lundi 11 juillet 2016

Daisy Miller 4 fin ( Henry James ( EtatsUnis )

Afficher l'image d'origine
marchebiron.com


                                                     Daisy Miller

                                                                      IV ( fin )

            Le lendemain il eut du moins la satisfaction de ne pas susciter de sourires chez les domestiques quand il demanda Mrs Miller à son hôtel. Mais cette dame et sa fille étaient absentes, de même le jour suivant, renouvelant sa visite. Winterbourne eut de nouveau l'infortune de ne pas les trouver à leur domicile. La réception de Mrs Walker eut lieu dans la soirée du troisième jour, et malgré la froideur de sa dernière rencontre avec la maîtresse de maison, Winterbourne fut l'un des invités. Mrs Walker était l'une de ces Américaines qui, séjournant à l'étranger se font, pour reprendre leur expression, un devoir d'étudier la société européenne. Elle avait à cette occasion réuni plusieurs spécimens de mortels de diverses naissances, qui devaient, en quelque sorte, lui servir de manuel. Quand Winterbourne arriva, Daisy n'était pas là. Mais après quelques instants il vit arriver sa mère, seule, très timidement et tristement. La chevelure de Mrs Miller, relevée au-dessus de ses tempes désarmées, était plus frisottée que jamais. Comme elle s'approchait de Mrs Walker, Winterbourg s'avança.
            - Comme vous le voyez je suis venue seule, dit la pauvre Mrs Miller. J'ai si peur ! Je ne sais pas quoi faire. C'est la première fois que je viens seule à une soirée, surtout dans ce pays. Je voulais emmener Randolph, ou Eugenio, quelqu'un enfin, mais Daisy m'a carrément expédiée comme ça, toute seule. Je n'ai pas l'habitude de sortir seule.
            - Votre fille n'a donc pas l'intention de nous faire l'honneur de sa compagnie ? demanda solennellement Mrs Walker.
            - Oh, Daisy est tout habillée, dit Mrs Miller sur le ton de l'observateur impartial, voire philosophe qu'elle prenait toujours pour rapporter les menus incidents de la carrière de sa fille. Elle s'est habillée exprès avant le dîner, mais est arrivé un de ces amis, ce monsieur, cet Italien, qu'elle voulait emmener. Ils se sont mis au piano. On aurait dit qu'ils ne pouvaient plus partir. M. Giovanelli chante admirablement. Mais je pense que maintenant ils ne vont plus tarder, conclut Mrs Miller sur un ton plein d'espoir.
            - Je déplore vraiment qu'elle vienne de cette façon, dit Mrs Walker.
            - Je lui ai bien dit que ce n'était pas la peine de s'habiller avant le dîner si elle comptait attendre trois heures, répondit la maman de Daisy. Je ne voyais vraiment pas la raison de s'habiller comme ça pour rester là avec M. Giovanelli.
            - C'est le comble, dit Mrs Walker en se tournant vers Winterbourne. " Elle s'affiche ", c'est sa manière de se venger des observations que je me suis risquée à lui faire. Quand elle sera là je ne lui adresserai pas la parole.
            Daisy arriva après onze heures, mais ce n'était pas, en la circonstance, une jeune dame attendant qu'on lui adresse la parole. Elle fit son entrée, toute froufroutante, radieusement adorable, souriant et babillant, portant un énorme bouquet de fleurs et escortée de M. Giovanelli. Toutes les conversations s'arrêtèrent et toutes les têtes se tournèrent vers elle. Elle alla droit à Mrs Walker.
            - J'avais peur que vous ne pensiez que je ne viendrais pas, c'est pourquoi j'ai envoyé ma mère vous prévenir. Je voulais faire répéter deux ou trois choses à M.Giovanelli avant de venir. Vous savez, il chante merveilleusement et je veux que vous lui demandiez de chanter. Voici M. Giovanelli. vous savez, je vous l'ai présenté. Il a une voix on ne peut plus adorable et un répertoire de chansons on ne peut plus charmant. Je les lui ai fait repasser ce soir, exprès. On s'est vraiment bien amusé à l'hôtel.
            Tout ceci fut vivement prononcé, suavement et distinctement par Daisy qui promenait son regard sur la maîtresse de maison et sur la pièce environnante, tapotant le col de sa robe, autour de ses épaules.                                                            
            - Y a-t-il quelqu'un que je connaisse ? demanda-t-elle.
            - Je crois que tout le monde vous connaît ici ! dit Mrs Walker sur un ton qui interdisait toute méprise.                                                                                                                
Afficher l'image d'origine            Et elle fit à M.Giovanelli un accueil très succinct.
            Ce monsieur se comporta bravement. Il fit des sourires et des flexions du tronc, exhiba ses dents blanches, frisa sa moustache et roula des yeux, fit tout ce que se doit de faire un bel Italien invité à une soirée. Il chanta, de fort jolie façon, une demi-douzaine de chansons, bien que Mrs Walker eût déclaré, par la suite, qu'elle était totalement incapable de déterminer qui le lui avait demandé. Ce n'était apparemment pas Daisy qui le lui avait commandé. Elle s'était installée à l'écart du piano, à quelque distance et, bien qu'ayant publiquement professé son admiration pour la voix de M. Giovanelli, ne se priva pas de parler, chuchotant, pendant que celui-ci enchaînait les chansons.
            - Quel dommage que ces pièces soient si petites. Il n'y a pas moyen de danser, dit-elle à Winterbourne comme si elle l'avait quitté cinq minutes auparavant.
            - Je n'en suis pas spécialement attristé, répondit Winterbourne. Je ne danse pas.
