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mardi 7 février 2012

Lettres à Madeleine 3 Apollinaire

... Lettres à Madeleine ( celle-ci suit celle du 20 mai )

                                                                        25 mai 1915

                  Oui, chère petite fée si lointaine, hélas, et si proche cependant, vous m'avez écrit une lettre délicieuse le 17 mai et je suis un méchant de vous avoir écrit il y a quelques jours une lettre désabusée, pardonnez-moi!... pardonnez-moi surtout de pouvoir me sentir désabusé quand je n'ai été abusé en rien et que tout ce qui m'arrive de vous provient de votre libéralité  exquise, libéralité qui dans la dernière lettre confine à la prodigalité. J'ai lu et relu cette jolie lettre et comme je voudrais qu'un coup de baguette les supprimât ces distances... Moi aussi je la vois votre terrasse et les couleurs ardentes, claires et violemment tendres qui naissent de votre soleil, ces mauves puissants et suaves comme l'amour ces roses sains et délicieux comme la joie, ces bleus silencieux et profonds comme la volupté.
                   Toutefois, petite fée, n'ayez pas froid dans le dos, nous, du moins je ne souffre pas. En réalité, je m'amuse beaucoup ou plutôt c'est indéfinissable... je n'en sais rien, mais vos lettres me rendent joyeux à l'extrême... Il n'y a que les absences qui me fassent de la peine... Et puis cela dépend tellement des jours... Mais je n'ai nullement souffert de l'angoisse du danger... Je crois que peu de soldats la connaissent dans cette guerre. Je suis venu ici avec l'inquiétude, sans songer que la vie dans les grandes villes modernes, les trams, les autobus, les autos simples etc.  tous ces engins de notre civilisation  nous avaient habitués au danger et la venue d'un obus ne me parait guère plus dangereuse - bien qu'elle le soit - que l'arrivée d'une auto lancée à toute vitesse.
                    Aujourd'hui même, ce matin, dans le bois si déchiqueté dont je vous ai parlé, un fusant a éclaté au-dessus de moi. j'ai été arrosé par les balles littéralement arrosé. Aucune ne m'a touché mais je les ai vues devant moi, tomber à deux centimètres de mon visage, elles dégringolaient à travers le feuillage. C'est la première fois que cela m'arrivait, je n'ai même pas eu une petite émotion et j'ai fait tout ce qu'il est possible à un homme qui ne se sent ni particulièrement brave ni particulièrement aguerri, pour susciter en moi l'émotion. Et cependant il m'est arrivé souvent à Paris, me sentant seul, dans mon cabinet de travail, d'avoir peur de cette solitude le soir.
                     Je n'y comprends rien... Sont-ce les récits des gens de ma batterie qui parlant entre eux, ont si souvent répété que je faisais le service le plus dangereux de la batterie qui m'ont habitué par contraste à ne rien craindre ? Est-ce le sort de mon prédécesseur tué d'un éclat d'obus sur la lisière du petit bois charmant qui par contraste aussi m'incite à n'avoir pas peur ? Mais le fait que je n'ai pas de crainte en y allant, tandis que j'en  frissonne maintenant en vous écrivant et que mon coeur bat tandis que ce matin je n'avais ni crainte ni confiance mais une simplicité et une légèreté d'esprit qui m'étonnaient moi-même.
                     Je vous écris avec la confiance d'un homme qui écrit à une fille dont il estime infiniment l'esprit, aussi je voudrais bien que vous ne voyiez dans ce récit aucune vantardise ni bravade. C'est loin de mon caractère et je ne me donne nullement pour un foudre de guerre. Il est possible que demain j'ai peur. J'analyse simplement une sensation ou plutôt l'absence d'une sensation. Car la bravoure consiste selon l'étymologie même à braver un danger et il n'y a aucune bravoure dans mon cas, tandis qu'il est possible qu'après tout je dusse être un lâche à la baïonnette ou dans un combat corps à corps ou même dans une casemate pendant un bombardement. Je n'en sais rien. toujours est-il qu'après avoir quitté le bois tandis que les obus miaulaient prenant une autre direction que la mienne, je me suis tourné vers les tranchées car j'étais dans un lieu découvert face à des hauteurs occupées par les Allemands et je vis des masses de fumée verdâtre qui roulaient, il ne me parut point que cette fumée venait jusqu'à moi mais ma vue se voilait, je titubais, il me semblait que le sol tournait violemment en changeant souvent le sens de ses torsions, c'est alors qu'étant dans le sainfoin en fleur je mis le pied sur un corps mou qui sauta, me terrifiant littéralement et poussant un cri semblable à la voix des polichinelles à qui on presse sur le ventre, en même temps deux perdrix s'élevèrent avec le bruit spécial qui