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mardi 29 octobre 2019

Correspondance André Gide Léon Blum

                                                

                                          Correspondance André Gide  Léon Blum 1890 - 1951

                                         (établie, présentée, annotée Pierre Lachasse éd. PULFrance )

            Octobre 1888 Léon Blum et André Gide se rencontrent devant le Lycée HenrI IV. L'élève venu de la rive droite, lycée Condorcet termine brillamment sa scolarité avant de suivre les cours de la faculté de droit à la Sorbonne, de Sciences PO. Gide, scolarité chaotique, passe par l'Ecole Alsacienne ne pense déjà qu'à sa future oeuvre.
            La littérature réunit deux hommes exceptionnels. 57 lettres et 14 enveloppes rapprochées et commentées racontent leur parcours, leurs différends. Gide ne comprend pas l'entrée en politique de son ami, sceptique sur la défense de Dreyfus, alors que Zola écrit " J'accuse ", blesse Blum dans une lettre. Blum entré au Conseil d'Etat, esthète et mondain participe à la vie culturelle à travers des revues, la Revue Blanche, critique théâtral et littéraire.
            Gide publie le Voyage d'Urien, en juillet 1892 Blum écrit sur " l'Apolitique en France ", puis " Interrogation  sur la quête du Bonheur, l'Action pour réaliser son Idéal, sur l'amitié".
             Gide poursuit son journal, les Cahiers d'André Walter. Gide éternel nomade voyage, Blum suivra quelques fois le même parcours que l'écrivain, tous deux à la poursuite de Stendhal, Goëthe, Nietzsche, en Allemagne, Suisse, Italie. Polémique avec Barres, la guerre de 1914, Correspondance croisée de deux intellectuels.
            Importance de la vie française et évolution de deux hommes aux caractères bien différents.                  Gide et l'Afrique.
             Blum écrit sur le Socialisme,
             1920. L'amitié des deux hommes distendue, surtout de la part de Gide, se resserrera lors que ce dernier appréciera le député Blum et ira l'écouter à la Chambre. De plus après " le Voyage au Congo ", très impressionné par ce qu'il voit il écrit à Blum "... le pays ne pourra guérir aussi longtemps qu'on ne l'aura pas délivré de ces sangsues que sont les grandes compagnies concessionnaires... " Puis arrivent le Front Populaire et la guerre de 1940. Blum, juif arrêté, emprisonné et déporté à Buchenwald, Gide réfugié à Cabris, et leur retour à Paris annoncent les dernières années de deux grands hommes.























vendredi 7 septembre 2018

Mon Salon Emile Zola ( Ecrits sur l'art )


en.wikipedia.org
cézanne
                                                Correspondance
                                                                              A M.F. Magnard, rédacteur du Figaro

                                                                                                                 Avril 1867

            Mon cher confrère,
            Ayez l'obligeance, je vous prie; de faire insérer ces quelques lignes de rectification. Il s'agit d'un de mes amis d'enfance, d'un jeune peintre dont j'estime singulièrement le talent vigoureux et personnel.
            Vous avez coupé dans l'Europe un lambeau de prose où il est question d'un M. Sésame qui aurait exposé, en 1863, au Salon des Refusés, " deux pieds de cochon en croix ", et qui, cette année, se serait fait refuser une autre toile intitulée Le Grog au vin.
            Je vous avoue que j'ai eu quelque peine à reconnaître sous le masque qu'on lui a collé au visage, un de mes camarades de collège, M. Paul Cézanne, qui n'a pas le moindre pied de cochon dans son bagage artistique, jusqu'à présent du moins. Je fais cette restriction car je ne vois pas pourquoi on ne peindrait pas de pieds de cochon comme on peint des melons et des carottes.
            P. Paul Cézanne a eu effectivement, en belle et nombreuse et compagnie, deux toiles refusées cette année : Le Grog au vin et Ivresse. Il a plu à M. Arnold Mortier de s'égayer au sujet de ces tableaux et de les décrire avec des efforts d'imagination qui lui font grand honneur. Je sais bien que tout cela est une agréable plaisanterie dont on ne doit pas se soucier. Mais, que voulez-vous ? Je n'ai jamais pu comprendre cette singulière méthode de critique qui consiste à se moquer de confiance, à condamner et à ridiculiser ce qu'on n'a pas même vu. Je tiens tout au moins à dire que les descriptions données par M. Arnold Mortier sont inexactes.
            Vous-même, mon cher confrère, vous ajoutez de bonne foi votre grain de sel, vous êtes convaincu     " que l'auteur peut avoir mis dans ses tableaux une idée philosophique ". Voilà de la conviction placée mal à propos. Si vous voulez trouver des artistes philosophes, adressez-vous aux Allemands, adressez-vous même à nos jolis rêveurs français. Mais croyez que les peintres analystes que la jeune école dont j'ai l'honneur de défendre la cause, se contente des larges réalités de la nature.
            D'ailleurs il ne tient qu'à M. de Nieuwerkerke que Le Grog au vin et Ivresse soient exposés. Vous devez savoir qu'un grand nombre de peintres viennent de signer une pétition demandant le rétablissement du Salon des Refusés. Peut-être M. Arnold Mortier verra-t-il un jour les toiles qu'il a si lestement jugées et décrites. Il arrive des choses si étranges.                                  
            Il est vrai que M. Paul Cézanne ne s'appellera jamais M. Sésame et que, quoiqu'il arrive, il ne sera jamais l'auteur de " deux pieds de cochon en croix ".
            Votre dévoué confrère,

                                                                                                    Émile Zola
                                                             Une Exposition
    la pie claude monet                                        
                                                Les peintres impressionnistes