            - Évidemment, vous ne dansez pas, vous êtes trop raide, dit Miss Daisy. J'espère que vous avez apprécié votre ballade en voiture avec Mrs Walker.
            - Non, pas exactement. J'aurais préféré me promener avec vous.
            - Nous sommes partis deux par deux, c'était beaucoup mieux, dit Daisy. Mais avez-vous jamais vu culot pareil à celui de Mrs Walker voulant que je monte dans sa voiture en laissant choir ce pauvre M. Giovanelli ? Sous prétexte de convenances ! Les gens ont de ces idées ! C'aurait été vraiment méchant. ça faisait dix jours qu'il parlait de cette promenade.
            - Il n'aurait jamais dû en parler du tout, dit Winterbourne. Il n'aurait jamais proposé à une jeune fille de ce pays de se promener dans la rue.
            - Dans la rue ! s'écria Daisy avec son charmant regard étonné. Où donc aurait-il pu lui proposer de se promener ? Le Pincio, ce n'est pas la rue, de toute façon, et, grâce à Dieu, je ne suis pas une jeune fille de ce pays. Ici les jeunes filles ne sont pas à la noce, d'après ce que j'ai pu voir. Je ne vois pas pourquoi je changerais mes habitudes pour elles.
            - Je regrette d'avoir à vous le dire, mais vos habitudes sont celles d'un flirt, dit sentencieusement Winterbourne.
            - Évidemment elles le sont ! le gratifiant à nouveau de son regard moqueur. Je suis un redoutable, un affreux flirt ! Avez-vous jamais vu une jolie fille qui ne le soit pas ? Mais vous allez sans doute me dire que je ne suis pas une jolie fille.
            - Vous êtes une très jolie fille, mais je voudrais que vous flirtiez avec moi, et avec moi seulement, dit Winterbourne.
            - Ah, merci ! Merci beaucoup ! vous êtes bien le dernier avec qui il me viendrait l'idée de flirter. Comme j'ai eu le plaisir de vous le faire savoir, vous êtes trop raide.
            - Vous vous répétez, dit Winterbourne.
            Daisy émit un rire ravi.
            - Si je pouvais caresser le doux espoir de vous mettre en colère, je me répéterais encore.
            - Ne faites pas ça ! quand je suis en colère, je suis plus. raide que jamais. Mais si vous refusez de flirter avec moi, cessez au moins de flirter avec votre ami du piano. On ne comprend pas ce genre de chose, ici.
            - Je croyais que c'était tout ce qu'on comprenait ! s'exclama Daisy
            - Pas pour les jeunes filles.
            - Ça me paraît nettement plus indiqué pour les jeunes filles que pour les vieilles dames, déclara Daisy.
            - Enfin, dit Winterbourne, quand vous vous trouvez en contact avec les habitants d'un pays, vous devez vous conformer à la coutume de l'endroit. Le flirt est une coutume typiquement américaine. Elle n'existe pas ici. Alors, quand vous vous montrez en public avec M. Giovanelli, et sans votre mère...
            - Miséricorde ! Pauvre maman ! plaça Daisy/
            - Vous flirtez peut-être, mais pas M. Giovanelli. Il a autre chose en tête.
            - En tout cas, il ne me fait pas de morale, dit vivement Daisy. Et si vous tenez tellement à le savoir, on ne flirte pas plus l'un que l'autre. Nous sommes de trop bons amis pour ça. Nous sommes des amis très intimes.
            - Ah, répliqua Winterbourne, si vous êtes amoureux l'un de l'autre, c'est une autre histoire.
            Jusqu'ici elle l'avait autorisé à lui parler si franchement qu'il ne s'attendait nullement à la choquer par ce cri du coeur. Mais elle se leva d'un coup, rougissant manifestement, et le laissant s'exclamer mentalement que les petits flirts américains étaient les créatures les plus bizarres du monde. couples-et-duos.blogspot.fr
            Daisy détourna son regard de Winterbourne.
            - M. Giovanelli, lui au moins, ne me dit jamais de choses aussi désagréables.
            Winterbourne était dérouté. Il restait là, le regard dans le vague. M. Giovanelli avait fini de chanter. Il quitta le piano et alla rejoindre Daisy.
            - Viendrez-vous prendre un peu de thé dans la pièce à côté ? demanda-t-il, s'inclinant devant elle avec son sourire décoratif.
            Daisy se tourna vers Winterbourne, à nouveau souriante. Celui-ci n'en fut que plus perplexe, car ce sourire illogique n'éclairait rien, bien que semblant témoigner, à la réflexion, d'une douceur et d'une tendresse d'âme qui la portait instinctivement au pardon des offenses.
            - M. Winterbourne n'a jamais eu l'idée de m'offrir du thé, fit-elle à sa manière petite suppliciante.
            - Je vous ai offert des conseils, répliqua Winterbourne.
            - Je préfère le thé léger ! s'écria Daisy. Et elle partit avec le brillant Giovanelli.
           Elle s'installa avec lui dans la pièce contiguë, dans l'embrasure de la fenêtre et y resta toute la soirée. Ce qui se jouait au piano était digne d'attention, mais aucun des deux jeunes gens n'y prit garde. Quand Daisy prit congé de Mrs Walker, la dame répara consciencieusement la faiblesse dont elle s'était rendue coupable lors de l'arrivée de la jeune fille. Elle tourna carrément le dos à Miss Miller et la laissa partir, la laissant déployer toutes les grâces qu'il lui plairait. Winterbourne se trouvait à côté de la porte. Il ne perdit rien du spectacle. Daisy pâlit et se tourna vers sa mère. Mais Mrs Miller n'était, humblement, pas au fait de la moindre violation des formes sociales coutumières. Elle semblait, au contraire, avoir ressenti un désir incongru d'attirer l'attention sur la stricte application qu'elle en faisait.
