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dimanche 31 mai 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 10 France )


lemondedesarts.com

                                                 Livre dixième

            Tant que le Ciel m'avait laissé dans madame Odde une soeur tendrement chérie, et qui m'aimait plutôt d'un amour filial que d'une amitié fraternelle, sûr d'avoir dans son digne et vertueux époux un véritable ami, dont la maison serait la mienne, dont les enfants seraient les miens, je savais où vieillir en paix..... n'eût-il fait que conserver l'emploi qu'il avait à Saumur, ma petite fortune ajoutée à la sienne nous aurait fait vivre dans une honnête aisance.....
            Mais lorsque j'eus perdu ma soeur et ses enfants. Lorsque dans sa douleur, Odde abandonnant une ville où il ne voyait plus que des tombeaux et, renonçant à son emploi, se fut retiré dans sa patrie, mon avenir, si serein jusqu'alors, s'obscurcit à mes yeux. Je ne vis plus pour moi que les dangers du mariage ou que la solitude d'un triste célibat et d'une vieillesse abandonnée.
            Je redoutais dans le mariage des chagrins domestiques qu'il m'aurait été impossible d'essuyer sans mourir, et dont je voyais mille exemples. Mais un malheur plus effrayant encore était celui d'un vieillard obligé, ou d'être le rebut du monde en y traînant une ennuyeuse et infirme caducité, ou de rester seul délaissé, à la merci de ses valets, livré à leur dure insolence et à leur servile domination.
            Dans cette situation pénible,j'avais tenté plus d'une fois de me donner une compagne, et d'adopter une famille qui me tînt lieu de celle que la mort avait moissonnée autour de moi. Mais, par une heureuse fatalité, aucun de mes projets ne m'avait réussi lorsque je vis arriver à Paris la soeur et la nièce de mes amis MM Morellet : ce fut un coup du Ciel.
            Cependant tout aimables qu'elles me semblaient l'une et l'autre...... je n'imaginais pas qu'à cinquante ans passés je fusse un mari convenable à une personne qui n'avait guère que dix-huit ans. Ce qui m'éblouissait en elle..... était ce qui devait éloigner de moi l'espérance, et avec l'espérance, le désir de la posséder.
            Je ne vis donc pour moi, dans cette agréable aventure, que l'avantage d'une nouvelle et charmante société.
            Soit que madame de Montigny fût prévenue en ma faveur, soit que ma bonhomie lui convînt au premier abord, elle fut bientôt avec l'ami de ses frères comme avec un ancien ami qu'elle-même aurait retrouvé. Nous soupâmes ensemble. La joie qu'ils avaient tous d'être réunis anima ce souper. J'y pris la même part que si j'eusse été l'un des leurs. Je fus invité à dîner pour le lendemain et successivement se forma l'habitude de nous voir presque tous les jours......                                        Frantz Hals
            Un matin, l'un de mes amis et des amis de MM Morellet, l'abbé Maury, vint me voir et me dit :
            " - Voulez-vous que je vous apprenne une nouvelle ? Mademoiselle de Montigny se marie.
              - Elle se marie ? avec qui ?
              - Avec vous.
              - Avec moi
              - Oui, avec vous-même.
              - Vous êtes fou, ou vous rêvez.
              - Je ne rêve pas, et ce n'est point une folie. C'est une chose très sensée et dont aucun de vos amis ne se doute.                                          
            - Ecoutez-moi, lui dis-je, et croyez-moi car je vous parle sérieusement. Mademoiselle de Montigny est charmante. Je la crois accomplie et c'est pour cela même que je n'ai jamais eu la folle idée de prétendre au bonheur d'être un époux.
            - Eh bien, vous le serez sans y avoir prétendu !
            - A mon âge !
            - Bon ! A votre âge ! Vous êtes jeune encore, et en pleine santé.                              
            Alors le voilà qui déploie toute son éloquence à me prouver que rien n'était plus convenable, que je serais aimé, que nous ferions un bon ménage et, d'un ton de prophète, il m'annonça que nous aurions de beaux enfants.
