fond de ce manteau barbare elle rit à Syson en disant :
            - Qu'en pensez-vous ?
            - Eh bien, mes compliments à votre homme, répondit-il.
            - Et regardez, reprit-elle.
            Sur un rayon, dans une petite cruche vernie, trempaient les brins frêles et blancs du premier chèvrefeuille.
            - Ils parfumeront la chambre ce soir, dit-elle.
            Syson regarda avec curiosité autour de lui.
            - Que lui manque-t-il donc alors, dit-il ?
            Elle le fixa quelques instants, puis détourna la tête.
            - Avec lui, les étoiles ne sont pas les mêmes, dit-elle. Vous, vous saviez les faire scintiller, flamboyer dans le ciel, et les myosotis étincelaient comme des soleils. Avec vous les choses étaient merveilleuses. Mais maintenant, elles sont à moi toute seule, je ne les partage plus avec personne.
            Il rit en disant :
            - Après tout, les étoiles et les myosotis, c'est du luxe. Vous devriez faire des vers.
            - C'est vrai, dit-elle. Mais maintenant tout ça est à moi.
            Il rit encore, amèrement.
            Elle se retourna brusquement. Lui s'appuyait au rebord de la fenêtre, au fond de la pièce étroite et sombre, elle était debout dans l'embrasure de la porte, toujours enveloppée dans son manteau. Il était tête nue, son visage et la forme de sa tête se détachaient clairement dans la chambre obscure. Ses cheveux lisses luisaient, brossés en arrière, et au bas de sa figure, au teint uni, clair, couleur d'ivoire, ses lèvres tremblaient.
            - Nous sommes très différents, dit-elle avec amertume.
            De nouveau il rit.
            - Je vois que je vous déplais, dit-il.
            - Ce qui me déplaît, c'est ce que vous êtes devenu, dit-elle.
            Il désigna des yeux la cabane.
            - Croyez-vous que nous aurions pu vivre ainsi vous et moi ?
Résultat de recherche d'images pour "daumier"            Elle secoua la tête.                                                     *12
            - Vous ! Jamais de la vie ! Vous, vous preniez les choses une à une, jusqu'à ce que vous en ayez pressé tout le jus, puis vous les jetiez.
            - C'est vrai, dit-il. N'auriez-vous pas pu faire comme moi ? Non, je ne le crois pas.
            - Comment l'aurais-je pu ? J'ai une existence propre.
            - Mais il peut arriver que deux êtres pensent exactement de même, dit-il.
            - Vous avez voulu m'arracher à moi-même, dit Hilda.
            Il savait bien qu'il s'était trompé sur elle, qu'il l'avait prise pour ce qu'elle n'était pas. C'était sa faute à lui, pas à elle.
            - Et vous ne vous en étiez pas aperçue, demanda-t-il ?
            - Non, vous ne me l'avez pas permis. Vous m'aviez mise en esclavage. J'ai été soulagée à votre départ, franchement.
            - Je le savais, dit-il.
            Mais il avait encore pâli, la peau de son visage était d'une mortelle transparence.
            - Pourtant, dit-il, c'est vous qui m'avez dirigé vers le chemin que j'ai pris.
            - Moi ! s'exclama-t-elle avec orgueil.
            - Vous avez voulu que j'aille au collège, qui m'avez poussé à exploiter l'attachement de chien fidèle du pauvre petit Botell, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus se passer de moi, tout cela parce que sa famille était riche et bien posée. Ce fut votre triomphe quand son père m'a offert d'aller à Cambridge pour tenir compagnie à son fils unique. Vous aviez une terrible ambition pour moi. Et toujours vous m'avez éloigné de vous. Chaque nouveau succès dressait un mur entre nous, et plus encore de votre point de vue que du mien. Vous n'avez jamais éprouvé le besoin de me suivre ; vous vouliez seulement voir ce que ça deviendrait. Ma parole, je crois que vous avez souhaité me voir épouser une jeune fille du monde. Vous avez voulu remporter une victoire sur la société à travers moi.
            - Et c'est moi qui suis responsable, dit-elle sarcastique.
