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jeudi 4 octobre 2012

Lettre à Madeleine 48 Apollinaire


                                                                                                                                    

     
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photo extraite site 14/18 la grande guerre
atelier du graveur dans une tranchée
                                         
                                                 Lettre à Madeleine

                                                                                                             30 novembre 1915

            Mon amour, notre deuxième jour de 1è ligne est commencé. C'est calme. Il n'y a que la mousqueterie et l'artillerie pr le moment. Notre tranchée est prise d'enfilade et les balles y sifflent tout le temps. Je la fais creuser pr parer à cet inconvénient qui peut coûter la vie à de braves gens. A certaines heures à peu près fixes on nous bombarde des obus de 105 et quelques 77 fusants, une pièce qui doit être tout près. Mais enfin pr le moment pas de ces horribles engins de tranchée qui sont plus terribles que tout et on parle si peu :
            Youyous  ainsi nommés du bruit plaintif qu'ils faisaient entendre en venant et que les Boches sont arrivés à supprimer. Si bien qu'on ne les entend plus venir et comme ils les peignent maintenant en bleu ciel on ne les voit plus non plus.
            Boîtes à merde, sortes de lits ou de grandes malles qui arrivent à une 60aine de mètres de hauteur et piquent brusquement et détruisent 200 m. de tranchée avec tout ce qui s'y trouve.
            Seaux à charbon, espèce de bombes ainsi nommées de leur forme et pleines de toutes sortes de ferraille. Engin horrible.
            Marie-Louise le plus grand de tous ces engins, bombe très haute et d'effets épouvantables.
            Nous, nous n'avons que nos petits paniers avec les grenades à main.
            La section de réserve tandis que nous veillons fabrique, les sphères, les chevaux de frise, les trébuchets pr augmenter nos défenses accessoires.                                                                 
                                                                             
            Tout ça est bien singulier et bien épouvantable. Pas plus que la vie de tranchée même. Les fantassins dorment partout, brusquement, sous la pluie, sur le sol. Ils aiment se creuser des niches de 40 centimètres de haut sur 1 m 80 de long en forme de berceau à flanc de tranchée, ils mettent leur toile de tente devant et les voilà pourvus d'un appartement où ils se trouvent bien.
            Mon amour adoré pas de lettre de toi, d'ailleurs aucune lettre de personne parce que l'on ne m'a pas encore fait suivre. J'ai oublié de te dire que je t'ai envoyé avant-hier de notre train de combat deux paquets. L'un contient deux catalogues de l'Exposition Delaunay en 1913 ou 1914, l'un est à moi, tu me le garderas. L'autre porte mon ex dono pour toi. Tu y liras un de mes poèmes que j'aime le plus, " Les Fenêtres ". C'est au demeurant, un de mes livres les plus rares que cette belle édition des " Fenêtres ". Je serai content que tu l'aies, mon amour. Le second paquet contient mes éperons dont je n'ai plus besoin et que tu me garderas, ma cagoule d'artilleur qui t'amusera, mon couvre-képi, que j'ai retrouvé et qui a fait campagne sur mon képi que tu as, une petite boîte contenant la dernière bague que j'ai faite comme artilleur ( ici, on n'a pas le temps ! ). Elle est pour ta maman, je crois qu'il faudra :lui donner 1 petit coup de pâte à polir. Les papiers de la boîte sont à garder aussi. Ce sont : ma permission de Châlons et des notes d'achats à Châlons. Je vais tâcher de savoir quel est mon tour de permission et te l'écrirai aussitôt. J'espère que ça ne tardera pas. Comme officier je voyage en première. Je crois d'après ce qu'on m'a dit mais ce n'est pas certain que le bateau n'est pas gratuit, sans doute 1/4 de place. Mon amour, nous dormirons le moins possible pr être le plus longtemps possible ensemble. Tu es mon amour chéri. Je te prends toute profondément. Je souhaite une lettre de toi aujourd'hui. S'il m'arrivait quelque chose tu serais prévenue, car j'ai donné ton nom comme personne à prévenir. J'ai donné toi et ma mère. Mais j'ai beaucoup de confiance, certitude même qu'il ne m'arrivera rien même si on monte à l'assaut de l'affreuse butte ( tu te souviens de ce qui était écrit sur le journal italien ).
            9 jours sans se laver, couché par terre, sans paille, sur un sol rempli de vermine, pas une goutte d'eau sinon celle qui sert aux appareils Vermorel pour vaporiser les masques à l'hyposulfite en cas de gaz. Nous avons mis des girouettes sur les parapets pr connaître la direction des vents et j'ai donné une douille de 75 à un de mes guetteurs pour frapper dessus comme sur un gong dès qu'il verra onduler les gaz. La tranchée de craie est très mauvaise et s'éboule souvent, il faut tout le temps consolider au moyen de sac à terre. Le quart qui se répète de 6h en 6h est très embêtant mais très nécessaire, sans quoi les hommes s'endormiraient aux créneaux par la grande fatigue. Moi qui dors peu, je n'ai qu'à m'étendre sur le sol comme font ces pauvres enfants que je commande et je m'endors aussitôt.
            C'est fantastique, ce qu'on peut supporter. Il n'y a guère de charbon, mais forcément on fournit la ration réglementaire des officiers. Alors j'ai pris mes deux sergents à coucher avec moi et les hommes qui ont froid peuvent se chauffer 4 par 4. De plus mon feu sert à réchauffer leur soupe. Ils sont très contents les pauvres gars. J'ai 2 sergents épatants, qui font campagne depuis le début.
            Jean Jean-Marie, Toulousain 33 ans, croix de guerre, proposé pr adjudant, énergique, rouspéteur, grognard mais de 1er ordre.
            Varroqueaux ( de l'Aisne, son village est envahi 20 ans ) courage du lion.
            Les caporaux sont moins bien, mais les sergents savent les mener.
            Mon amour je prends ta bouche, je t'adore. Tu... mon Madelon chéri et c'est passionnément que ma bouche prend ton parvis adoré.