            Après cette saillie il me laissa livré à mes réflexions et, tout en me disant à moi-même qu'il était fou, je commençai à n'être pas plus sage.
            Mes cinquante-quatre ans ne me semblèrent plus un obstacle si effrayant. La santé à cet âge pouvait tenir lieu de jeunesse. Je commençai à croire que je pouvais inspirer, non pas de l'amour mais une bonne et tendre amitié, et je me rappelai ce que disaient les sages : " Que l'amitié fait plus de bons ménages que l'amour. "
            Je n'étais pas riche, mais cent trente mille francs solidement placés étaient le fruit de mes épargnes.....
*            J'étais engagé ce jour-là à dîner chez MM Morellet. Je m'y rendis avec une émotion qui m'était inconnue. Je crois même me souvenir que je mis un peu plus de soin à ma toilette, et dès lors je donnai une attention sérieuse à ce qui commençait à m'intéresser vivement. Aucun mot n'était négligé, aucun regard ne m'échappait. Je faisais délicatement des avances imperceptibles et des tentatives légères sur les esprits et sur les âmes. L'abbé ne semblait pas y faire attention, mais sa soeur, son frère et sa nièce me paraissaient sensibles à tout ce qui venait de moi.
            Vers ce temps, l'abbé fit un voyage à Brienne en Champagne chez les malheureux Loménie avec lesquels il était lié depuis sa jeunesse et, en son absence, la société devint plus familière, plus intime.....
            Je savais quelle illusion pouvait faire la grâce unie à la beauté. Deux ou trois mois de connaissance et de société étaient bien peu pour s'assurer du caractère d'une jeune personne. J'en avais vu plus d'une dans le monde que l'on avait instruite qu'à feindre et à dissimuler. Mais on m'avait dit tant de bien de celle-ci...... il fallait donc me méfier de tout et ne croire jamais à rien.
            Une promenade aux jardins de Sceaux acheva de me décider...... Jusque-là le plaisir des sens avait été le seul attrait qui m'eût conduit..... Mon émotion était d'autant plus vive qu'elle était retenue, je brûlais d'en faire l'aveu, mais à qui l'adresser ? et comment serait-il reçu ? La bonne mère y donna lieu. Dans l'allée où nous nous promenions elle était à deux pas de nous avec son frère.
            " - Il faut, me dit-elle en souriant, que j'aie bien de la confiance en vous, pour vous laisser ainsi causer avec ma fille, tête à tête.
            - Madame, lui dis-je, il est juste que je réponde à cette confiance en vous disant de quoi nous nous entretenons.. Mademoiselle me faisait la peinture du bonheur que vous goûtez à vivre ensemble tous les quatre en famille, et moi, à qui cela faisait envie, j'allais vous demander si une cinquième, comme moi par exemple, gâterait la société.                                                                **
Résultat de recherche d'images pour "parc de sceaux cerisiers"            - Je ne crois pas, me répondit-elle, demandez plutôt à mon frère.
            - Moi, dit le frère avec franchise, je trouverais cela très bon.
            - Et vous, mademoiselle ?
            - Moi, dit-elle, j'espère que mon oncle l'abbé sera de l'avis de maman. Mais jusqu'à son retour permettez-moi de garder le silence. "
            ....... L'abbé se fit attendre. Enfin il arriva. Et quoique tout se fut arrangé sans son aveu, il le donna. Le lendemain le contrat fut signé. Il y institua sa nièce son héritière après sa mort et après la mort de sa soeur
et moi, dans cet acte dressé et rédigé par leur notaire, je ne pris d'autre soin que de rendre, après moi, ma femme heureuse et indépendante de ses enfants.
            Jamais mariage ne s'est fait sous de meilleurs auspices..... Nous étions bien persuadés l'un l'autre du voeu que nous allions faire à l'autel .....
            Le dîner après la toilette fut animé d'une gaieté du bon vieux temps. Les convives étaient d'Alembert, Chastellux..... Tous étaient occupés de la nouvelle épouse, et comme moi, ils en étaient si charmés, si joyeux, qu'à les voir, on eût dit que chacun en était l'époux.