            - Bonne nuit, Mrs Walker, disait-elle, nous avons passé une merveilleuse soirée. Vous voyez que si je laisse Daisy se rendre sans moi dans les soirées, je ne veux pas qu'elle parte sans moi.
            Daisy se retourna, présenta aux personnes qui se trouvaient près de la porte un visage pâle et grave. Winterbourne vit que, dans le premier moment, Daisy était trop blessée et déconcertée pour penser à s'indigner. De son côté il était profondément atteint.
            - C'était très cruel, dit-il à Mrs Walker.
            - Elle ne remettra plus les pieds dans mon salon, lui répondit son hôtesse.
            Puisqu'il ne devait plus la rencontrer dans le salon de Mrs Walker, Winterbourne se rendit aussi fréquemment que possible à l'hôtel de Mrs Miller. Ces dames étaient rarement chez elles, mais quand il parvenait à les joindre, le dévoué M. Giovanelli était toujours là. Le distingué petit Romain se trouvait très souvent dans le salon avec Daisy, seule. Mrs Miller professant apparemment l'opinion que la discrétion est la meilleure forme de surveillance. Winterbourne remarqua, avec surprise au début, que dans ces occasions, Daisy n'était jamais embarrassée, ni gênée par son entrée. Mais il s'aperçut bien vite qu'elle n'avait plus de surprise à lui présenter. L'inattendu était la seule chose à quoi on pouvait s'attendre de sa part. Elle ne montrait aucun déplaisir de voir interrompu son tête-à-tête avec Giovanelli. Elle pouvait bavarder aussi spontanément et librement avec deux messieurs qu'avec un seul. Il y avait toujours dans sa conversation le même bizarre mélange de hardiesse et de puérilité. Winterbourne observa, en son for intérieur, que si elle s'intéressait sérieusement à Giovanelli, il était vraiment singulier qu'elle ne se montre pas plus désireuse de préserver l'intimité de leurs entretiens. Et il ne l'en aima que davantage pour son indifférence spontanée et son, apparemment, inépuisable bonne humeur. Il lui aurait été difficile de dire pourquoi, mais elle lui faisait l'effet d'une fille qui jamais ne serait jalouse.
            Au risque de faire naître chez le lecteur un sourire quelque peu ironique, je puis affirmer que Winterbourne s'était jusque-là intéressé à des femmes dont, à ce qu'il pensait, il pourrait un jour ou l'autre avoir peur. Il avait l'agréable sentiment que jamais il n'aurait peur de Daisy Miller. Il faut ajouter que ce sentiment n'avait absolument rien dont Daisy puisse se flatter. Il était dû à sa conviction, ou plutôt sa crainte, qu'elle ne soit en fin de compte qu'une jeune personne des plus légères.                                                                                                          ledevoir.com
Afficher l'image d'origine            Mais elle portait manifestement beaucoup d'intérêt à Giovanelli. Elle le regardait dès qu'il ouvrait la bouche. Elle lui indiquait constamment : " faire ceci ou cela ". Elle le chinait ou le houspillait constamment. Elle semblait avoir complètement oublié que Winterbourne ait pu dire quoi que ce soit pour lui déplaire lors de la petite soirée chez Mrs Walker. Un dimanche après-midi, alors qu'il était allé à Saint-Pierre avec sa tante, Winterbourne aperçut Daisy qui flânait aux abords de la grande église, en compagnie de l'inévitable M. Giovanelli. Il montra la jeune fille et son cavalier à Mrs Costello. La dame les considéra un instant à travers son face-à-main, puis dit :
            - Voilà donc ce qui te rendait si rêveur ces derniers temps, hein ?
            - Je ne me doutait absolument pas que j'étais rêveur, dit le jeune homme.
            - Tu es très préoccupé, tu as quelque chose en tête.
            - Et quelle est la chose, demanda-t-il, que vous m'accusez d'avoir en tête ?
            - Cette jeune dame, Miss Baker, Miss Chandler, comment s'appelle-t-elle déjà ? Miss Miller et son intrigue avec cette espèce de garçon coiffeur.
            - Vous appelez intrigue, demanda Winterbourne, une liaison qui s'étale de manière aussi publique ?
            - C'est leur folie, dit Mrs Costello, ce n'est pas leur mérite.
            - Non, répliqua Winterbourne, avec dans la voix quelque chose de cette rêvosité à laquelle sa tante avait fait allusion. Je ne crois pas qu'il y ait là rien qui justifie le nom d'intrigue.
            - J'ai entendu une douzaine de personnes en parler. Elles disent qu'il lui a complètement tourné la tête.                                                                                                 l
            - Elles doivent très- I certainement savoir de quoi elles parlent, dit Winterbourne.
            Mrs Costello examina à nouveau le jeune couple dans son instrument optique.
            - Il est très bien de sa personne. On voit très bien ce qu'il est. Elle trouve que c'est l'homme le plus raffiné du monde, la crème des gentlemen. Elle n'a jamais rien vu de pareil. Il est même mieux que le courrier. C'est probablement le courrier qui l'a introduit dans la place. Et, s'il arrive à épouser la jeune dame, le courrier aura droit à une commission princière.
            - Je ne crois pas qu'elle envisage de l'épouser, dit Winterbourne, et je ne crois pas qu'il espère l'épouser.
