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samedi 18 juillet 2015

Correspondance Proust Gide extraits 3 ( Lettres France )



lepoint.fr

                                                                     Enveloppe datée du 11 juin 1914

            Cher ami,
            Je vous remercie mille fois d'avoir eu la gentillesse de m'écrire ; je crains que ce que j'ai voulu dire ait bien peu passé dans mes phrases et que ce qui seul m'a paru valoir la peine d'écrire demeure inconnu. Vous êtes trop bon de penser aussi à mes ennuis et à mes chagrins ; hélas, la mesure a été comblée par la mort d'un jeune homme que j'aimais probablement plus que tous mes amis puisqu'elle me rend si malheureux. Bien que de la plus humble " condition " et n'ayant aucune culture, j'ai de lui des lettres qui sont d'un grand écrivain
C'était un garçon d'une intelligence délicieuse ; et ce n'est pas du reste du tout pour cela que je l'aimais. J'ai été longtemps sans m'en apercevoir, moins longtemps que lui d'ailleurs. J'ai découvert en lui ce mérite si merveilleusement incompatible avec tout ce qu'il était, je l'ai découvert avec stupéfaction, mais sans que cela ajoutât rien à ma tendresse. Après l'avoir découvert, j'ai eu seulement quelque plaisir à le lui apprendre. Mais il est mort avant de bien savoir ce qu'il était, et même avant de l'être entièrement. Tout cela est mêlé à des circonstances si affreuses que, déjà brisé comme j'étais, je ne sais comment je peux porter tant de chagrin. Merci aussi d'avoir été indulgent à Monsieur de Charlus. J'essayai de peindre l'homosexualité épris de virilité parce que, sans le savoir, il est une Femme. Je ne prétends nullement que ce soit le seul homosexuel. Mais c'en est un qui est très intéressant et qui, je crois, n'a jamais été décrit. Comme tous les homosexuels du reste, il est différent du reste des hommes, en certaines choses pire, en beaucoup d'autres infiniment meilleur. De même qu'on peut dire :
             " Il y a un certain rapport entre un tempérament arthritique ou nerveux de telle personne et ses dons de sensibilité, etc. "                                                                   
Résultat de recherche d'images pour "charlus"je suis convaincu que c'est à son homosexualité que Monsieur de Charlus doit de comprendre tant de choses qui sont fermées à son frère le Duc de Guermantes, d'être tellement plus fin, plus sensible. Je l'ai marqué dès le début. Malheureusement l'effort d'objectivité que je fis là comme partout rendra ce livre particulièrement haïssable. Dans le troisième volume en effet, où Monsieur de Charlus ( qui ne fit qu'apparaître en celui-ci ) tient une place considérable, les ennemis de l'homosexualité seront révoltés des scènes que je peindrai. Et les autres ne seront pas contents non plus que leur idéal viril soit présenté comme une conséquence d'un tempérament féminin. Quant à ce volume-ci ( où d'ailleurs Monsieur de Charlus paraîtra ailleurs que dans le passage que vous avez lu ), je ne sais si je dois lui laisser le titre Le Côté de Guermantes. Dans les romans russes, anglais, dans les vieux romans français, on met 1er volume, 2me volume, et personne ne s'étonne qu'une " Partie ", commencée à la fin du 2me volume, s'achève au commencement du 3me. Mais avec les titres pour chaque volume ! En réalité la 1re partie du Côté de Guermantes se passe encore du côté de chez Swann, et le premier tiers du 3me volume se passe du côté de Guermantes. Faut-il laisser ce titre et expliquer cette inexactitude dans une note, ou trouver un autre titre pour le second volume ?
            Quand à mon titre A la Recherche du Temps perdu, l'explication qu'en a donnée Monsieur Ghéon m'a vraiment porté malheur, car ( ce qui montre du reste la grande influence qu'il exerce ) il n'est plus un critique, hollandais ou breton, qui ne me " resserve ", en moins bon langage, ses reproches. Il semble bien pourtant que " Temps perdu " signifie " Passé ", et puisque j'annonçais le 3me  volume sous le titre :
" Le Temps retrouvé ", c'était bien dire que j'allais vers quelque chose, que tout cela n'était pas une vraie évocation de dilettante. Fallait-il donc dès le début annoncer ce que je ne découvrirais qu'à la fin ? je ne crois pas, pas plus que je ne crois qu'il ait été d'un artiste de dévoiler tout de suite que si Swann laissait Monsieur de Charlus sortir avec Odette, c'était parce que celui-ci avait été épris de Swann dès le collège, et qu'il savait n'avoir pas à être jaloux. Cher ami, j'aime tant causer avec vous que je me fatigue trop ; je vous dis adieu et je vous remercie encore en vous assurant de mes sentiments bien profondément affectueux et admiratifs.