            Au sortir de table on passa dans un salon en galerie dont la riche bibliothèque de l'abbé Morellet formait la décoration. Là, un clavecin, des pupitres annonçaient bien de la musique, mais quelle musique nouvelle et ravissante on allait entendre ! L'opéra de Roland, le premier opéra français qui eût été mis en musique italienne, et pour l'exécuter, les plus belles voix et l'élite de l'orchestre de l'Opéra.
            L'émotion qu'excita cette nouveauté eut tout le charme de la surprise. Piccini était au clavecin. Il animait l'orchestre et les acteurs du feu de son génie et de son âme. L'ambassadeur de Suède et l'ambassadeur de Naples assistèrent à ce concert, ils en étaient ravis. Le maréchal Beauvau fut aussi de la fête. Cet espèce d'enchantement dura jusqu'au souper où furent invités les chanteurs et les symphonistes......
            Il était convenu que nous habiterions ensemble, les deux oncles, la mère et nous, que nous paierions un cinquième par tête dans la dépense du ménage, et cet arrangement me convenait à tous égards. Il réunissait l'avantage d'une société domestique à celui d'une société toute formée du dehors et dont nous n'avions qu'à jouir.   Necker
           J'ai fait connaître une partie de ceux que nous pouvions appeler nos amis, mais il en est encore dont je n'ai pas voulu parler comme en passant et sur lesquels mes souvenirs se plaisent à se reposer.
4471074678_b806acfa09_o.jpeg            " Vous avez, mes enfants, entendu dire mille fois par votre mère et dans sa famille quelle était pour nous l'agrément de vivre avec M de Saint-Lambert et madame la comtesse d'Houdretot, son amie. Et quelle était le charme d'une société où l'esprit, le goût, l'amour des lettres, toutes les qualités du coeur les plus essentielles et les plus désirables nous attiraient, nous attachaient, soit auprès du sage d'Eaubonne, soit dans l'agréable retraite de la Sévigné de Sanois....
            Nous avions été, Saint-Lambert et moi, des sociétés du baron d'Holbach, d'Helvétius, de madame Geoffrin. Nous fûmes aussi constamment de celle de madame Necker. Mais, dans celle-ci, je datais de plus loin que lui, j'en étais presque le doyen.
            C'est dans un bal bourgeois, circonstance assez singulière, que j'avais fait connaissance avec madame Necker. Jeune alors, assez belle et d'une fraîcheur éclatante, dansant mal mais de tout son coeur.
            A peine m'eut-elle entendu nommer qu'elle vint à moi, avec l'air naïf de la joie.
            " - En arrivant à Paris, me dit-elle, l'un de mes désirs a été de connaître l'auteur des Contes moraux.
Je ne croyais pas faire au bal une si heureuse rencontre. Necker, dit-elle à son mari en l'appelant, venez vous joindre à moi pour engager M Marmontel, l'auteur des Contes moraux, à nous faire l'honneur de nous venir voir.
            M Necker fut très civil dans son invitation. Je m'y rendis. Thomas était le seul homme de lettres qu'ils eussent connu avant moi. Mais bientôt, dans le bel hôtel où ils allèrent s'établir, madame Necker, sur le modèle de la société de madame Geoffrin, choisit et composa la sienne.
            Etrangère aux moeurs de Paris, madame Necker n'avait aucun des agréments d'une jeune Française. Dans ses manières, dans son langage, ce n'était ni l'air, ni le ton d'une femme élevée à l'école des arts, formée à l'école du monde. Sans goût pour sa parure, sans aisance dans son maintien, sans attrait dans sa politesse, son esprit comme sa contenance, était trop ajusté pour avoir de la grâce.