                                                                                                               Paris 16 avril 1877

            Je ne vous ai point encore parlé de l'exposition des peintres impressionnistes. C'est la troisième fois que ces peintres soumettent leurs oeuvres au public, en dehors des Salons officiels. Leur désir a d'abord été de se soustraire au jugement du jury qui écarte du Salon toutes les tentatives originales. Ils se sont trouvés former ainsi un groupe homogène ayant les uns et les autres une vision à peu près semblable de la nature. Et ils ont alors ramassé comme un drapeau la qualification d'impressionnistes qu'on leur avait donnée. Impressionnistes on les a nommés pour les plaisanter, impressionnistes ils sont restés par crânerie.
            Maintenant je crois qu'il n'y a pas lieu de chercher exactement ce que ce mot veut dire. Il est une bonne étiquette, comme toutes les étiquettes. En France les écoles ne font leur chemin que lorsqu'on les a baptisées, même d'un mot baroque. Je crois qu'il faut entendre par des peintres impressionnistes des peintres qui peignent la réalité et qui se piquent de donner l'impression même de la nature, qu'ils n'étudient pas dans ses détails, mais dans son ensemble. Il est certain qu'à vingt pas on ne distingue nettement ni les yeux ni le nez d'un personnage. Pour le rendre tel qu'on le voit il ne faut pas le peindre avec les rides de la peau, mais dans la vie de son attitude, avec l'air vibrant qui l'entoure. De là une peinture d'impression, et non une peinture de détails. Mais, heureusement, en dehors de ces théories, il y a autre chose dans le groupe, je veux dire qu'il y a de véritables peintres, des artistes doués du plus grand mérite.
            Ce qu'il y a de commun entre eux, je l'ai dit, c'est une parenté de vision. Ils voient toute la nature claire et gaie, sans le jus de bitume et de terre de Sienne des peintres romantiques. Ils peignent le plein air, révolution dont les conséquences seront immenses. Ils ont des colorations blondes, une harmonie de tons extraordinaire, une originalité d'aspect très grande. D'ailleurs ils ont chacun un tempérament très différent et très accentué.
            Je ne puis, dans cette correspondance, leur accorder à chacun l'étude qu'ils mériteraient. Je me contenterai de les nommer.
            M. Claude Monet est la personnalité la plus accentuée du groupe. Il a exposé cette année des intérieurs de gare superbes. On y entend le grondement des trains qui s'engouffrent, on y voit des débordements de fumée qui roulent sous les vastes hangars. Là est aujourd'hui la peinture dans ces cadres modernes d'une si belle largeur. Nos artistes doivent trouver la poésie des gares, comme leurs pères ont trouvé celle des forêts et des fleuves.
            Je citerai ensuite M. Paul Cézanne qui est à coup sûr le plus grand coloriste du groupe. Il y a de lui à l'exposition des paysages de Provence du plus beau caractère. Les toiles si fortes et si vécues de ce peintre peuvent faire sourire les bourgeois, elles n'en indiquent pas moins les éléments d'un très grand peintre. Le jour où M. Paul Cézanne se possédera tout entier il produira des oeuvres tout à fait supérieures.
            M. Renoir a envoyé des portraits de femmes charmants. Le succès de l'exposition est la tête de Mlle Samary, la pensionnaire de la Comédie Française, une tête toute blonde et rieuse. Mais je préfère les portraits de Mme G. C. et de Mme A. D. qui me paraissent beaucoup plus solides et d'une qualité de peinture supérieure. M. Renoir expose également un Bal du Moulin de la Galette, grande toile d'une intensité de vie extraordinaire.
            Je ne puis également donner que quelques lignes à Mlle Berthe Morisot dont les toiles sont d'une couleur si fine et si juste. Cette année La Psyché et Jeune femme à la toilette sont deux véritables perles où les gris et les blancs jouent une symphonie très délicate. J'ai aussi remarqué des aquarelles délicieuses de l'artiste.
            La place va me manquer et il faut que je passe rapidement sur M. Degas dont les aquarelles sont si belles. Il y a des danseuses prodigieuses, surprises dans leur élan, des café-concerts d'une vérité étonnante avec divas qui se penchent au-dessus des quinquets fumeux, la bouche ouverte. M. Degas est un dessinateur d'une précision admirable et ses moindres figures prennent un relief saisissant.                                       

            Je ne range pas ici les peintres impressionnistes par rang de mérite, car j'aurais dans ce cas parlé déjà de M. Pissaro et de M. Sisley deux paysagistes du plus grand talent. Ils exposent chacun dans des notes différentes, des coins de nature d'une vérité frappante. Enfin je nomme M. Caillebotte, un jeune peintre du plus beau courage et qui ne recule pas devant les sujets moderne grandeur nature. Sa Rue de Paris par un temps de pluie montre des passants, surtout un monsieur et une dame au premier plan qui sont d'une belle vérité. Lorsque son talent se sera un peu assoupli encore M. Caillebotte sera certainement un des plus hardis du groupe.                                                                     
            Et maintenant les peintres impressionnistes peuvent laisser le public sourire, leur triomphe est à ce prix. Toujours le public a souri devant les tableaux originaux. Lorsque Delacroix et Decamps ont paru la foule s'est fâchée et a voulu crever leurs toiles. Le privilège des artistes de tempérament est d'ameuter et de passionner leur époque. Ce qu'il y a de certain c'est qu'il sortira forcément quelque chose  du mouvement que déterminent aujourd'hui les peintres impressionnistes. Avant quelques années on verra leur influence se produire sur les Salons officiels eux-mêmes. L'avenir de notre école est là. Le branle est donné, les maîtres n'ont plus qu'à réaliser la note nouvelle.
            La preuve que les peintres impressionnistes déterminent un mouvement c'est que le public tout en riant va voir en foule leur exposition. On y compte par jour plus de cinq cents visiteurs. C'est un succès pour qui connaît les choses. Non seulement les frais de l'exposition seront couverts, mais il y aura peut-être des bénéfices. Bon courage et bon succès aux peintres impressionnistes !