                                                                                          Marcel Proust     

                                                                 Enveloppe datée du 20 juin 1914

                                                   Cher ami,  
CalmetteCaillaux.jpg            Je ne vous remercie que d'un mot car j'ai bien peu de forces. Mais je vous remercie de tout mon coeur. La raison pour laquelle je n'ai pas fait appel à votre amitié, c'est tout simplement qu'il est à peu près impossible d'entrer dans ma chambre. Je fais sans cesse des fumigations qui m'aident à respirer, mais en empêcheraient les autres. Et comme le temps est très lourd, même si je laisse la porte ouverte, la fumée ne s'échappe pas ; vous ne verriez pas clair ; vous suffoqueriez. De plus, la femme de mon pauvre ami est maintenant ici. Je n'ai pas trop de regrets d'être incapable d'écrire en ce moment un article, malgré l'honneur que ce serait pour moi de parler des Caves et la reconnaissance que je vous aurais de me le permettre. Mais mon seul appui au Figaro, Calmette, n'est plus. Et même de son vivant, je n'ai jamais pu, sauf une seule fois, parler d'un livre. C'était réservé à d'autres. Il y a nombre d'amis à qui j'ai promis de parler d'eux et qui ont toujours attendu en vain, parce que Calmette me disait : " Nous verrons plus tard. " Et puis, plus tard, vous savez ce qui est arrivé. Il est vrai que Robert de Flers, qui est un de mes plus anciens camarades et qui tout récemment encore ayant appris des ennuis que j'avais, fort oubliés depuis mes chagrins plus cruels hélas, a voulu très gentiment me rendre service, ferait sans doute ce qu'il pourrait pour me faciliter cela. Mais son pouvoir au Figaro n'est pas aussi grand qu'était celui de Calmette. Je ne sais trop si cela se serait réalisé. Je n'ai pas reçu les Caves, et j'en conclus que l'ouvrage n'est pas paru car j'avais envoyé un bulletin à la N.R.F. pour qu'un exemplaire me soit réservé. Vous ne verrez rien de Monsieur de Charlus dans la N.R.F., car les extraits que j'ai donné n'ont plus trait à lui, bien qu'il paraisse encore dans le second volume et ait avec le narrateur une conversation assez longue à Paris, après la scène que vous avez lue ( à Balbec ). C'est du reste dans le 3me volume qu'il prend toute son importance. Mais je ne sais pourquoi je parle du 3me volume. Je ne sais même si le second paraîtra jamais et, à ce point de vue, je regrette d'avoir donné des extraits à la N.R.F. Depuis la mort de mon pauvre ami, je n'ai pas eu le courage d'ouvrir un seul des paquets d'épreuves que Grasset m'envoie chaque jour. Ils s'empilent tout ficelés les uns sur les autres, et je ne vois pas quand, ni si jamais, j'aurai le courage de me remettre à la besogne. J'ai arrangé les extraits pour le prochain numéro de la N.R.F. parce que je craignais qu'un morceau aussi long ne fît trop défaut. Mais c'est tout ce que j'ai pu faire!
Et je ne sais ce que je pourrai ensuite. Dîtes, je vous prie, à Copeau quelle profonde sympathie j'ai pour lui et combien le succès ( si l'on peut employer pour quelque chose de si noble et de si rare ce mot décrié ) de son entreprise m'a réjoui. Croyez-moi, cher Gide, votre admirateur et ami reconnaissant.


                                                                                             Marcel Proust



                                                                                                    24 décembre 1914

            Cher ami,                                                                                       actualitte.com
            Je vous remercie mille fois de m'avoir fait inviter chez Madame Raoul Duval. J'ai beaucoup regretté de ne pouvoir assister à cette soirée. Mais vous savez combien je me lève peu. Puis, j'avais cru que c'était une matinée. Quand la carte m'est retombée sous les yeux, j'ai reconnu mon erreur, mais celle-ci était excusable. Le chiffre 21, précisément le même que celui de la date, était suivi de " 15 heures ". Cher ami, je souhaite de tout mon coeur que l'année qui vient soit pleine pour vous de travaux féconds, de grandes oeuvres. Mon plus modestes travail est interrompu. Depuis plusieurs semaines l'imprimeur, ayant, à ce que j'ai cru comprendre, licencié ses ouvriers, ou se consacrant, disent d'autres, à l'ouvrage de Larbaud ( depuis que je vous ai écrit cela, des lettres de la " Semeuse ", communiquées par Madame Lemarié, me font croire qu'il manque vraiment d'ouvriers ). ne m'a plus envoyé une épreuve. Madame Lemarié, à qui j'ai fait téléphoner, et que je vous supplie de ne pas relancer, vous me désobligeriez beaucoup, n'a pu que confirmer la 1re version, en disant que bientôt tout recommencerait. Mais je ne sais si je serai aussi capable de travailler alors, que je l'étais ces temps-ci. Et puis je crains de nouveaux accrocs... J'ai écrit à Madame Raoul Duval un mot de remerciement et d'excuse. Cher ami, je pense beaucoup à Cuverville. Hier en relisant La Bruyère, dans une maxime, qui d'ailleurs ne peut nullement, comme il arrive au contraire si souvent, servir d'agréable allusion, j'ai trouvé le mot " Les Nourritures " employé dans un sens juridique. Mais comme c'est au pluriel, et en italique, comme si on citait le nom de votre livre, j'ai pensé comme La Bruyère l'aurait admiré et cela m'a été doux comme si je vous embrassais. Votre tout dévoué

                                                                                                Marcel Proust

            La fin de cette lettre, seulement, du 30 décembre ( le début daté par erreur du 24 doit être du 21 ) est écrite depuis une nouvelle lettre de Madame Lemarié qui ne me donne d'ailleurs aucune épreuve, mais me communique des lettres de l'imprimeur qui me font croire à la bonne volonté de Madame Lemarié.