            Mais un charme plus digne d'elle était celui de décence, de la candeur, de la bonté. Une éducation vertueuse et des études solitaires lui avaient donné tout ce que la culture peut ajouter dans l'âme à un excellent naturel. Le sentiment en elle était parfait mais, dans sa tête la pensée était souvent confuse et vague. Au lieu d'éclaircir ses idées, la méditation les troublait. En les exagérant elle croyait les agrandir. Pour les étendre elle s'égarait dans des abstractions ou dans des hyperboles. Elle semblait ne voir certains objets qu'à travers un brouillard qui les grossissait à ses yeux, et alors son expression s'enflait tellement que l'emphase en eût été risible, si l'on n'avait pas su qu'elle était ingénue.
            Le goût était moins en elle un sentiment qu'un résultat d'opinions recueillies et transcrites sur ses tablettes. Sans qu'elle eût cité ses exemples, il eût été facile de dire d'après qui et sur quoi son jugement s'était formé. Dans l'art d'écrire elle n'estimait que l'élévation, la majesté, la pompe. Les gradations, les nuances, les variétés de couleur et de ton la touchaient faiblement. Elle avait entendu louer la naïveté de La Fontaine, le naturel de Sévigné. Elle en parlait par ouï-dire mais elle y était peu sensible. Les grâces de la négligence, la facilité, l'abandon lui étaient inconnus. Dans la conversation même la familiarité lui déplaisait. Je m'amusais souvent à voir jusqu'où elle portait cette délicatesse. Un jour je lui citais quelques expressions familières que je croyais, disais-je, pouvoir être reçues dans le style élevé comme :
            " Faire l'amour - aller voir ses amours - commencer à voir clair - prendre votre parti - pour bien faire il faudrait - non, vois-tu - faisons mieux, etc. "
            Elle les rejeta comme indignes du style noble.
            " - Racine, lui dis-je, a été moins difficile que vous. Il les a toutes employées. "
            Et je lui en fis voir les exemples. Mais son opinion une fois établie était invariable, et l'autorité de Thomas ou celle de Buffon était pour elle un article de foi......
            Ce n'était point pour nous, ce n'était point pour elle qu'elle se donnait tous ces soins, c'était pour son mari. Nous le faire connaître, lui concilier nos esprits, faire parler de lui avec éloge dans le monde et commencer sa renommée ; tel fut le principal objet de la fondation de sa société littéraire. Mais il fallait encore que son salon, que son dîner, fussent pour son mari un délassement, un spectacle. Car, en effet, il n'était là qu'un spectateur silencieux et froid. Hormis quelques mots fins qu'il plaçait ça et là, personnage muet il laissait à sa femme le soin de soutenir la conversation. Elle y faisait bien son possible, mais son esprit n'avait rien d'avenant à des propos de table. Jamais une saillie, jamais un mot piquant, jamais un trait qui pût réveiller
les esprits. Soucieuse, inquiète, sitôt qu'elle voyait la scène et le dialogue languir, ses regards en cherchaient la cause dans nos yeux......
            Les attentions de madame Necker et tout son désir de nous plaire n'auraient pu vaincre le dégoût de n'être à ses dîners que pour amuser son mari. Mais il en était de ses dîners comme de beaucoup d'autres où la société jouissant d'elle-même dispense l'hôte d'être aimable, pourvu qu'il la dispense de s'occuper de lui.
            Lorsque Necker a été ministre, ceux qui ne l'avaient pas connu dans sa vie privée ont attribué son silence, sa gravité, son air de tête à l'arrogance de son nouvel état. Mais je puis attester qu'avant même qu'il eût fait fortune, simple associé du banquier Thélusson, il avait le même air, le même caractère silencieux et grave, et qu'il n'était ni plus liant, ni plus familier avec nous. Il recevait civilement sa compagnie, mais il n'avait avec aucun de nous cette cordialité qui flatte et qui donne à la politesse une apparence d'amitié.
            Sa fille a dit de lui qu'il " savait tenir son monde à distance "..... Mais la vérité simple était qu'un homme accoutumé, dès sa jeunesse, aux opérations mystérieuses d'une banque, et enfoncé dans les calculs des spéculations commerciales, connaissant peu le monde, fréquentant peu les hommes, très peu même les livres, superficiellement et vaguement instruit de ce qui n'était pas la science de son état, devait, par discrétion, par prudence, par amour-propre, se tenir réservé pour ne pas donner sa mesure......
