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samedi 17 mars 2012

Lettres à Madeleine 22 Apollinaire


1925

                                          
                                                      Lettre à Madeleine

                                                                                                                  17 septembre 1915

                Mon amour, j'ai aujourd'hui ta lettre du 11. Je n'écris plus à Narbonne Les lettres n'y parviendraient point à te joindre. Vénus se serait embarquée dans son port. Je crois que le bal va commencer ici. On nous montera demain des vivres pour 3 jours et de l'eau aussi. Par conséquent je croîs que nous n'aurons pas de lettres et que tu n'en recevras pas. Il faut ma chérie, que tu ne t'inquiètes pas de quelques jours sans lettres. Mais je t'écrirai tout de même chaque jour et toi aussi -
                D'autre part mon amour, il faut que tu gardes avec ton coeur nouveau de femme, dis-tu, ton coeur virginal de jeune fille. Les deux sont toi, n'en chasse aucun, les deux sont moi aussi.Si tu savais...
              Mais si, mon amour tu me rends très très heureux. Je trouve tout en toi et le bonheur que tu me donnes dans tes lettres bien que très voluptueux est d'une pureté merveilleuse. Non je ne souffre pas misérablement et honteusement. Je sais me dominer. Je ne souffre que de notre éloignement et aussi évidemment je préférerais t'avoir toute vraiment. Mais c'est tout. Je te désire infiniment et ce m'est délicieux. Je n'ai souffert que dans les temps où je ne savais pas encore - je le savais cependant - combien tu étais à moi. Mais maintenant il y a eu en moi toute la curiosité de mon amour pour toi mais rien de bas. Je t'adore mais j'ai trop le sentiment du devoir pour m'épuiser en imaginations qui pouvaient hanter un solitaire de la Thébaïde livré à lui-même et sans but, sinon un but métaphysique, mais non au soldat. D'ailleurs un soldat doit être chaste. Au début mon amie de Nice m'avait proposé de venir en seconde zone de secteur 59 où il y avait encore des patelins, je n'ai pas voulu. Je voulais être chaste. Je comptais me rattraper après la guerre ou en permission.Tu es venue ensuite à mon appel et tout le reste s'est écroulé. J'ai eu des occasions comme tout le monde dans le secteur 59 dans les villages de 2è zone, mais si même j'avais pu me laisser aller, ton souvenir, qui devenait un avenir, m'aurait retenu. J'aime ma chasteté actuelle parce qu'elle me permet de supporter les fatigues, de n'être pas malade et surtout parce qu'elle me permet d'être digne de Madeleine et que mon désir ne pourrait aller qu'à elle-même, en corps et âme. Mon désir va vers toi et non à une émanation, viendrait-elle de toi et pour rien au monde je ne voudrais être semblable à ce malheureux Ixion qui fit dodo avec un fantôme de nuées fait à la semblance de Junon. J'aime Madeleine et j'aime qu'elle m'écrive parce que ses lettres sont fines, intelligentes, voluptueuses, aimables, délicates, pleines d'aperçus sur elle, sur nous, mais ce ne sont pas ses lettres que j'aime, et un amour aussi monstrueux m'abaisserait trop à mes yeux pour qu'il puisse même être question d'une souffrance comme celle-là, tes lettres devenant les pommes du pauvre Tantale, non ne crains rien. Loin de me faire de la peine, tes lettres en me prouvant ton amour augmentent au contraire ma joie, ma joie de t'aimer toi si juvénile, si femme même si prête à notre amour complet. Et moi aussi quoique ce ne soit pas évidemment afin de créer la chasteté entre nous - au contraire - je prends tes lèvres purement et chastement. C'est-à-dire que je fais aux lettres la part qu'elles peuvent avoir mais que l'homme t'est tout entier réservé. Aussi te désiré-je infiniment pour le moment où je pourrai t'avoir.
             Je savais bien que tu ne portais pas de corset ! C'est merveilleux cette divination ! Je ne t'en ai parlé que parce que j'en avais l'intuition absolue. Je n'ai cependant pas insisté parce que j'aurais pu me tromper.Tu ne peux te figurer à quel point cette merveilleuse et importante nouvelle m'a fait plaisir.Ton buste est libre... Ma Madeleine.Tu es donc une divinité ! Et quant à la nouvelle qui concerne tes hanches de déesse, je l'avais aussi pensé à tes photos et à ta démarche, patent incessu dea. Tu as exactement les hanches que je préfère. Et pardonne à mon impudeur, je suis impudique avec une ingénuité de sauvage tu verras, mais pardonne-moi de te le dire aussi crûment, je crois que je ne pourrais pas aimer une femme qui n'aurait pas les hanches comme tu dis et comme tu les as. Sans y mettre aucun vice et aucune manie, j'ai l'âme des Grecs qui adoraient Vénus Callipage et je n'ai aucune honte d'un goût aussi hellénique. Donc, tue n'as pas à t'en consoler mais à t'en réjouir, ma très belle Madeleine. Mais où as-tu lu que Néron n'aimait pas les femmes aux hanches étroites ? Moi je les abomine.
               Ce Néron était donc bien remarquable. Je crois au demeurant qu'on a fait justice de toutes les accusations portées contre lui.
               Tes formes ma chérie sont admirables.Je l'avais vu dans ta photo en peignoir et aussi dans celle où tu es sur la terrasse et où ta jambe gauche est dessinée. J'attends avec impatience ta photo de Narbonne.
              Que j'aime ta phrase sur notre bonheur. Elle montre combien nos goûts coïncident en tout puisque tu la mets après m'avoir livré un peu, beaucoup même de ton corps que je devine admirable comme ta figure.
              Mon aimée, embrasse pour moi tes pieds, ces chers souffrants comme disaient les Précieuses qui, ma foi, n'étaient pas toujours ridicules.
              Oui mon amour nous donnerons mutuellement beaucoup beaucoup d'amour. Et puis pardonne à mon ingénuité qui me fait appeler les choses avec une précision qui est dans ma nature et dans la tienne aussi, car tu es aussi franche, aussi nette que moi, et va, mon amour, bien que j'aie plus vécu, je suis pur aussi et digne de ta merveilleuse pureté si voluptueuse.
             Et quand je pense à toi, ma chérie, chaque fois, brusquement c'est au Cantique des Cantiques que ton image me fait penser. Cette merveilleuse pastorale est comme un décor qui va si bien aux retraites africaines d'où tu m'écris, d'où tu m'appelles et me tends dans le plus pur des désirs le corps le plus beau, le plus vierge qui soit et aussi le plus voluptueux, ô mon amour.


                                                                                                                     Gui