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jeudi 5 avril 2012

Lettres à Madeleine 28 Apollinaire

   Lettre à Madeleine

                                                                                                              30 septembre1915

            Mon amour si tu savais combien me manque ta lettre quotidienne. C'est effrayant et injuste car quelle raison de laisser une colonie aussi importante que l'Algérie sans nouvelles quotidiennes de la métropole ? Je t'adore mon amour, mais il fait un affreux temps glacé. Il a plu tout le jour, un lamentable jour d'automne. Quelle tristesse. La pluie a inondé le trou où nous vivons j'ai dormi toute la nuit dans l'eau... Je t'écris avec de
l'encre prêtée par un sapeur-projecteur. Tu as lu tous les détails de la victoire d'ici dans les journaux. Je n'ai pas encore eu le courage de faire le compte des coups que j'ai tirés pendant l'extraordinaire bombardement qui a tant surpris les Boches. J'en ferai le compte demain, car le capitaine me l'a demandé. Il y a deux jours que je n'ai plus de lettre de mon amour. J'ai reçu le bulletin lyrique idiot où Paul Fort prince des poètes à la manque chante les batailles de loin et en un langage vraiment stupide - qu'il me tarde mon amour d'avoir de tes lettres passionnées. Je suis maintenant sans elles comme privé de la vie. Raconte-moi l'histoire de ta petite photo découpée où il n'y a que tes beaux yeux. Le vent souffle...

Il y a un vaisseau qui a emporté ma bien-aimée
Il y a dans le ciel six saucisses pareilles à des asticots dont il naît les étoiles
Il y a un sous-marin ennemi qui en voulait à mon amour
Il y a mille petits sapins brisés par les éclats d'obus autour de moi
Il y a un fantassin qui passe aveuglé par les gaz asphyxiants
Il y a que nous avons tout haché dans les boyaux de Nietzsche de Goethe et de Cologne
Il y a que je languis après une lettre de Madeleine
Il y a dans mon porte-cartes plusieurs photos de mon amour                                
Il y a les prisonnier qui passent la mine inquiète
Il y a une jeune fille qui pense à moi à Oran
Il y a une batterie dont les servant s'agitent autour des pièces
Il y a le vaguemestre qui arrive au trot par le chemin de l'Arbre Isolé
Il y a dit-on un espion qui rôde par ici invisible comme le bleu horizon
               dont il est vêtu et avec quoi il se confond
Il y a Vénus qui s'est embarquée nue dans un havre de la mer jolie pour Cythère
Il y a les cheveux noirs de mon amour
Il y a dressé comme un lys le buste de mon amour
Il y a des Américains qui font un négoce atroce de notre or
Il y a un capitaine qui attend avec anxiété les communications de la T.S.F. sur l'Atlantique
Il y a à minuit des soldats qui scient des planches pour les cercueils
Il y a des femmes qui demandent du maïs à grands cris devant un Christ sanglant à Mexico
Il y a le Gulf-Stream qui est si tiède et si bienfaisant
Il y a un cimetière plein de croix à 5 kilomètres
Il y a des croix partout de-ci delà
Il y a des figures de barbarie sur les cactus en Algérie
Il y a les longues mains souples de mon amour
Il y a un encrier que j'avais fait pour Madeleine dans une fusée de
              15 centimètres et qu'on n'a pas laissé partir
Il y a ma selle exposée à la pluie
Il y a les fleuves qui ne remontent leurs cours
Il y a l'amour qui m'entraîne avec douceur vers Madeleine
Il y avait un prisonnier
 boche qui portait sa mitrailleuse sur son dos
Il y a des hommes dans le monde qui n'ont jamais été à la guerre
Il y a des Hindous qui regardent avec étonnement les campagnes occidentales
Il y a des femmes qui apprennent l'allemand dans les régions occupées
Elles pensent avec mélancolie à ceux dont elles se demandent si elles les reverront
Et par-dessus tout il y a le soleil de notre amour

                                                                                                                              Gui