            Heureux dans mes sociétés, plus heureux dans mon intérieur domestique, j'attendais, après dix-huit mois de mariage, les premières couches de ma femme comme l'événement qui mettrait le comble à mes voeux. Hélas !..... cet enfant si ardemment désiré était mort en venant au monde..... Sa mère étonnée, inquiète de ne pas entendre ses cris, demanda à le voir, et moi immobile et tremblant, j'étais encore dans le salon voisin à attendre sa délivrance, lorsque ma belle-mère vint me dire :
            " - Venez embrasser votre femme et la sauver du désespoir, votre enfant est mort en naissant. "..... Pâle et glacé, me soutenant à peine, je me traînai jusqu'au lit de ma femme, et là, faisant un effort sur moi-même :
***         " - Ma bonne amie, lui dis-je, voici le moment de me prouver que vous vivez pour moi. Notre enfant n'est plus. Il est mort avant d'avoir vu la lumière. "
            La malheureuse jeta un cri qui me perça le coeur, et tomba évanouie entre mes bras. Comme elle lira ces Mémoires, passons sur ces moments cruels.....
            A son second enfant, je la vis résolue à le nourrir de son lait. Je m'y opposai, je la croyais trop faible encore. La nourrice que nous avions choisie était, en apparence, la meilleure possible. L'air de la santé, la fraîcheur, un teint, une bouche de rose, de belles dents, le plus beau sein, elle avait tout, hormis du lait. Ce sein était de marbre. L'enfant dépérissait, il était à Saint-Cloud et, en attendant que sa mère fut en état d'aller le voir, le curé du village nous avait promis d'y veiller. Il nous en donnait des nouvelles. Mais le cruel nous abusait.
            En arrivant chez la nourrice nous fûmes douloureusement détrompés.
           " - Mon enfant pâtit, me dit sa mère. Vois comme ses mains sont flétries. Il me regarde avec des yeux qui implorent ma pitié. Je veux que cette femme me l'apporte à Paris et que mon accoucheur le voie. "
            Elle vint, il fut appelé, il visita son sein, il n'y trouva point de lait. Sur-le-champ il alla nous chercher une autre nourrice, et aussitôt que l'enfant eut pris ce nouveau sein, où il puisait à pleine source, il en trouva le lait si bon, qu'il ne pouvait s'en rassasier. Quelle fut notre joie de le voir revenir à vue d'oeil et se ranimer comme une plante desséchée et mourante que l'on arrose ! ce cher enfant était Albert, et nous semblons avoir un doux pressentiment des consolations qu'il nous donne......                                                                            A mesure que le bon lait de notre jeune Bourguignonne faisait couler la santé dans ses veines, nous voyions sur son petit corps, sur tous ses membres délicats, les chairs s'arrondir, s'affermir, nous voyions ses yeux s'animer, nous voyions son visage se colorer et s'embellir.Nous croyions aussi voir sa petite âme se développer et son intelligence éclore. Déjà il semblait nous entendre et commençait à nous connaître, son sourire et sa voix répondaient au sourire, à la voix de sa mère. Je le voyais aussi se réjouir de mes caresses. Bientôt sa langue essaya ses premiers mots de la nature, ces noms si doux qui, des lèvres de l'enfant, vont droit au coeur du père et de la mère.                                                           memo.fr
            Je n'oublierai jamais le moment où, dans le jardin de notre petite maison, mon enfant qui n'avait encore osé marcher sans ses lisières, me voyant à trois pas de lui à genoux, lui tendant les mains, se détacha des bras de sa nourrice et, d'un pied chancelant mais résolu, vint se jeter entre mes bras...... Une femme de nos amis disait de moi, assez plaisamment : " Il croit qu'il n'y a que lui au monde qui soit père. "...... Vous concevez qu'auprès de notre enfant nous n'avions l'un et l'autre à désirer aucun autre spectacle, aucune autre société.
            Notre famille cependant et quelques-uns de nos amis venaient nous voir les jours de fête......