Caillebotte
                                                             Émile Zola



                                                                M. Manet

                                                                                                                 Mai 1866

            Si nous aimons à rire en France, nous avons à l'occasion une exquise courtoisie et un tact parfait. Nous respectons les persécutés, nous défendons de toute notre puissance la cause des hommes qui luttent seuls contre une foule.                                                                
            Je viens aujourd'hui tendre une main sympathique à l'artiste qu'un groupe de ses confrères a mis à la porte du Salon. Si je n'avais pour le louer sans réserve la grande admiration que fait naître en moi son talent, j'aurais encore la position qu'on lui a créée de paria, de peintre impopulaire et grotesque.
            Avant de parler de ceux que tout le monde peut voir, de ceux qui étalent leur médiocrité en pleine lumière, je me fais un devoir de consacrer la plus large possible à celui dont on a volontairement écarté les oeuvres et que l'on n'a pas jugé digne de figurer parmi quinze cents à deux mille impuissants qui ont été reçus à bras ouverts.
            Et je lui dis : " Consolez-vous. On vous a mis à part et vous méritez de vivre à part. Vous ne pensez pas comme toutes ces gens-là, vous peignez selon votre coeur et selon votre chair, vous êtes une personnalité qui s'affirme carrément. Vos toiles sont mal à l'aise parmi les niaiseries et les sentimentalités du temps. Restez dans votre atelier. C'est là que je vais vous chercher et vous admirer. "

            Je m'expliquerai le plus nettement possible sur M. Manet. Je ne veux point qu'il y ait de malentendu entre le public et moi. Je n'admettrai pas et je n'admettrai jamais qu'un jury ait eu le pouvoir de défendre à la foule la vue d'une des individualités les plus vivantes de notre époque. Comme mes sympathies sont en dehors du Salon je n'y entrerai que lorsque j'aurai contenté ailleurs mes besoins d'admiration.
            Il paraît que je suis le premier à louer sans restriction M. Manet. C'est que je me soucie peu de toutes ces peintures de boudoir, de ces images coloriées, de ces misérables toiles où je ne trouve rien de vivant. J'ai déjà déclaré que le tempérament seul m'intéressait.
            On m'aborde dans les rues et on me dit :
            - Ce n'est pas sérieux, n'est-ce pas  ? Vous débutez à peine, vous voulez couper la queue de votre chien. Mais, puisqu'on ne vous voit pas, rions un peu ensemble du haut comique du Dîner sur l'herbe, de l'Olympia, du Joueur de fifre.
            Ainsi nous en sommes à ce point en art, nous n'avons plus même la liberté de nos admirations. Voilà que je passe pour un garçon qui se ment à lui-même par calcul. Et mon crime est de vouloir enfin dire la vérité sur un artiste qu'on feint de ne pas comprendre et qu'on chasse comme un lépreux du petit monde des peintres.
            L'opinion de la majorité sur M. Manet est celle-ci : - M. Manet est un jeune rapin qui s'enferme pour fumer et boire avec des galopins de son âge. Alors, lorsqu'on a vidé des tonnes de bière, le rapin décide qu'il va peindre des caricatures et les exposer pour que la foule se moque de lui et retienne son nom. Il se met à l'oeuvre, il fait des choses inouïes, il se tient lui-même les côtes devant son tableau, il ne rêve que de se moquer du public et de se faire une réputation d'homme grotesque... -
            Bonnes gens !
            Je puis placer ici une anecdote qui rend admirablement le sentiment de la foule. Un jour, M. Manet et un littérateur très connu étaient assis devant un café des boulevards. Arrive un journaliste auquel le littérateur présente le jeune maître :
            - M. Manet, dit-il. Le journaliste se hausse sur ses pieds, cherche à droite, cherche à gauche, puis il finit par apercevoir devant lui l'artiste, modestement assis et tenant une toute petite place. Ah ! Pardon, s'écrie-t-il, je vous croyais colossal et je cherchais partout un visage grimaçant et patibulaire.
            Voilà tout le public.                                                                  
            Les artistes eux-mêmes, les confrères, ceux qui devraient voir clair dans la question, n'osent se décider. Les uns, je parle des sots, rient sans regarder, font des gorges chaudes sur ces toiles fortes et convaincues. Les autres parlent de talent incomplet, de brutalités voulues, de violences systématiques. En somme, ils laissent plaisanter le public sans songer seulement à lui dire :
            - Ne riez pas si fort, vous ne voulez passer pour des imbéciles. Il n'y a pas le plus petit mot pour rire dans tout ceci. Il n'y a qu'un artiste sincère, qui obéit à sa nature, qui cherche le vrai avec fièvre, qui se donne entier et qui n'a aucune de nos lâchetés.
            Puisque personne ne dit cela, je vais le dire, moi, je vais le crier. Je suis tellement certain que M. Manet sera un des maîtres de demain que je croirais conclure une bonne affaire, si j'avais de la fortune, en achetant aujourd'hui toutes ses toiles. Dans cinquante ans elles se vendront quinze et vingt fois plus cher, et c'est alors que certains tableaux de quarante mille francs ne vaudront pas quarante francs.
            Il ne faut pourtant pas avoir beaucoup d'intelligence pour prophétiser de pareils événements.
            On a d'un côté des succès de mode, des succès de salons et de coteries, on a des artistes qui se créent une petite spécialité, qui exploitent un des goûts passagers du public, on a des messieurs rêveurs et élégants qui, du bout de leurs pinceaux, peignent des images mauvais teint que quelques gouttes de pluie effaceraient.
            D'un autre côté, au contraire, on a un homme s'attaquant directement à la nature, ayant remis en question l'art entier, cherchant à créer de lui-même et à ne rien cacher de sa personnalité. Est-ce que vous croyez que des tableaux peints d'une main puissante et convaincue ne sont pas plus solides que de ridicules gravures d'Epinal ?
            Nous irons rire, si vous le voulez, devant les gens qui se moquent d'eux-mêmes et du public en exposant sans honte des toiles qui ont perdu leur valeur première depuis qu'elles sont barbouillées de jaune et de rouge. Si la foule avait reçue une forte éducation artistique, si elle savait admirer seulement les talents individuels et nouveaux, je vous assure que le Salon serait un lieu de réjouissance publique, car les visiteurs ne pourraient parcourir deux salles sans se rendre malades de gaieté. Ce qu'il y a de prodigieusement comique à l'Exposition ce sont toutes ces oeuvres banales et impudentes qui s'étalent montrant leur misère et leur sottise.
            Pour un observateur désintéressé c'était un spectacle navrant que ces attroupements bêtes devant les toiles de M. Manet. J'ai entendu là bien des platitudes. Je me disait : " Serons-nous donc toujours si enfants et nous croirons-nous donc toujours obligés de tenir boutique d'esprit ? Voilà des individus qui rient, la bouche ouverte, sans savoir pourquoi, parce qu'ils sont blessés dans leurs habitudes et dans leurs croyances. Ils trouvent cela drôle et ils rient. Ils rient comme un bossu rirait d'un autre homme, parce que cet homme n'aurait pas de bosse. "