            - Ce dont tu peux être sûr, c'est qu'elle n'envisage rien. Elle va de jour en jour, d'heure en heure, comme on faisait à l'Age d'Or. Je ne vois rien de plus vulgaire à me représenter. Et en même temps, ajouta Mrs Costello, attends-toi qu'elle t'annonce d'un moment à l'autre qu'elle est " fiancée ".
            - Je crois que Giovanelli n'en espère pas tant, dit Winterbourne.
            - Qui est Giovanelli ?
            - Le petit Italien. J'ai posé quelques questions à son sujet et appris quelque chose. C'est apparemment un petit homme parfaitement respectable. Je crois que c'est  un " cavaliere avvocato" au petit pied. Mais il n'évolue pas dans ce qu'il est convenu d'appeler le gratin. Je crois qu'il n'y a vraiment rien d'impossible à ce que le courrier l'ait introduit dans la place. Il est manifestement immensément charmé par Miss Miller. Si elle voit en lui la crème des gentlemen, il ne s'est jamais, quant à lui, trouvé en contact étroit avec tant d'éclat, de richesse, de prospérité. De plus, elle doit lui sembler merveilleusement jolie et intelligente. Il me paraît peu probable qu'il rêve de l'épouser. Il ne se voit certainement pas avec pareille aubaine sur les bras. Tout ce qu'il a offrir, c'est sa belle mine, et il y a au mystérieux pays des dollars, un certain Mr Miller qui sait ce que l'argent veut dire. Giovanelli sait qu'il n'a aucun titre à offrir. Si seulement il était comte ou marchese ! Il doit s'étonner de la chance qu'il a eue d'être reçu comme il l'a été.
            - Il le met au compte de sa belle mine et voit en Miss Miller une jeune dame " qui se passe ses fantaisies ! " dit Mrs Costello.
Afficher l'image d'origine            - Il est bien vrai, poursuivit Winterbourne, que Daisy et sa maman ne sont pas encore arrivées au stade de, comment dire, de culture où commence l'idée de mettre la main sur un comte ou un marchese. Je les crois intellectuellement incapables de cette conception.
            - Ah ! mais le cavaliere peut les en croire capables, dit Mrs Costello.
            Pour ce qui était des remous que suscitait l'intrigue de Daisy, Winterbourne fut édifié par cette journée à Saint-Pierre. Une douzaine de membres de la colonie américaine de Rome vinrent s'adresser à Mrs Costello qui s'était installée sur un petit pliant de voyage à la base d'un des grands pilastres. L'office des vêpres se déroulait à grand renfort de chants majestueux et accents d'orgue dans le choeur adjacent et, durant ce temps, entre Mrs Costello et ses amies, beaucoup de choses furent dites sur le compte de cette pauvre Miss Miller " qui allait vraiment trop loin ". Winterbourne n'aima pas du tout ce qu'il entendit Mais quand, foulant les grandes marches de l'église, il vit Daisy sortie avant lui monter dans une voiture découverte et s'éloigner à grands tours de roues dans les cyniques rues de Rome, il ne put se cacher à lui-même qu'elle allait vraiment très loin. Il la prit vraiment en pitié, non qu'il crût qu'elle avait perdu la tête, mais il lui était pénible de voir tant de beauté, de grâce et d'innocence voué aux catégories du dérèglement.
            Il rencontra un jour, sur le Corso, un ami, touriste comme lui, au sortir des admirables galeries du Palais Doria qu'il venait de parcourir. Cet ami l'entretint un instant du superbe portrait d'Innocent X par Velasquez qui se trouve exposé dans l'un des cabinets du Palais, puis dit :
            - C'est d'ailleurs là que j'ai eu le plaisir d'admirer un tableau d'une autre sorte, cette charmante Américaine que tu m'as montrée la semaine dernière.
            En réponse aux questions dont le pressait Winterbourne, cet ami raconta que la jolie Américaine, plus jolie que jamais, était installée avec un compagnon dans le recoin retiré où le grand portrait papal se trouve enchâssé.
            - Qui était ce compagnon ? demanda Winterbourne.
            - Un petit Italien avec un bouquet à la boutonnière. La fille, adorablement jolie, mais j'avais cru comprendre, d'après ce que tu me disais l'autre jour, que c'était une jeune dame du meilleur 
monde.
            - Elle l'est, dit Winterbourne.
            Et, ayant ainsi acquis l'assurance que Daisy et son compagnon avaient été aperçus ensemble, moins de cinq minutes plus tôt, il sauta dans un fiacre et se rendit chez Mrs Miller. Elle était chez elle, mais elle s'excusa de le recevoir en l'absence de Daisy.
            - Elle est partie quelque part avec M. Giovanelli, dit Mrs Miller. Elle circule toujours avec M. Giovanelli.
            - J'ai remarqué qu'ils étaient très intimes, observa Winterbourne.
            - Oh ! on dirait qu'ils ne peuvent pas se passer l'un de l'autre ! dit Mrs Miller. Mais c'est un vrai gentleman, après tout. Je n'arrête pas de dire qu'elle est fiancée !
            - Et que dit Daisy ?                                            doriapamphilj.it
Afficher l'image d'origine
            - Oh, elle dit qu'elle n'est pas fiancée. Mais elle pourrait aussi bien l'être ! reprit cette impartiale génitrice. Elle agit comme si elle l'était. Mais j'ai fait promettre à M. Giovanelli de me le dire, si elle ne veut pas me le dire. Je devrais alors écrire à Mr Miller à ce sujet, vous ne croyez pas ?