            Nous faisions assez fréquemment des promenades solitaires, et le but de ces promenades était communément cette châtaigneraie de Montmorency que Rousseau a rendu célèbre.
            " - C'est ici, disais-je à ma femme, qu'il a rêvé de ce roman d'Héloïse dans lequel il a mis tant d'art et d'éloquence à farder le vice d'une couleur d'honnêteté et d'une teinte de vertu. "
            Ma femme avait du faible pour Rousseau. Elle lui savait un gré infini d'avoir persuadé aux femmes de nourrir leurs enfants et d'avoir pris soin de rendre heureux ce premier âge de la vie.
            " - Il faut, disait-elle, pardonner quelque chose à celui qui nous a appris à être mères. "
Résultat de recherche d'images pour "voltaire" ****       Mais moi qui n'avais vu dans la conduite et dans les écrits de Rousseau qu'un contraste perpétuel de beau langage et de vilaines moeurs. Moi qui l'avais vu s'annoncer pour être l'apôtre et le martyre de la vérité et s'en jouer sans cesse avec d'adroits sophismes, se délivrer par la calomnie du fardeau de la reconnaissance. Prendre dans son humeur farouche et dans ses visions sinistres les plus fausses couleurs pour noircir ses amis. Diffamer ceux des gens de lettres dont il avait le plus à se louer pour se signaler seul et les effacer tous, je faisais sentir à ma femme, par le bien même que Rousseau avait fait, tout le mal qu'il aurait pu s'abstenir de faire si, au lieu d'employer son art à servir ses passions, à colorer ses haines, ses vengeances, ses cruelles ingratitudes, à donner à ses calomnies des apparences spécieuses, il eût travaillé sur lui-même à dompter son orgueil, son humeur irascible, ses sombres défiances, ses tristes animosités, et à redevenir ce que l'avait fait la nature, innocemment sensible, équitable, sincère et bon......

            ..... Si j'avais eu la passion de la célébrité deux grands exemples m'en auraient guéri, celui de Voltaire et celui de Rousseau. Exemples différents, opposés sous bien des rapports, mais pareils en ce point, que la même soif de louanges et de renommée avait été le tourment de leur vie.
            Voltaire, que je venais de voir mourir, avait cherché la gloire par toutes les routes ouvertes au génie, et l'avait méritée par d'immenses travaux et par des succès éclatants. Mais sur toutes ces routes il avait rencontré l'envie et toutes les furies dont elle est escortée. Jamais homme de lettres n'avait essuyé tant d'outrages, sans autre crime que de grands talents et l'ardeur de les signaler. On croyait être ses rivaux en se montrant ses ennemis. Ceux qu'en passant il foulait aux pieds l'insultaient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et il y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui et il eut encore plus d'insectes à écraser que de serpents à étouffer. Mais il ne sut jamais ni dédaigner ni provoquer l'offense. Les plus vils de ses agresseurs ont été flétris de sa main. L'arme du ridicule fut l'instrument de ses vengeances, et il s'en fit un jeu redoutable et cruel. Mais le plus grand des biens, le repos, lui fut inconnu. Il est vrai que l'envie parut enfin lasse de le poursuivre et l'épargner au moins sur le bord du tombeau.
Résultat de recherche d'images pour "rousseau voltaire et montesquieu"            Dans le voyage qu'on lui permit de faire à Paris après un long exil, il jouit de sa renommée et de l'enthousiasme de tout un peuple reconnaissant des plaisirs qu'il lui avait donnés. Le débile et dernier effort qu'il faisait pour lui plaire, Irène, fut applaudie comme l'avait été Zaïre, et ce spectacle où il fut couronné fut pour lui le plus beau triomphe. Mais dans quel moment lui venait cette consolation, ce prix de tant de veilles !                                                                              *****
Le lendemain je le vis dans son lit :
            " - Eh bien ! lui dis-je, enfin, êtes-vous rassasié de gloire ?