            Je ne suis allé qu'une fois dans l'atelier de M. Manet. L'artiste est de taille moyenne, plutôt petite que grande, blond de cheveux et de visage légèrement coloré. Il paraît avoir une trentaine d'années, l'oeil vif et intelligent, la bouche mobile un peu railleuse par instants, la face entière irrégulière et expressive a je ne sais quelle expression de finesse et d'énergie. Au demeurant l'homme, dans ses gestes et dans sa voix, a la plus grande modestie et la plus grande douceur.
            Celui que la foule traite de rapin gouailleur vit retiré en famille. Il est marié et a l'existence réglée d'un bourgeois. Il travaille d'ailleurs avec acharnement, cherchant toujours, étudiant la nature, s'interrogeant et marchant dans sa voie.                                                          
            Nous avons causé ensemble de l'attitude du public à son égard. Il n'en plaisante pas mais il n'en paraît pas non plus découragé. Il a foi en lui, il laisse passer tranquillement sur sa tête la tempête des rires, certain que les applaudissements viendront.
            J'étais en face d'un lutteur convaincu, en face d'un homme impopulaire qui ne tremblait pas devant le public, qui ne cherchait pas à apprivoiser la bête mais qui s'essayait plutôt à la dompter, à lui imposer son tempérament.
            C'est dans cet atelier que j'ai compris complètement M. Manet. Je l'avais aimé d'instinct. Dès lors j'ai pénétré son talent, ce talent que je vais tâcher d'analyser. Au Salon ses toile criaient sous la lumière crue, au milieu des images à un sou qu'on avait collées au mur autour d'elles. Je les voyais enfin à part ainsi que tout tableau doit être vu, dans le lieu même où elles avaient été peintes.
            Le talent de M. Manet est fait de simplicité et de justesse. Sans doute, devant la nature incroyable de certains de ses confrères, il se sera décidé à interroger la réalité seul à seule. Il aura refusé toute la science acquise, toute l'expérience ancienne, il aura voulu prendre l'art au commencement, c'est-à-dire à l'observation exacte des objets.

            Il s'est donc mis courageusement en face d'un sujet, il a vu ce sujet par larges taches, par oppositions vigoureuses, et il a peint chaque chose telle qu'il la voyait. Qui ose parler ici de calcul mesquin, qui ose accuser un artiste consciencieux de se moquer de l'art et de lui-même ? Il faudrait punir les railleurs car ils insultent un homme qui sera une de nos gloires, et ils l'insultent misérablement, riant de lui qui ne daigne même pas rire d'eux. Je vous assure que vos grimaces et que vos ricanements l'inquiètent peu.