            - Je me suis distingué pour vous satisfaire, répondit-il.
            - Ah ! cria-t-elle, vous vouliez toujours du nouveau, du nouveau, comme un enfant !
            - Évidemment. Et j'ai réussi, je le sais. Je suis ce qui s'appelle " quelqu'un ". Mais, je ne vous croyais pas ainsi. Pourquoi avez-vous pris cet homme ?
            - Qu'est-ce que vous dites ? dit-elle avec de grands yeux épouvantés.
            Il lui rendit un regard acéré.
            - Rien du tout, dit-il avec un rire bref.
            Le loquet extérieur grinça, et le garde entra dans la cabane. La femme regarda de ce côté, mais resta immobile, dans sa fourrure, debout devant la porte. Syson n'avait pas bougé.
            L'autre homme entra dans la pièce, les vit, et tourna les talons sans un mot. Ils se turent aussi.
            Pilbeam se pencha sur ses peaux.
            - Je vais partir, dit Syson.
            - Oui, répondit-elle.
            Il leva la main comme pour un serment.
            - A nos destins, vastes et changeants.
            - Nos destins vastes et changeants ! répéta-t-elle gravement, d'une voix neutre. Arthur ! dit-elle.
 *13           Le garde parut ne pas entendre. Syson, qui l'observait attentivement, esquissa un sourire. La femme se redressa.
            - Arthur ! répéta-t-elle d'une voix aiguë, si singulière que les deux hommes comprirent la gravité de la crise au bord de laquelle tremblait cette âme.
            Le garde posa posément son outil et s'approcha d'elle.
            - Voilà, dit-il.
            - Je voulais vous présenter, dit-elle tremblante.
            - Nous nous sommes déjà rencontrés, dit le garde.
            - Ah, oui ? C'est Addy Syson, dont vous avez entendu parler.Voici Arthur Pilbeam, ajouta-t-elle se tournant vers Syson.
            Ce dernier tendit la main au garde qui la serra en silence.
            - Je suis heureux de vous connaître, dit Syson. Nous arrêtons notre correspondance, Hilda ?
            - Pourquoi donc ? dit-elle.
            Les deux hommes restèrent interdits.
            - Vous ne croyez pas... ? dit Syson.
            La jeune femme demeura muette un long moment. A la fin elle dit :
            - C'est comme vous voudrez.
            Ils s'en retournèrent tous les trois, par le chemin ombreux.
            - Qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir ! cria Syson qui ne savait que dire.
            - Que voulez-vous dire ? dit-elle. Nous n'avons d'ailleurs pas à regretter notre blé en herbe, nous ne l'avons jamais mangé.
            Syson la regarda. Il était bouleversé de voir son jeune amour, sa madone, son ange de Botticelli, se révéler ainsi. C'est lui qui avait été un fou. Ils étaient aussi éloignés l'un de l'autre que les habitants des deux pôles. Elle ne désirait plus que rester en rapports épistolaires avec lui, lui aussi le voulait, bien entendu, il pourrait ainsi lui écrire, comme à une Béatrice irréelle, sans autre existence que celle de la chimère la plus chère de son esprit.
            Au bas du sentier, elle lui dit adieu. Il continua avec le garde jusqu'aux champs, à la porte d'accès du bois. Les deux hommes marchèrent côte à côte, presque comme des amis, parlant de choses et d'autres.
            Au lieu d'aller droit à la barrière de la route, Syson suivit la lisière du bois, où le ruisseau s'élargissait en un petit marécage. Sous les aulnes, le long des roseaux, les soucis étincelaient en constellations jaunes. Des filets d'eau brune ruisselaient ça et là, soulignés de fleurs d'or. Tout à coup, un éclair bleu traversa le ciel, passage d'un martin-pêcheur.