accompagne leur envolée. Cela me réveilla et je me retrouvai dans le même état de simplicité qu'avant, sauf cette lourdeur et ce vertige que j'attribuai au soleil, mais j'ai appris qu'on en avait ressenti autant dans des villages beaucoup plus éloignés c'était donc le Brome... Cependant ces vapeurs n'ont pas été du côté de notre batterie où personne ne s'en est plaint. Voilà donc un  récit dont les détails sont plus pathétiques que la réalité qui ne l'est point car l'après-midi a été charmant et nous avons de façon congruente sablé du champagne brut en l'honneur de l'Italie et encore une fois je ne voudrais nullement que vous preniez ce récit pour les déclarations de quelqu'un qui veut se faire plaindre, car en tout ceci, je considère que je me suis bien plutôt amusé qu'embêté de quelque façon que soit..
                     Merci de m'avoir envoyé la mesure de votre annulaire si mignon !  Je vais commencer le ciselage - est-ce le mot ? - ou plutôt la ciselure ( je ne sais plus écrire ).
                      En effet la hutte est maintenant très coquette toute décorée de toiles de tentes qui protègent l'habitant de la pluie, sur le toit de roseaux aux endroits les plus gouttières j'ai mis des carreaux de ciment ou carton ciment que j'ai trouvé près d'une écluse. J'ai maintenant une table, une lampe à pétrole et un verre à dents qui est un verre gradué de pharmacien...
                      Mais si ! Ma forêt est embêtante, parce que les gens y sont embêtants, les officiers bien mais un peu distants... on les connaît peu... ( l'artillerie n'est pas l'infanterie où en campagne hommes et officiers sont très proches. ) Le maréchal des logis-chef, je n'en parle point, le sous-chef garçon de café, le reste paysan, les hommes charretiers ou à l'avenant... Je vais souvent pour me recréer aux échelons des deux autres batteries de mon groupe, qui sont cantonnés dans une petite ville charmante mais extrêmement bombardée, et je suis beaucoup plus ami avec les gradés des deux autres batteries qu'avec ceux de la mienne. En effet, l'ennui dans une forêt ne serait pas possible si... ( voyez plus haut ) et ma première oeuvre publiée ( L'Enchanteur pourrissant ) célébrait uniquement cette prodigieuse matrice qu'est la forêt, créatrice de prestiges et vies sans cesse renouvelés.
                        Ne me parlez pas de mes vers. Vous ne connaissez pas encore ma poésie, cela viendra... Je ne saurai me forcer...
                        Mais comme j'attends avec impatience, une impatience qui touche à la déraison ces photographies dont vous me parlez. L'eau m'en vient à la bouche... Pourquoi à la bouche?!
                        Petite fée  ! vous l'êtes certes puisque je le dis et que vous le croyez...
                        Mais comptez sur mon indulgence quand c'est mon admiration passionnée qui ira vous rejoindre dans votre belle Algérie, c'est pour rire... et je vous sais bien plus coquette et à juste raison très consciente de votre beauté, car le mot n'est pas trop fort.
                        Le silence le plus complet autour de vous ? que signifie?... Mais tout ce qui est de vous et qui de vous vient à moi est pour moi seul, j'en suis jaloux à un point que ne pourriez imaginer... Et puis je suis encore si content que vous ayez signé de votre petit nom, c'est beaucoup plus gentil, plus amical, plus charmant que l'M insexué des lettres précédentes.
                        J'oubliais de vous dire qu'avant-hier Pentecôte j'ai écouté un concert militaire dans un village voisin - Il avait lieu dans un parc très ancien. J'y ai cueilli une rose dont je vous envoie des pétales. Le matin j'avais vu un commandant-évêque, à cheval, en costume mi-commandant, mi-évêque, impression singulière, et à mon gré, pas très agréable.
                        Je n'aime guère ces retours. Ils me paraissent déraisonnables, bien que je ne sois contre aucune croyance et qu'en ayant parfois, je conçois très bien qu'on ait la foi très ancrée en soi.
                        Petite fée il est une heure du matin, ce qui après tout doit être une heure indue même pour les braves et pour le front.
                        Je demande la permission de baiser respectueusement et discrètement cette main de fée si mignonne, si petite dont la mesure de l'annulaire me donne comme un symbole très certain et je vous prie de m'écrire le plus vite et le plus longuement possible ce qui sera une bonne action de votre part.
                        Au revoir, petite fée
                                                                              
                                                                                         Guillaume Apollinaire