            J'ai revu Le Dîner sur l'herbe, ce chef-d'oeuvre exposé au Salon des Refusés et je défie nos peintres en vogue de nous donner un horizon plus large et plus empli d'air et de lumière. Oui, vous riez encore parce que les ciels violets de M. Nazon vous ont gâtés. Il y a ici une nature bien bâtie qui doit vous déplaire. Puis nous n'avons ni la Cléopâtre en plâtre de M. Gérome, ni les jolies personnes roses et blanches de M. Dubufe. Nous ne trouvons malheureusement là que des personnages de tous les jours qui ont le tort d'avoir des muscles et des os, comme tout le monde. Je comprends votre désappointement et votre gaieté en face de cette toile. Il aurait fallu chatouiller votre regard avec des images de boîtes à gants.
            J'ai revu également l'Olympia qui a le défaut grave de ressembler à beaucoup de demoiselles que vous connaissez. Puis, n'est-ce pas ? quelle étrange manie que de peindre autrement que  les autres ! Si au moins M. Manet avait emprunté la houppe à poudre de riz de M. Cabanel et s'il avait un peu fardé les joues et les seins d'Olympia, la jeune fille aurait été présentable. Il y a là aussi un chat qui a bien amusé le public. Il est vrai que ce chat est d'un haut comique, n'est-ce pas ? et qu'il faut être insensé pour avoir mis un chat dans ce tableau. Un chat, vous imaginez-vous cela... Un chat noir, qui plus est. C'est très drôle... O mes pauvres concitoyens, avouez que vous avez l'esprit facile. Le chat légendaire d'Olympia est un indice certain du but que vous vous proposez en vous rendant au Salon.Vous allez y chercher des chats, avouez-le, et vous n'avez pas perdu votre journée lorsque vous trouvez un chat noir qui vous égaye.
            Mais l'oeuvre que je préfère est certainement Le joueur de fifre, toile refusée cette année. Sur un fond gris et lumineux se détache le jeune musicien, en petite tenue, pantalon rouge et bonnet de police. Il souffle dans son instrument se présentant de face. J'ai dit plus haut que le talent de M. Manet était fait de justesse et de simplicité, me souvenant surtout de l'impression que m'a laissée cette toile. Je ne crois pas qu'il soit possible d'obtenir un effet plus puissant avec des moyens moins compliqués.
            Le tempérament de M. Manet est un tempérament sec, emportant le morceau. Il arrête vivement ses figures. Il ne recule pas devant les brusqueries de la nature, il rend dans leur vigueur les différents objets se détachant les uns sur les autres. Tout son être le porte à voir par tâches, par morceaux simples et énergiques. On peut dire de lui qu'il se contente de chercher des tons justes et de les juxtaposer ensuite sur une toile. Il arrive que la toile se couvre ainsi d'une peinture solide et forte. Je retrouve dans le tableau un homme qui a la curiosité du vrai et qui tire de lui un monde vivant d'une vie particulière et puissante.
            Vous savez quel effet produisent les toiles de M. Manet au Salon. Elles crèvent le mur, tout simplement. Tout autour d'elles s'étalent les douceurs des confiseurs artistiques à la mode, les arbres en sucre candi et les maisons en croûte de pâté, les bonshommes en pain d'épices et les bonnes femmes faites de crème à la vanille. La boutique de bonbons devient plus rose et plus douce et les toiles vivantes de l'artiste semblent prendre une certaine amertume au milieu de ce fleuve de lait. Aussi faut-il voir les grimaces des grands enfants qui passent dans la salle. Jamais vous ne leur ferez avaler deux sous de véritable chair ayant la réalité de la vie. Mais ils se gorgent comme des malheureux de toutes les sucrettes écoeurantes qu'on leur sert.
             Ne regardez plus les tableaux voisins. Regardez les personnes vivantes qui sont dans la salle. Étudiez les oppositions de leurs corps sur le parquet et sur les murs. Puis regardez les toiles de M. Manet, vous verrez que là est la vérité et la puissance. Regardez maintenant les autres toiles, celles qui sourient bêtement autour de vous : vous éclatez de rire, n'est-ce pas ?
            La place de M. Manet est marquée au Louvre, comme celle de Courbet, comme celle de tout artiste d'un tempérament original et fort. D'ailleurs il n'y a pas la moindre ressemblance entre Courbet et M. Manet, et ces artistes, s'ils sont logiques, doivent se nier l'un l'autre. C'est justement parce qu'ils n'ont rien de semblable qu'ils peuvent vivre chacun d'une vie particulière.
            Je n'ai pas de parallèle à établir entre eux, j'obéis à ma façon de voir en ne mesurant pas les artistes d'après un idéal absolu et en n'acceptant que les individualités uniques, celles qui s'affirment dans la vérité et dans la puissance.
            Je connais la réponse : " Vous prenez l'étrangeté pour l'originalité, vous admettez donc qu'il suffit de faire autrement que les autres pour faire bien. " Allez dans l'atelier de M. Manet, messieurs, puis revenez dans le vôtre et tâchez de faire ce qu'il fait, amusez-vous à imiter ce peintre qui, selon vous, a pris en fermage l'hilarité publique. Vous verrez alors qu'il n'est pas si facile de faire rire le monde.
            J'ai tâché de rendre à M. Manet la place qui lui appartient, une des premières. On rira peut-être du panégyrique comme on a ri du peintre. Un jour, nous serons vengé tous deux. Il y a une vérité éternelle qui me soutient en critique : c'est que les tempéraments seuls vivent et dominent les âges. Il est impossible, impossible, entendez-vous, que M. Manet n'ait pas son jour de triomphe, et qu'il n'écrase pas les médiocrités timides qui l'entourent.
            Ceux qui doivent trembler ce sont les faiseurs, les hommes qui ont volé un semblant d'originalité aux maîtres du passé. Ce sont ceux qui calligraphient des arbres et des personnages, qui ne savent ni ce qu'ils sont ni ce que sont ceux dont ils rient. Ceux-là seront les morts de demain. Il y en a qui sont morts depuis dix ans lorsqu'on les enterre et qui se survivent en criant qu'on offense la dignité de l'art si l'on introduit une toile vivante dans cette grande fosse commune du Salon


                                                                                         Émile Zola

           




vendredi 15 juillet 2016

J'ai écrit le rôle de ta vie Marcel Pagnol ( Correspondance France )



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                                                 J'ai écrit le rôle de ta vie