            Syson restait étrangement ému. Il grimpa jusqu'aux buissons d'ajoncs, leurs étincelles dorées ne s'étaient pas encore allumées en flammes. Étendu sur le sol sec et brun, il découvrit des brindilles d'euphorbe rouge et des tâches roses d'herbe-aux-poux. Quel     merveilleux univers que celui-là, inouï, toujours nouveau. Mais cette beauté, il ne la sentait plus que lointaine. Elle devenait distante et vague comme les prés d'asphodèles des Champs Élysées. Il sentait une douleur, au fond de sa poitrine, comme celle d'une blessure. Il pensa au chevalier du poème de William Morris, étendu dans la chapelle de Lyonesse, la pointe d'un épieu enfoncé dans la poitrine, allongé comme mort, et pourtant toujours vivant, et sur lui, jour après jour, les rayons du soleil plongent à travers un vitrail, et s'évanouissent. Il savait maintenant que rien de tout cela n'avait existé, entre elle et lui, pas un seul instant. Ils étaient tout le temps restés en-dehors de la vérité.
            Syson se leva pour partir. L'air était plein de cris d'alouettes, et le soleil semblait se fondre en une averse d'or. Sur ce bruit léger, des voix se détachaient, faibles mais distinctes.
            - Mais puisqu'il est marié et prêt à interrompre tout ça, qu'est-ce que tu avais contre ? disait la voix de l'homme.
           - Je ne veux pas en parler pour le moment. J'ai besoin d'être seule.
           Syson regarda à travers les ajoncs. Hilda se tenait près de la barrière, dans le bois. L'homme, dans le champ, musait le long de la haie, taquinant des abeilles qui butinaient sur les fleurs des ronces.
            Il y eut quelques moments de silence, pendant lesquels Syson pensa au souhait d'Hilda, au milieu des tintements des alouettes. Tout à coup le garde s'exclama en jurant. Il attrapa la manche de son vêtement près de l'épaule.
            - Bon sang ! dit-il furieux, ôtant une abeille et la jetant au loin.
            Puis, tordant son bras qui brillait au soleil, il regarda maladroitement par-dessus son épaule.
            - Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Hilda.
            - Une abeille a grimpé dans ma manche.
            - Viens ici, dit-elle.
            Il alla vers elle comme un enfant maussade. Elle prit le bras dans ses deux mains.
            - Voilà ! et l'aiguillon est resté dedans, pauvre abeille !
            Elle enleva l'aiguillon, posa sa bouche sur la plaie et suça la goutte de venin. Voyant la marque écarlate elle dit en riant :
            - Voilà le baiser le plus rouge que tu auras de ta vie.
            Quand Syson les regarda de nouveau, entendant les voix qui reprenaient, il les aperçut dans l'ombre, la bouche de l'homme sur le cou de sa bien-aimée, elle, la tête renversée, ses cheveux défaits en une grosse corde sombre en travers du bras dénudé.
            - Non, répondait-elle, quelle idée ! Je ne suis pas bouleversée parce qu'il est parti. Tu ne peux pas comprendre.
            Syson ne put distinguer la réponse de l'homme. Hilda reprit d'une voix nette et claire :
            - Tu sais que je t'aime. Il est complètement sorti de ma vie, ne te tracasse pas à son sujet.
            Dans un murmure, il l'embrassa. Elle eut un rire faux.
            - Oui, dit-elle conciliante. Nous nous marierons, bien sûr. Mais pas tout de suite.
            Il lui parla de nouveau. Syson n'entendit plus rien. Puis elle dit :
            - Rentrez chez vous maintenant, chéri, tout cela vous agite trop.
            Cette fois encore il put entendre la voix du garde, altérée par la passion et la crainte.
            - Mais pourquoi nous marier tout de suite ? reprit-elle. Qu'aurez-vous de plus ? C'est bien plus beau ainsi.
            Enfin, le garde ramassa sa veste et s'en alla. Elle resta à la barrière sans le suivre des yeux, le regard perdu sur la campagne ensoleillée.
            Quand elle se fut décidée à partir, Syson se leva et reprit le chemin de la ville.

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                                                                                           D.H. Lawrence
           
                                                                                                                                                           
         
                                                                   

         
      

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