              - Ah, mon ami ! s'écria-t-il, vous me parlez de gloire et je suis au supplice, et je me meurs dans des
tourments affreux ! "
            Ainsi finit l'un des hommes les plus illustres dans les lettres et le plus aimable dans la société. Il était sensible çà l'injure, mais il l'était à l'amitié. Celle dont il a honoré ma jeunesse fut la même jusqu'à sa mort et, un dernier témoignage qu'il m'en donna fut l'accueil plein de grâce et de bonté qu'il fit à ma femme lorsque je la lui présentai. Sa maison ne désemplissait pas du monde qui venait le voir, et nous étions témoins de la fatigue qu'il se donnait pour répondre convenablement à chacun. Cette attention continuelle épuisait ses forces et, pour ses vrais amis, c'était un spectacle pénible. Mais nous étions de ses soupers et là nous jouissions des dernières lueurs de cet esprit qui allait s'éteindre.
            Rousseau était malheureux comme lui et par la même passion. Mais l'ambition de Voltaire avait un fonds de modestie. Vous pouvez le voir dans ses lettres, au lieu que celle de Rousseau était pétrie d'orgueil. La preuve en est dans ses écrits.
            Je l'avais vu dans la société des gens de lettres les plus estimables, accueilli et considéré. Ce ne fut pas assez pour lui. Leur célébrité l'offusquait, il les crut jaloux de la sienne. Leur bienveillance lui fut suspecte. Il commença par les soupçonner, et il finit par les noircir. Il eut malgré lui des amis, ces amis lui firent du bien. Leur bonté lui fut importune. Il reçut leurs bienfaits, mais il les accusa d'avoir voulu l'humilier, le déshonorer, l'avilir. Et la plus odieuse diffamation fut le prix de leur bienfaisance.
            On ne parlait de lui dans le monde qu'avec un intérêt sensible. La critique elle-même était pour lui pleine d'égards et tempérée par des éloges. Elle n'en était, disait-il, que plus adroite et plus perfide. Dans le repos le plus tranquille, il voulait toujours, ou se croire, ou se dire persécuté. Sa maladie était d'imaginer dans les événements les plus fortuits, dans les rencontres les plus communes, quelque intention de lui nuire, comme si dans le monde tous les yeux de l'envie avaient été attachés sur lui.
            Si le duc de Choiseul avait fait conquérir la Corse, ç'avait été pour lui ôter la gloire d'en être le législateur. Si le même allait souper à Montmorency chez la maréchale de Luxembourg, c'était pour usurper la place qu'il avait coutume d'occuper auprès d'elle à table. Hume, à l'entendre, avait été envieux de l'accueil que lui avait fait le prince de Conti. Il ne pardonnait pas à Grimm d'avoir eu sur lui quelque préséance chez madame d'Epinay, et l'on peut voir dans ses mémoires comment son âpre vanité s'est vengée de cette offense.
            ....... Assurément à aucun prix je n'aurais voulu de la condition de Rousseau. Il n'avait pu l'endurer lui-même et, après avoir empoisonné ses jours, je ne suis point surpris qu'il en ait volontairement abrégé la truste durée.
            Pour Voltaire, j'avoue que je trouvais sa gloire encore trop chèrement payée par toutes les tribulations qu'elle lui avait fait éprouver, et je disais encore : " Moins d'éclat et plus de repos ". 

            J'ai dit quelle était, depuis quarante ans, mon amitié pour d'Alembert, et quel prix je devais attacher à la sienne. Depuis la mort de mademoiselle l'Espinasse, il était consumé d'ennui et de tristesse.......
            Thomas semblait encore avoir longtemps à vivre pour la gloire et pour l'amitié.
            Mais d'Alembert commençait à sentir les déchirements de la pierre, et bientôt il n'exista plus que pour souffrir et mourir lentement dans les plus cruelles douleurs.
            Dans une faible esquisse de son éloge j'ai essayé de peindre la douce égalité de ce caractère.....
            En le pleurant, j'étais loin de penser à lui succéder dans la place de secrétaire perpétuel de l'Académie française.

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                                                                           suite et fin livre onzième....../
            A notre retour à Paris......