                        Correspondance avec Raimu, Fernandel, Cocteau et les autres

            Après Jazz, pièce bien accueillie en 1926 Marcel Pagnol s'approche de Raimu devenu très populaire et lui présente le manuscrit de Marius. Si dans un premier temps Raimu n'est guère intéressé par cette comédie marseillaise, il accepte très vite de jouer la pièce, conquis par le rôle de Panisse. Ainsi commença une correspondance avec tous les interprètes, les amis tous professionnels de la scène et de l'écran. Réussites parisiennes ou internationales, la troupe, le clan Pagnol est du midi, de Marseille à Toulon, Bandol, Saint-Tropez, refuge habituel de René Clair voisin de Pagnol à l'Académie Française, à Carry-le-Rouet retraite de Fernandel. Poussé par le succès et le public qui demandait une suite aux deux premiers volets, il écrit et termine la trilogie marseillaise après César.
Pagnol met en scène, réalise plusieurs films, Topaze grand succès pour Fernandel, Manon des Sources, etc. Il écrit et Alexandre Korda réalise Marius, Yves Allégret Fanny. Et chacun écrit, complète les lettres de propos peu conséquents, mais ces lettres, parfois d'affaires, comblent le lecteur d'aujourd'hui tant elles sont délicates. Fernandel et Pagnol en désaccord, deux manières d'aborder le travail, mais amicaux. " Mon cher Pagnol,........ méfie-toi, si nous prenons trop de Martigues nous allons tomber  dans la pastorale  ou bien la pochade. Il faut tout de même de la tenue dans tout cela
Alors, à un de ces jours. si vous passez dans la forêt, arrête-toi pour dire bonjour.......  Raimu "
* Fernandel écrit "....... Mon cher Marcel, je ne peux rien te refuser, tu auras ton nounours, mais comme je ne te vois jamais lorsque tu es à Paris, tu viendras le prendre à la maison, le jour où tu me feras le plaisir de venir avec Jacqueline déjeuner ou dîner.......... Fernandel " Les lettres, beaucoup manuscrites, intéresseront sûrement les graphologues, jolies, claires. Cary Grant tape à la machine une réponse et des compliments pour son travail si apprécié à Hollywood. Différence de style : Tino Rossi trop occupé, il chante en Amérique du Sud, envoie des réponses à des lettres parties plusieurs semaines plus tôt. Maurice Chevalier ".... Mon cher Pagnol, Voici une autre saison terminée et je radine en vitesse dans le midi........ Que devenez-vous ? Avez-vous le temps ou le désir de penser au scénario que vous me disiez avoir derrière le crâne pour moi ?....... si non vous n'en aurez tout de même pas moins mon admiration et mon amitié. Maurice Chevalier " Louis B Mayer, William Wyler, et d'autres professionnels du cinéma américain écrivent à Pagnol, mais ce dernier n'aimait pas les transports qui l'auraient conduit hors de l'héxagone, il n'accompagna donc pas ses films bien reçus aux EtatsUnis. Vingt réalisateurs, scénaristes ( Jeanson ) comédiens, producteurs, ont correspondu durant quelques décennies, qui participèrent au meilleur du cinéma avec l'auteur de Le temps des secrets, la gloire de mon père..... " disparu en 1974. Livre vraiment agréable. Rangé dans la bibliothèque, le parcourir l'oeil rêveur en pensant à tous ces films qu'il faudrait voir ou revoir, et lire Pagnol.

  




vendredi 14 février 2014

Correspondance Proust Reynaldo Hahn 4 ( Lettres France - sélection - )



theguardian.com

                                               Lettres
                                                                                     Août-Septembre 1896

            Mon cher petit Reynaldo,
            Pardonnez-moi de ne pas vous écrire. Mais je me promène beaucoup et à la suite de ce traitement et de ce rhume pris là je suis si fatigué que je n'ai pas beaucoup le courage d'écrire. Hier j'ai fait la pagination des 90 premières pages de mon roman*. J'ai fait venir de chez mon libraire La Belle Gabrielle **, mais outre l'ennui d'échanger Dumas contre Maquet, j'ai cru voit sans couper les pages que les personnages laissés en plan dans Les 45***, Ernanton de Carminger, Rémy le Hardouin, Diane de Méricor, Henri III n'y figurent pas. Si ce n'est une suite qu'en ce sens que cela vient après dans l'ordre des temps j'aime mieux lire La Reine Margot ( y a-t-il Bussy, St Luc, Chicot etc ) ou des Dumas d'une autre époque ( et ici reconseillez-moi ) ( j'aime mieux ceux où il n'y a pas d'amour, ni de passion sombres, surtout des coups d'épée, de la police à la Chicot, de la royauté, de la bonne humeur et la victoire des Innocents ). J'ai fini La Cousine Bette. Il y a vraiment des choses étonnantes. Mais il y a à la fin du 1er volume du Pt Royal de Ste Beuve, appendice, un éreintement de Balzac, celui de la Cousine Bette, par Ste Beuve, c'est plus amusant que l'article de Lemaître sur Ohnet. J'ai été avt hier au Louvre. Aimez-vous Quentin Matsys l'homme qui a devt lui des pièces d'or, une petite glace bombée qui représente ce qui se présente dans la rue, des perles etc et à côté de lui sa femme ? Et au Jardin des Plantes avec Mme Arman. Mais la ménagerie était fermée. Nous avons pourtant vu les ours. Ces fauves, les lions etc., ce sont vraiment eux " Les rois en exil****". Et leurs jungles etc etc ce sont bien les Paradis Perdus. Tout ce jardin si exotique, et si parisien est d'une tristesse qu'augmentent encore les ravages du dernier ouragan. En revenant nous avons aperçu Mr France qui marchait le long des quais. Nous avons fait arrêter la voiture et Mme Arman lui a dit d'un air de félicitation ironique : " Hé bien, on va seul, comme cela, à ses petites affaires... C'est du joli..." Avant ils s'étaient disputés à propos d'un libraire ou je ne sais quoi. Et Mr France disait : " Non n'est-ce pas Madame vous voulez à la fois n'est-ce pas ne pas payer ce que vous devez, avoir la satisfaction de votre conscience et forcer l'estime de vos amis. Hé bien ( en riant beaucoup ) non, tout de même c'est trop, n'est-ce pas oui, enfin tout de même, vous ne paierez pas, vs aurez même la satisfaction de votre conscience, car elle n'est pas exigeante oh non, mais l'estime de vos amis, non tout de même, ça c'est impossible. " Et Mme Arman avt dit : " Monsieur vous êtes trop désagréable, fichez-moi la paix. " Qd elle a été partie M. France m'a fait son éloge et m'a dit " Elle a tout de même un joli tour d'esprit pour une femme si bonne, car elle est très bonne Mme Arman ". C'est vrai qu'elle est charmante. Mon petit écrivez-moi tt de suite si maintenant que vous réaimez la mer, vous y resterez avec moi non à Villers mais tt près au-delà du 15 etc. Détaillez, aimez-moi. Votre " sur le sable couchées " était aussi un merveilleux trait de style.
            Je vous embrasse.