            Winterbourne répondit qu'il était tout à fait de cet avis, mais la maman de Daisy lui parut témoigner d'un état d'esprit si inouï dans les annales de la vigilance maternelle que toute tentative pour lui donner l'éveil lui parut totalement hors de propos, et qu'il y renonça.
            De ce moment Daisy ne fut jamais chez elle, et Winterbourne ne la rencontra plus chez leurs connaissances communes car, il s'en rendit bien compte, ces personnes perspicaces avaient fini par décréter qu'elle allait trop loin. Elles cessèrent de l'inviter et désiraient manifester aux observateurs    européens la grande vérité suivante : bien que Miss Daisy Miller fut une jeune Américaine sa conduite n'était pas représentative. Elle était considérée par ses compatriotes comme anormale. Winterbourne se demandait ce qu'elle ressentait en voyant tout le monde lui tourner le dos, et cela le chiffonnait parfois de soupçonner qu'elle ne ressentait absolument rien. Il se disait qu'elle était trop légère et enfantine, trop en friche et irréfléchie, trop provinciale pour s'interroger sur l'ostracisme qui la frappait ou même pour le sentir. Puis, à d'autres moments, il était convaincu qu'elle véhiculait dans son petit organisme élégant et irresponsable une conscience provocante, passionnée, parfaitement lucide de l'effet qu'elle produisait. Il se demandait si l'attitude provocante de Daisy venait de la conscience de l'innocence ou d'un mépris fondamental du qu'en dira-t-on. Il faut reconnaître que, pour Winterbourne lui-même, le fait de s'accrocher au mythe de " l'innocence " de Daisy relevait de plus en plus de l'argutie galante. Comme j'ai déjà eu l'occasion de le rapporter, il était irrité de se voir réduit à faire des entorses à la logique quand cette jeune personne était en jeu. Il s'en voulait de ne pouvoir déterminer instinctivement à coup sûr si les excentricités de Daisy étaient génériques, nationales, ou si elles lui étaient personnelles. Dans les deux cas il était, en quelque sorte, passé à côté d'elle, et il était maintenant trop tard. M. Giovanelli lui avait " tourné la tête ".
            Quelques jours après sa brève entrevue avec sa mère, il rencontra Daisy dans ce splendide lieu de désolation fleurie connu sous le nom de Palais des Césars. Le jeune printemps romain avait empli l'atmosphère d'efflorescences parfumées, et la surface raboteuse du Palatin était emmitouflée de tendre verdure. Daisy flânait au sommet d'un de ces grands monceaux de ruines talutés de marbre moussu et pavés d'inscriptions monumentales. Jamais Rome ne lui avait paru aussi charmante qu'à cet instant précis. Il s'était attardé sur le spectacle de la ravissante harmonie de lignes et de couleurs qui, dans le lointain, enveloppe la ville, humant les odeurs légèrement humides et éprouvant la jeunesse de l'année et l'antiquité du lieu, qui se renouvelaient l'une l'autre en une mystérieuse osmose. Il lui parut aussi que Daisy n'avait jamais été aussi jolie. Mais c'était une remarque qu'il se faisait chaque fois qu'il la rencontrait. Giovanelli était à son côté. et Giovanelli était, lui aussi, entouré d'une aura insolite.
            - Tiens, j'aurais juré que vous seriez là en solitaire, dit Daisy.
            - En solitaire ? demanda Winterbourne.
            - Vous circulez toujours en solitaire. Vous ne pouvez pas trouver quelqu'un pour vous promener avec ?
            - Je ne suis pas aussi heureux que votre compagnon, dit Winterbourne.
            Dès le début Giovanelli s'était montré d'une politesse raffinée avec Winterbourne. Il écoutait ses remarques d'un air déférent, riait scrupuleusement à toutes ses plaisanteries. Il paraissait prêt à attester que, pour lui, Winterbourne était un jeune homme au-dessus du commun. Il ne se comportait nullement en amoureux jaloux. Il était manifestement rempli de tact, ne voyait aucun inconvénient à ce qu'on s'attende à un peu d'humilité de sa part. Winterbourne avait même parfois l'impression que Giovanelli trouverait un certain apaisement spirituel à avoir un entretien privé avec lui, pour lui dire, en homme qui comprend les choses, que, Dieu merci, il savait parfaitement à quel point cette jeune dame était extraordinaire, et qu'il ne se berçait pas d'illusoires, ou du moins de - trop - illusoires espoirs de mariage et de dollars. En la circonstance il s'écarta de quelques pas de sa compagne pour cueillir un rameau d'amandier qu'il se mit en devoir de placer à sa boutonnière.
Jardins en Italie   *         - Je sais pourquoi vous dites ça, dit Daisy en observant Giovanelli. Parce que vous pensez que je circule trop avec lui !
            Et elle pointa le menton vers son chevalier servant.
            - C'est ce qu'on pense partout, si vous tenez à le savoir, dit Winterbourne.
            - Bien sûr que je tiens à le savoir ! s'exclama Daisy, sur un ton très sérieux. Mais je n'en crois rien. Les gens font seulement semblant d'être choqués. Ça leur fait ni chaud, ni froid, ce que je fais. D'ailleurs, je ne circule pas tellement.
            - Je pense que vous vous apercevrez qu'ils s'en soucient. Ils vous le montreront, désagréablement.
            Daisy le considéra quelques instants.
            - Comment, désagréablement ?(
            - N'avez-vous rien remarqué ? demanda Winterbourne.
            - Je vous ai remarqué, vous. Mais j'ai remarqué que vous étiez raide comme un parapluie la première fois que je vous ai rencontré.