                                                
                                                                                                               Gui
                             reste de l'église détruite durant la guerre 14/18


                                                                                                                                                               1er décembre 1915

            Mon amour, je n'ai eu encore aucune lettre de toi ni de personne. C'est triste, si triste. Notre secteur défend l'Arbre, le plus fameux des arbres d'aujourd'hui. Si tu suis les communiqués tu sais lequel. En somme on est juste devant où nous étions en batterie. Si tu sais où, je suis content, mais si tu ne le sais pas je ne peux préciser. Un parapet de ma tranchée est construit en partie avec des cadavres... Brr ! Mon poste de commandement est un abri-caverne avec des voûtes ogivales. Mon amour je t'adore. J'ai dormi une heure cet après-midi tandis que je n'étais pas de quart. Ah ! quelle autre vie celle des fantassins que celle des artilleurs. Ceux-ci font à peine la guerre. Une vraie idylle à côté du drame nu et profondément fatal de la guerre de première ligne. Ah ! mon amour, comme je t'aurais gagnée ! Tu sais que j'ai été nommé au titre de l'active. Je me demande pourquoi tant d'honneur. Enfin ! Mais il est clair que j'irai à l'assaut un de ces jours ! Ça ne fait pas un pli !! et je me doute bien de l'endroit dont il s'agira ! En attendant j'organise défensivement ma section. Ce n'est pas une sinécure tandis que passe uniquement la chanson des obus des balles et les rran des marmites qui éclatent, le jjj des éclats qui tombent, les plac des balles qui touchent un parapet. Je t'écris ce soir 30 à 8 h et continuerai demain cette lettre qui partira demain soir et porte la date de demain
       
                              
            Mon amour, je continue ma lettre, le 1er à 4h. Pas été ravitaillés hier. - Comme choses curieuses de tranchées il y a les pare-éclats taillés dans la tranchée et appelés éléphants selon leur forme. Il y a les girouettes pour voir la direction du vent en cas de gaz asphyxiants. Ma cagnat ou caverne porte un écriteau avec l'indication Ville Ste Anne. Si on a moins à faire je tâcherai de faire les ronds de serviette ces jours-ci après quoi, je crois que je ne ferai plus souvent d'objets, maintenant que je suis officier je n'en aurai plus guère les loisirs. T'ai-je dit qu'avant de quitter la position de mon ancienne Batterie au Trou-Bricot j'ai visité un autre cimetière beaucoup plus beau que le premier que je t'ai décrit. Croix très bien sculptées, aigles, inscriptions générales : celle-ci en ancien germanique et qui est peut-être tirée de Nibelungen et '" Liewer düd as slaw " ( plutôt mort qu'esclave ) et celle-ci : " Kein Schönrer Tod ist auf der Welt als Wer vor 'm Feind erschlagen " ( il n'est pas de plus belle mort au monde que de tomber frappé devant l'ennemi ). Et sur chaque tombe est avant le nom la formule suivante : " den Heldentod starb... " mourut de la mort des Héros ( un tel ). Ici la vie est bien plus mystérieuse, fatale que dans l'artillerie où l'on s'abrite dès que ça marmite. Ici au contraire si ça marmite tout le monde sort et tant pis s'il meurt ou s'il est blessé. Le langage des fantassins n'est pas grossier. Pauvres et braves soldats ! Leur rêve, c'est la bonne blessure ( un bras coupé ). Mais ils sont braves et naturellement car ils ont eu plusieurs fois à monter à l'assaut. Puis il y a le mystère des tranchées prises d 'enfilade soit par le fusil mécanique, soit par le canon-revolver, soit par la mitrailleuse, le mystère des sphères, des postes d'écoute, des sapes, des bruits entendus, des dénominations inattendues pr désigner les différents points de la carte secrète. Mon amour, je t'aime, je me lave sommairement avec l'eau
de Cologne que tu m'as envoyée, je fume les cigarettes qui sont bien arrivées ( 6 paquets dans une boîte de figues ). Je porte le petit tricot que tu m'as envoyé.                            
             Mon amour, je me suis lavé ce qui est tout à toi avec ton eau de Cologne. Tu es mon mignon chéri. Je t'aime d'une façon merveilleusement conquérante ma toute chérie.. Mon amour a encore augmenté et je croyais que c'était impossible. J'espère une lettre ce soir. Ici l'aumônier joue un rôle...Les lettres doivent partir je prends ta bouche.


                                                                                                 Gui