                                      Marcel.

            Égayez-vous à cette vieille dépêche de Cazalis reçue au Mt Dore pour laquelle ns avons dû payer près de 3 fs et qui a exaspéré chez Maman les instincts, également lésés, de la concision et de l'économie. vous ai-je écrit que dernièrement Coco Madrazo***** rencontré à l'heure du dîner est monté dîner chez moi ? Je crois que oui mais je ne sais plus.


*         Proust Jean Santeuil
**       roman de Maquet
***     roman de Dumas
****   roman d'Alphonse Daudet 
***** futur beau-frère de Reynaldo Hahn
 
                                                                                                                                              Mars 1896
                                                                                               Minuit moins vingt

            Mon petit Reynaldo
            Comme Delafosse avait joué, Mlle Suzette chanté et que j'avais oublié mon cahier chez Mad Lemaire ce qui m'a obligé à revenir je ne suis arrivé chez vous qu'à onze heures. J'ai frappé et même, une seule fois sonné, Je n'ai entendu aucun bruit, vu aucune lumière, on ne m'a pas ouvert et je rentre bien triste. Dormez-vous seulement ? - On vous portera le mot demain matin et on ne me donnera votre réponse qu'à 10 heures, comme cela je serai chez M. Neveu à onze h., à moins que vous ne mettiez sur " sur l'enveloppe " qu'on me la donne avant dix heures, mais à moins que cela ne soit utile, non et alors ne mettez rien sur l'enveloppe ou enfin comme vous voudrez. Dans cette réponse vs me mettez où je dois trouver M. Neveu, si c'est ma carte ou la vôtre que je dois lui fre passer, ce que je dois lui dire, si je dois le remercier, s'il me connaissait etc, etc, etc. J'ai bien peur que cela ne marche pas, mes parents trouveront je le crains que c'est " trop peu de chose ", car j'avais dû y entrer avant ma licence. Sans cela ce serait un rêve. Que vous êtes bon Reynaldo. Maman était émue de votre gentillesse et je vous remercie et vous embrasse de tout mon coeur. Je vous avais apporté des petites choses de moi et le début du roman que Yeatman lui-même près de qui j'écrivais a trouvé très poney*. Vous m'aiderez à corriger ce qui le serait trop. Je veux que vous y soyez tout le temps mais comme un Dieu déguisé  qu'aucun mortel ne reconnaît. Sans cela c'est sur tt le roman que tu serais obligé de mettre" déchire. " Je viens d'avoir le courage de rendre un billet à Delafosse. Je trouve que les 60 ff que cela fait, suffisait, puisque cela se renouvelle tous les ans. Ton ami


                              Marcel.

* premier roman Jean Santeuil


                                                                                             
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            Reynaldo j'ai eu un mouvement de mauvaise humeur ce soir, il ne faut ni vous en étonner ni m'en vouloir. Vous m'avez dit, jamais je ne vous dirai plus rien. Ce serait un parjure si c'était vrai, ne l'étant pas c'est encore pour moi le coup le plus douloureux. Que vous me disiez tout, c'est depuis le 20 juin mon espérance, ma consolation, mon soutien, ma vie. Pour ne pas vous faire de peine je ne vous en parle presque jamais, mais pour ne pas en avoir trop j'y pense presque toujours. Aussi m'avez-vous dit la seule chose qui soit pour moi vraiment " blessante ". J'aimerais mieux mille injures. J'en mérite souvent, plus souvent que vous ne croyez. Si je n'en mérite pas c'est dans les moments d'effort douloureux où en épiant une figure, ou en rapprochant des noms, en reconstituant une scène j'essaie de combler les lacunes d'une vie qui m'est plus chère que tout mais qui sera pour moi la cause d'un trouble le plus triste tant que dans ses parties les plus innocentes elles-mêmes je ne la connaîtrai pas. C'est une tâche impossible hélas et votre bonté se prête à un travail de Danaïde en aidant ma tendresse à verser un peu de ce passé dans ma curiosité. Mais si ma fantaisie est absurde, c'est une fantaisie de malade et qu'à cause de cela il ne faut pas contrarier. On est bien méchant si on menace un malade de l'achever parce que sa manie agace. Vous me pardonnerez ces reproches parce que je ne vous en fais pas souvent et que j'en mérite toujours ce qui consolera votre amour propre. Soyez indulgent pour un poney. Aux qualités que vous exigez d'un poney trouveriez-vous beaucoup de maîtres etc.


                     MP.