            - Vous vous apercevrez que je ne suis pas aussi raide que certains autres, dit Winterbourne en souriant.
             - Comment m'en apercevrai-je ?
            - En allant voir les autres.
            - Qu'est-ce qu'ils me feront ?
            - Ils vous feront la tête. Savez-vous ce que cela veut dire ?
            Daisy le regardait fixement, son teint commençait à se colorer.
            - Vous voulez dire comme Mrs Walker l'autre soir ?
            - Exactement ! dit Winterbourne.
            Elle coula un regard vers Giovanelli occupé à se parer de sa fleur d'amandier. Puis, revenant à Winterbourne.
            - Je n'aurais jamais cru que vous laisseriez les gens être aussi désagréables ! dit-elle.
            - Que pouvais-je faire ? demanda-t-il.
            - Vous auriez pu dire quelque chose.
            - " Je dis quelque chose ". Il marqua un temps d'arrêt. " Je dis que votre mère m'annonce que vous croit fiancée. "
            - C'est son droit de le croire, dit très simplement Daisy.
            Winterbourne se mit à rire.
            - Et est-ce aussi ce que croit Randolph ? demanda-t-il.
            - Pour moi Randolph ne croit rien du tout, dit-elle.
            Le scepticisme de Randolph eut pour effet d'accroître l'hilarité de Winterbourne, et il nota que Giovanelli revenait vers eux. Daisy s'en était aussi aperçue et s'adressa à son compagnon.
            - Puisque vous en parlez, dit-elle, oui, je suis fiancée...
            Winterbourne la regarda, il ne riait plus.
            - Vous ne me croyez pas ! ajouta-t-elle.    
            Il demeura un instant silencieux, puis :
            - Oui, je vous crois ! dit-il.
            - Oh, non, certainement pas, dit-elle. Eh bien alors, je ne suis pas fiancée !   **
Résultat de recherche d'images pour "rome jardins célèbres"
            La jeune fille et son cicérone regagnaient le portail qui fermait l'enceinte. Winterbourne qui venait d'y entrer, prit donc congé d'eux. Une semaine plus tard il se rendit à un dîner dans une très belle villa du Monte Celio et, une fois arrivé, renvoya la voiture qu'il avait louée. La soirée fut charmante, et il se promit la satisfaction de rentrer à pied en passant sous l'arc de Constantin et en longeant les monuments vaguement éclairés du Forum. Dans le ciel une lune décroissante ne jetait plus qu'un faible éclat, mais entourée dans un mince voile de nuage qui semblait diffuser et égaliser cet éclat. Quand, revenant de la villa, il était onze heures du soir, Winterbourne parvint aux abords du cercle noirâtre du Colisée, l'amateur de pittoresque qu'il était pensa que l'intérieur, sous le pâle clair de lune, mériterait certainement un coup d'oeil. Il bifurqua et s'approcha d'une des arches vides près de laquelle, à ce qu'il vit, une voiture découverte, une de ces petites voitures de place qui circulent à Rome, se trouvait arrêtée. Il poursuivit son chemin à travers les ombres caverneuses du monumental édifice et émergea dans l'arène claire et silencieuse. L'endroit ne lui avait jamais paru aussi impressionnant. Une moitié du gigantesque cirque était plongée dans une ombre profonde, l'autre endormie dans la lumineuse pénombre. Tandis qu'il demeurait là, il murmura les célèbres vers du Manfred de Byron. Mais avant d'avoir terminé sa citation il se souvint que si les méditations nocturnes au Colisée sont recommandées par les poètes, elles sont déconseillées par les médecins. L'atmosphère historique était là, indubitablement. Mais l'atmosphère historique considérée d'un point de vue scientifique n'était guère qu'un miasme perfide. Winterbourne se dirigea vers le milieu de l'arène afin d'avoir une vue plus générale, bien décidé à battre ensuite précipitamment en retraite. La grande croix qui s'élève au centre était plongée dans l'ombre. Ce n'est qu'en arrivant à proximité qu'il la distingua nettement. Il vit alors deux personnes sur les marches basses qui en forment la base. L'une était une femme, assise. Son compagnon se tenait debout devant elle.
            La voix de la femme lui parvint alors, distinctement, dans l'air tiède de la nuit.
            - Mais enfin ! il nous regarde comme les vieux tigres ou lions devaient regardaient les martyrs chrétiens !
            Tels furent les mots qu'il entendit, proférés par la voix et l'accent familiers de Miss Daisy Miller.
            - Espérons qu'il n'est pas très affamé, rétorqua finement Giovanelli. Il devra commencer par moi, vous ferez le dessert !
Afficher l'image d'origine ***        Winterbourne s'arrêta atterré. Et, ajoutons-le, en quelque sorte soulagé. C'était comme si une lumière soudaine avait été jetée sur l'ambiguïté du comportement de Daisy. Comme si l'énigme était maintenant aisément décryptable. C'était une jeune dame qu'un monsieur n'avait plus besoin de s'appliquer à respecter. Il demeura là, à les regarder, à regarder Daisy et son compagnon, sans réfléchir que s'il les distinguait confusément, il devait, lui, être plus nettement visible. Il s'en voulait de s'être tant tourmenté sur la bonne manière de considérer Miss Daisy Miller. Puis, alors qu'il s'apprêtait à reprendre sa marche, il se retint, non par crainte de lui faire injustice, mais retenu par le sentiment du danger qu'il y avait à apparaître par trop réjoui devant une révélation qui le forçait à sortir d'une prudente réserve critique. Il fit demi-tour, se dirigea vers l'entrée. Mais il entendit alors à nouveau la voix de Daisy.