                                                                                                  102 Boulevard Haussmann,
                                                                                                         jeudi 28 septembre 1916

            Cher ami,
            Depuis que vous êtes venu, que j'aie pensé constamment à vous, cela ne changeait en somme rien à ce qui était déjà. Mais le projet, chaque jour, d'aller vous voir le lendemain, les médicaments pris pour être en état de le faire, deux sorties ( les deux seules depuis votre visite ) pour aller vous trouver, et ayant exigé avant tant de fumigations, etc., qu'une fois dehors il était si tard que je n'ai plus osé aller rue Claude-Lorrain, tout cela je ne sais pas si vous vous en doutez, puisque mon agitation, incessante comme le mouvement des sphères, a abouti, comme lui, à un Silence dont vous n'avez peut-être pas deviné le bondissant et fébrile contenu. La première fois ( c'était je crois dimanche dernier ); Gallimard, le charmant Gallimard qui m'a tant touché en me parlant de vous une autre fois, est un peu responsable. Au moment de partir rue Claude-Lorrain, je suis entré dans un café, je lui ai téléphoné, et j'ai demandé à la dame répondante de s'informer si je pouvais aller voir ce soir Monsieur Gide. La dame est revenue en me disant, par une évidente et ingénieuse déformation ( qui plus tard m'a réjoui en confirmant l'exactitude d'une très analogue que j'avais mise dans mon livre et dont j'eusse souhaité pouvoir faire comme en arithmétique la preuve par 9 ), que Monsieur Gide avait dû dîner chez Monsieur Maurice Herbette. Or, je devine le nom du grand peintre qui s'est trouvé subir cette métamorphose. Ne me sentant pas encouragé, j'ai demandé Gallimard lui-même      ( auquel j'ai oublié de parler de Maurice Herbette ) ; il est venu au téléphone, m'a dit qu'il était dix heures moins 5, que vous vous couchiez de bonne heure, etc. Or je me suis rendu compte après qu'il s'était trompé, qu'il était 9 heures 35. Mais enfin, je comprends que vous habitez chez des amis. Peut-on aller vous y voir, sans indiscrétion ? Et, si oui, jusqu'à quelle heure ? Si vous me le dîtes, le premier jour où je serai bien, j'essaierai à tout hasard de vous trouver.
            Cher ami, je ne vous parle pas de mon livre ; Gallimard vous a certainement mis au courant de ma correspondance avec Grasset, des difficultés qu'a soulevées, que soulève encore ma rupture, et de ma joie de l'avoir accomplie pour aller du côté où me portaient mes sympathies et mon admiration. Comme je sais que rien ne se fait sans vous à la Nouvelle Revue Française et que vous en seriez informé par Gallimard, je n'ai pas voulu, de peur de vous paraître prétentieux et ridicule, le jour, mémorable pour moi seul, où j'ai dénoncé mon traité, vous l'annoncer solennellement dans une lettre, comme si j'avais été l'Italie ou la Roumanie.
            J'espère que vous avez de bonnes nouvelles de Rivière. Je me fais de sa grande action, de sa douloureuse vie, un si intime et journalier entretien, que je m'étonne parfois de ne pouvoir imaginer le visage de celui que, de ma part du moins, je pourrais appeler un ami, car, si je ne l'ai jamais vu, je ressens pour lui tout ce qui peut entrer de meilleur dans l'amitié.
            Ma rupture avec Grasset a été précédée de nouvelles objections que j'ai faites à Gallimard. Jamais homme n'accumula tant de bonnes raisons  que je ne fis pour le dissuader d'un projet qui me plaisait tant ; jamais homme non plus ne mit plus de courageux entêtement  que lui à se préparer des ennuis possibles sans compensation de plaisir. Et je n'appelle pas ennui le blâme des gens que nous méprisons et qui ne me ferait pas lever de mon lit, comme l'article de je ne sais quel critique médiocre fit, m'a-t-on dit, coucher Suarès dans le sien. ( C'est bien la peine d'avoir tant d'orgueil ! qui devrait préserver de ces souffrances-là, les seules que, malgré ma modestie, je ne connaisse pas. ) Mais je pense au blâme des gens qu'on admire, à Jammes mettant mon livre à l'Index, probablement, et aux bulles de Claudel ( j'ai vu une seule fois cinq minutes le premier et jamais le second, mais je pense que leur célébrité m'excuse de dire Jammes et Claudel sans " Monsieur " ). Cher ami, mes yeux sont trop fatigués pour que je puisse prolonger cette lettre qui d'ailleurs a dû excéder les bornes de votre bienveillante patience. Et je vous redis seulement toute mon admirative amitié.



                                                                                                 Marcel Proust