                                       
                                                                                                       Été 1896    blingee.com

            Notre amitié n'a plus le droit de rien dire ici, elle n'est pas assez forte pour cela maintenant. Mais son passé me crée le devoir de ne pas vous laisser commettre des actes aussi stupides aussi méchants et aussi lâches sans tâcher de réveiller votre conscience et de vous le faire sinon avouer ( puisque votre orgueil vous le défend ) au moins sentir, ce qui pour votre bien est l'utile. Quand vous m'avez dit que vous restiez à     
souper ce n'est pas la première preuve d'indifférence que vous me donniez. Mais quand deux heures après, après nous être parlé gentiment, après toute la diversion de vos plaisirs musicaux, sans colère, froidement, vous m'avez dit que vous ne reviendriez pas avec moi, c'est la première preuve de méchanceté que vous m'ayez donné ( participe de l'auteur ) . Vous aviez facilement sacrifié, comme bien d'autres fois, le désir de me faire plaisir, à votre désir qui était de rester à souper. Mais vous l'avez sacrifié à votre orgueil qui était de ne pas paraître désirer rester à souper. Et comme c'était un dur sacrifice, et que j'en étais la cause, vous avez voulu chèrement me le faire payer. Je dois dire que vous avez pleinement réussi. Mais vous agissez en tout cela comme un insensé. Vous me disiez ce soir que je me repentirais un jour de ce que je vous avais demandé. Je suis loin de vous dire la même chose. Je ne souhaite pas que vous vous repentiez de rien, parce que je ne souhaite pas que vous ayez de le peine, par moi surtout. Mais si je ne le souhaite pas, j'en suis presque sûr. Malheureux, vous ne comprenez donc pas ces luttes de tous les jours et de tous les soirs où la seule crainte de vous faire de la peine m'arrête. Et vous ne comprenez pas que, malgré moi, quand ce sera l'image d'un Reynaldo qui depuis q.q. temps ne craint plus jamais de me faire de la peine, même le soir, en nous quittant, quand ce sera cette image qui reviendra, je n'aurai plus d'obstacle à opposer à mes désirs et que rien ne pourra plus m'arrêter. Vous ne sentez pas le chemin effrayant que tout cela a fait depuis q.q. temps que je sens combien je suis devenu peu pour vous, non par vengeance, ou rancune, vous pensez que non, n'est-ce pas, et je n'ai pas besoin de vous le dire, mais inconsciemment parce que ma gde raison d'agir disparaît peu à peu. Tout aux remords de tant de mauvaises pensées, de tant de mauvais et lâches projets je serai bien loin de dire que je vaux mieux que vous. Mais au moins au moment même qd je n'étais pas loin de vous et sous l'empire d'une suggestion quelconque je n'ai jamais hésité entre ce qui pouvait vous faire de la peine et le contraire. Et si q.q. chose m'en faisait et était pour vous un plaisir sérieux comme Reviers, je n'ai jamais hésité. Pour le reste je ne regrette rien de ce que j'ai fait. J'en arrive à souhaiter que le désir de me faire plaisir ne fut pour rien, fut nul en vous. Sans cela pour que de pareilles misères auxquelles vous êtes plus attaché que vous ne croyez aient pu si souvent l'emporter il faudrait qu'elles aient sur vous un empire que je ne crois pas. Tout cela ne serait que faiblesse, orgueil, et pose pour la force. Aussi je ne crois pas tout cela, je crois seulement que de même que je vous aime beaucoup moins, vous ne m'aimez plus du tout, et de cela mon cher petit Reynaldo je ne peux pas vous en vouloir.                            
            Et cela ne change rien pour le moment et ne m'empêche pas de vous dire que je vous aime bien tout de même. Votre petit Marcel étonné malgré tout de voir à ce point
            Que peu de temps suffit à changer toutes choses *
et que cela ira de plus en plus vite. Réfléchissez sur tout cela mon petit Blaise** et si cela nourrit votre pensée de poète et votre génie de musicien, j'aurai du moins la douceur de penser que je ne vous ai pas été inutile.                                                                                                         bit.ly
            Votre petit poney qui après cette ruade rentre tristement tout seul dans l'écurie dont vous aimiez jadis à vous dire le maître.


                              Marcel.  

*   Victor Hugo Tristesse d'Olympio
** Ctsse de Ségur Pauvre Blaise   



                                                                                                             Sans date

  junkthief.blogspot 
                                                    Mon cher petit Puncht

            J'avais craint que vous n'ayez trouvé ma despêche méchante, n'y ayant pas répondu. Vous allez me trouver bien bon de trouver que vous ne me répondez pas ! si vous êtes à Dieppe, vous pourriez revenir par Trouville, ou me donner rendez-vous à un endroit entre Dieppe et Trouville. Mais plus probablement n'est-ce pas nous ne nous reverrons qu'à Paris ou du moins aux lieux où vous passerez l'automne et où je viendrai aussi souvent que me le permettront les nécessités qui gouvernent ma vie, parmi lesquelles je vous compte comme la plus favorable, dans le sens violent mélancolique et doux où elle s'exerce toujours, ( avec une douceur de caresse et un gémissement de plainte qui la fait ressembler au vent d'ouest ). J'ai trouvé admirable votre rapprochement des grands officiers mélancoliques et d'un coeur si noble avec Picquart*. Quand je désespère de ne plus trouver un livre qui m'élève et qui m'enseigne je reçois une telle lettre et je me retrouve avec quelque confiance dans la nature humaine et quelque allégresse dans la vie. Mon cher petit vous auriez bien tort de croire que mon silence est celui qui prépare l'oubli. C'est celui qui comme une cendre fidèle couve la tendresse intacte et ardente. Mon affection pour vous demeure ainsi et s'avive sans cesse et je vois mieux que c'est une étoile fixe en la voyant à la même place quand tant de feux ont passé. Je ne dis pas comme dans Vigny et ceux qui passeront, car il n'y en a pas d'allumé. En est-il de même pour vous ? A propos de Vigny je retiens pour vous ce qu'il dit dans une lettre de ce Moïse que vous aimez. J'ai été bien égayé quand vous m'avez écrit que Mme Lemaire s'imagine que j'ai " fait venir " Bréville* à Dieppe le jour où j'y suis venu. Comment une femme si fine peut-elle concevoir quelque chose de si baroque... J'ai su que vous avez écrit une lettre à Reinach* qu'il a déclarée écrite dans le plus admirable langage qu'il ait jamais lu. Il s'inquiétait alors, m'a dit Straus, de savoir votre adresse, mais comme il y a longtemps il a dû vous écrire. Au revoir cher âtre puisque c'est ainsi que vous appelait Mallarmé, ce qui comme dirait Yturri* est une consécration. Je vous dirai retournant les beaux vers de Baudelaire que rien aujourd'hui ni le boudoir, ni le soleil rayonnant sur la mer ne me vaut l'âtre.
            A Bientôt


                                   Marcel.

*       Voir l'affaire Dreyfus 
**      musicien                                                                                                                           
***   journaliste politique
**** compagnon de Montesquiou