            - Tiens ! Mais c'était Mr. Winterbourne ! Il m'a vue, et il fait semblant de ne pas me voir.
            Quelle astucieuse petite garce, et comme elle était douée pour jouer l'innocence outragée ! Mais il n'allait pas la laisser ainsi. Winterbourne reprit sa marche en avant et se dirigea vers la grande croix. Daisy s'était levée, Giovanelli souleva son chapeau. Maintenant Winterbourne ne pensait plus qu'à la folie, au sens médical du terme, d'une jeune fille fragile qui s'attardait le soir dans ce nid de malaria. Qu'importait qu'elle fût une astucieuse petite garce ? Ce n'était pas une raison pour la laisser mourir de la fièvre pernicieuse.
            - Depuis combien de temps êtes-vous ici ? demanda-t-il presque brutalement.
            Daisy, adorable dans le clair de lune qui faisait ressortir sa beauté, le considéra un instant. Puis :
            - Depuis le début de la soirée, répondit-elle gentiment... Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli.
            - Je crains, dit Winterbourne, que vous ne trouviez pas la fièvre romaine très jolie. C'est ainsi qu'on l'attrape. Je m'étonne, ajouta-t-il en se tournant vers Giovanelli, que vous, qui êtes né à Rome, puissiez encourager une telle imprudence.
            - Ah, dit le beau Romain, je ne crains rien pour moi.
            - Ni moi pour vous ! Je parle pour cette jeune dame.
            Giovanelli haussa ses sourcils décoratifs et découvrit ses dents éclatantes. Mais il accepta docilement la remontrance de Winterbourne.
            - J'ai dit à la signorina que c'était une grande imprudence. Mais la signorina a-t-elle jamais été prudente ?
            - Je n'ai jamais été malade, et je n'ai pas l'intention de l'être ! déclara la signorina. Je n'en ai pas tellement l'air, mais je suis en pleine santé ! Il fallait que je voie le Colisée au clair de lune. Je ne serais pour rien au monde sans ça. Et ça a vraiment été un moment merveilleux, n'est-ce pas M. Giovanelli ? S'il y a le moindre danger Eugenio peut toujours me donner quelques pilules. Il a un certain nombre de merveilleuses pilules.
            - Je vous conseillerais, dit Winterbourne, de retourner chez vous aussi vite que possible, et d'en prendre une.
            - Ce que vous dites est très judicieux, répliqua Giovanelli. Je vais m'assurer que la voiture est disponible.
            Et il partit d'un pas rapide.
            Daisy suivit avec Winterbourne. Il ne cessait de la regarder. Elle n'avait pas l'air le moins du monde embarrassée. Winterbourne ne disait rien, Daisy babillait sur la beauté du lieu.
            - Eh bien ! J'ai tout de même vu le Colisée au clair de lune, s'exclama-t-elle. C'est une belle chose.
            Puis, remarquant le silence de Winterbourne, elle lui demanda pourquoi il ne disait rien. Il ne répondit pas, se contenta de rire. Ils passèrent sous une des arches sombres. Giovanelli était là, avec la voiture. Daisy s'arrêta un instant considérant le jeune Américain.
            - Avez-vous vraiment cru que j'étais fiancée, l'autre jour ? demanda-t-elle.
            - Peu importe ce que j'ai cru l'autre jour, dit Winterbourne en riant.
            - Et maintenant, que croyez-vous ?
            - Je crois que cela a vraiment très peu d'importance, que vous soyez fiancée ou non !
            Il sentit les beaux yeux de la jeune fille braqués sur lui à travers les épaisses ténèbres de l'arche. Elle se préparait apparemment à répliquer, mais Giovanelli la pressa de partir.
Afficher l'image d'origine            - Vite, vite, dit-il. Si nous sommes rentrés à minuit il n'y a pas de danger.
            Daisy s'installa dans la voiture, l'heureux Italien à ses côtés.
            - N'oubliez pas les pilules d'Eugenio ! dit Winterbourne en soulevant son chapeau.
            - Ça m'est égal, dit Daisy d'une petite voix étrange, si j'ai la fièvre, romaine ou pas !                                                                                                                                          Le cocher fit claquer son fouet et le bruit des roues se perdit sur le tissu décousu du pavé antique.                                                                                            
            Winterbourne, rendons-lui cette justice, ne rapporta à personne qu'il avait rencontré Miss Miller à minuit au Colisée en compagnie d'un monsieur. Néanmoins, en l'espace de deux jours, le fait qu'elle s'était trouvée là dans ces circonstances fut connu de chacun des membres de la petite colonie américaine et commenté en conséquence. Winterbourne pensa qu'on l'avait certainement appris à l'hôtel et que, après le retour de Daisy, il y avait eu un échange de plaisanteries entre le portier et le cocher. Mais le jeune homme se rendait également compte qu'il avait cessé de regretter sérieusement que le petit flirt américain soit un sujet de conversation pour des domestiques à l'esprit vulgaire. Un ou deux jours plus tard ces gens eurent des renseignements sérieux à fournir : le petit flirt américain se trouvait dans un état alarmant. Dès que la rumeur lui parvint Winterbourne se rendit immédiatement à l'hôtel pour de plus amples informations. Il trouva deux ou trois amis charitables qui l'y avaient précédé et étaient en conversation avec Randolph dans le salon de Mrs Miller.
            - C'est de circuler la nuit, disait Randolph, qui l'a rendue malade. Elle circule tout le temps la nuit. Je ne comprends pas pourquoi elle fait ça, c'est tellement sombre. On n'y voit rien là-dedans la nuit, sauf quand il y a la lune. En Amérique, il y a toujours la lune.
            Mrs Miller était invisible. Elle partageait pour le moment avec sa fille le bénéfice de sa compagnie. Il était manifeste que Daisy était gravement malade.
            Winterbourne revint souvent demander de ses nouvelles et un jour il vit Mrs Miller qui, bien que profondément troublée, était, ce qui le surprit plutôt, parfaitement maîtresse d'elle-même et, à ce qu'il semblait, une infirmière extrêmement efficace et avisée. Elle parla beaucoup du Dr Davis, mais Winterbourne lui rendit mentalement hommage, pensant qu'elle n'était pas, à tout prendre, aussi bête qu'elle en avait l'air.
            - Daisy a parlé de vous l'autre jour, lui dit-elle. La moitié du temps elle ne sait pas ce qu'elle dit, mais je crois que cette fois elle était consciente. Elle m'a chargée d'un message, elle m'a dit de vous le dire. Elle m'a dit de vous dire qu'elle n'a jamais été fiancée au bel Italien. J'en suis bien aise. M. Giovanelli n'est pas passé nous voir depuis qu'elle est tombée malade. Je croyais que c'était un vrai gentleman ! mais je ne trouve pas ça très poli ! Une dame m'a dit qu'il avait peur que je sois fâchée contre lui parce qu'il avait emmené Daisy se promener la nuit. Eh bien, je le suis. Mais je suppose qu'il sait que je suis une dame. Je m'en voudrais de lui faire des reproches. De toute façon, elle dit qu'elle n'est pas fiancée. Je ne sais pas pourquoi elle a voulu que vous soyez au courant. Mais elle me l'a répété trois fois :
            " - N'oublie pas de le dire à Mr Winterbourne. "
             Et puis elle m'a dit de vous demander si vous vous souveniez de la fois où vous étiez allés à ce château, en Suisse. Mais j'ai dit que je ne ma chargeais pas de message de ce genre. Seulement si elle n'est pas fiancée je suis bien contente de le savoir.
            Mais, comme l'avait dit Winterbourne, cela importait vraiment très peu. Une semaine plus tard, la pauvre fille mourait. Ça avait été un terrible cas de fièvre. Daisy fut enterrée dans le petit cimetière protestant, à l'angle du mur de la Rome Impériale, sous les cyprès et les épaisses fleurs de printemps. Winterbourne se tenait là, debout avec un certain nombre d'autres personnes en deuil, un nombre plus grand que n'aurait pu le laisser présager le scandale provoqué par la carrière de la jeune fille. A proximité se tenait Giovanelli. Il se rapprocha encore quand il vit Winterbourne prêt de s'en aller. Giovanelli était très pâle, il n'avait cette fois pas de fleur à sa boutonnière. Il paraissait vouloir dire quelque chose. Enfin, il dit :
            - C'était la plus belle jeune dame que j'aie jamais vue, et la plus aimable. Et il ajouta au bout d'un instant : " et c'était la plus innocente. "
            Winterbourne le regarda et répéta les mots qu'il venait de prononcer.
 pinterest.fr                                                     - Et la plus innocente ?
Afficher l'image d'origine            - La plus innocente !
            Winterbourne était à la fois triste et furieux.
            - Mais qu'est-ce qui vous a pris, demanda-t-il, de l'emmener dans cet endroit fatal ?
            L'urbanité de M. Giovanelli ne pouvait apparemment être prise en défaut. Il fixa un instant le sol, puis dit :
            - Je n'avais pas peur pour moi, et elle voulait y aller.
            - Ce n'était pas une raison, déclara Winterbourne.
            L'ondoyant Romain baissa à nouveau les yeux.
            - Si elle avait vécu je n'aurais rien eu. Elle ne m'aurait jamais épousé. J'en suis certain.
            - Elle ne vous aurait jamais épousé ?
            - Pendant quelque temps, je l'ai espéré. Mais maintenant, je suis sûr que non.
            Winterbourne l'écoutait. Il restait là, fixait la brutale protubérance au milieu des marguerites d'avril. Quand il se retourna, M. Giovanelli de son pas lent et léger, s'était retiré.
            Winterbourne quitta Rome presque immédiatement. Mais l'été suivant il retrouva sa tante, Mrs Costello, à Vevey. Mrs Costello aimait beaucoup Vevey. Dans l'intervalle, Winterbourne avait souvent pensé à Daisy Miller et à ses énigmatiques manières. Un jour, il parla d'elle à sa tante, dit qu'il avait sur la conscience de ne pas lui avoir rendu justice.
            - Je n'en sais trop rien, dit Mrs Costello. Comment ton injustice l'a-t-elle affectée ?
           - Elle m'a fait parvenir avant sa mort un message que je n'ai pas compris sur le moment. Mais depuis je l'ai compris. Elle aurait apprécié l'estime de quelqu'un.
            - Est-ce une façon pudique, demanda Mrs Costello, de dire qu'elle aurait répondu à l'affection de quelqu'un ?
             Winterbourne ne répondit pas à cette question, mais il dit :
            - Vous aviez raison sur ce que vous disiez l'été dernier : j'étais parti pour faire une erreur. J'ai vécu trop longtemps à l'étranger.
            Néanmoins, il retourna vivre à Genève, d'où continuent à parvenir les explications les plus contradictoires quant aux motifs de son séjour ; on rapporte " qu'il étudie " avec acharnement. On suggère qu'il porte beaucoup d'intérêt à une très habile dame étrangère.




*            sabinaime.unblog.fr
**           pinterest.com 
***         francois.darbonneau.free.fr
      

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire