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mardi 16 décembre 2014

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 2 France )




                                          
                                                            Livre deuxième


               J'ai lieu de croire que, depuis l'examen du préfet de Clermont, les jésuites avaient jeté les yeux sur moi. Deux de mes condisciples, et des plus distingués, étaient déjà dans leurs filets.....          
            Dans le peu de loisirs que j'avais à Clermont je m'étais fait un amusement du dessin ; et, comme j'en avais le goût, l'on m'en supposait le talent. J'avais l'oeil juste et la main sûre, il n'en fallait pas davantage pour l'objet qui me fit appeler un jour auprès du recteur.
            - Mon enfant, me dit-il, je sais que vous vous amuser à dessiner l'architecture, et je vous ai choisi pour me lever un plan  ; c'est celui de notre collège ; examinez bien l'édifice ; et, après en tracé exactement l'enceinte, figurez-en l'élévation. Apportez-y le plus grand soin, car votre ouvrage sera mis sous les yeux du roi.
            Tout fier de cette commission, j'allai m'en acquitter, et j'y mis, comme l'on peut croire, l'attention la plus scrupuleuse ; mais, pour avoir voulu trop bien faire, je fis très mal. L'une des ailes du bâtiment avait un étage, et l'autre aile n'en avait point. Je trouvai cette inégalité choquante, et je la corrigeai en élevant une aile comme l'autre.
            - Eh, mon enfant, qu'avez-vous fait ? me dit le recteur.
            - J'ai rendu, lui dis-je, mon père, l'édifice régulier.
            - Et c'est précisément ce qu'il ne fallait pas. Ce plan est destiné à montrer le contraire, d'abord au père confesseur, et, par son entremise, au ministre et au roi lui-même. Car il s'agit d'obtenir des fonds pour élever l'étage qui manque à l'une des deux ailes.
            Je m'en allai bien vite corriger ma bévue ; et, quand le recteur fut content :
            - Voulez-vous bien, mon père, me permettre, lui dis-je, une observation ? Ce collège qu'on vient de vous bâtir est beau, mais il n'y a point d'église. Vous y dîtes la messe dans une salle basse.......
            Le jésuite sourit de ma naïveté.
            - Votre observation, me dit-il, est très juste ; mais vous avez dû remarquer aussi que nous n'avons point de jardin.
            - Et c'est aussi de quoi je me suis étonné.
            - N'en soyez plus en peine ; nous aurons l'un et l'autre..... Quoi ! vous ne voyez pas en-dehors du fer à cheval qui ferme l'enceinte du collège, vous ne voyez pas cette église des PP. Augustins, et ce jardin dans leur couvent ?
            - Eh bien, mon père ?
            - Eh bien, ce jardin, cette église seront les nôtres ; et c'est la Providence qui semble les avoir placés si près de nous.                                                                                                        
            - Mais, mon père, les Augustins n'auront donc plus ni jardin, ni église ?      betty-my-tripper.tips.com
            - Au contraire, ils auront une église plus belle et un jardin encore plus vaste : nous ne leur ferons aucun mal, à Dieu ne plaise ! et en les délogeant nous saurons les dédommager.
            - Vous délogerez donc les PP. Augustins .
            - Oui, mon enfant, et leur maison sera, pour nos vieillard, une infirmerie, un hospice.....
            - Rien n'est plus juste, assurément ; mais je cherche où vous logerez les PP. Augustins.
            - ....... ils auront le couvent, l'église et le jardin des PP. Cordeliers. N'y seront-ils pas à leur aise.....
            - Fort bien ! Mais que deviennent les PP. Cordeliers ?                          
            - Je me suis attendu à cette question, et il est juste que j'y réponde : Clermont et Mont-Ferrand faisaient deux villes autrefois, maintenant elles n'en font qu'une, et Mont-Ferrand n'est plus qu'un faubourg de Clermont, aussi dit-on Clermont-Ferrand. Or, vous saurez qu'à Mont-Ferrand les Cordeliers ont un couvent superbe ; et vous concevez bien qu'il n'est pas nécessaire qu'une ville ai deux couvents de Cordeliers....... Au reste, mon enfant, ce que je vous confie est encore le secret de la société ; mais vous n'y êtes pas étranger ; et je me plais dès à présent à vous regarder comme étant l'un des nôtres.
            Tel fut, autant qu'il m'en souvienne, ce dialogue où Blaise Pascal aurait trouvé le mot pour rire, et qui ne me parut que sincère et naïf.

            Un muletier d'Aurillac, qui passait sa vie sur le chemin de Clermont à Toulouse, voulut bien se charger de moi. J'allais sur l'un de ses mulets, et lui, le plus souvent à pied, cheminant à côté de moi.
            - Monsieur l'abbé, me dit-il, vous serez obligé de passer chez moi quelques jours, car mes affaires m'y arrêtent. Au nom de Dieu, employez ce temps-là à guérir ma fille de sa folle dévotion. Je n'ai qu'elle, et pas pour un diable elle ne veut se marier. Son entêtement me désole.
            La commission était délicate ; je ne la trouvai que plaisante ; je m'en chargeai volontiers.....
                Je ne fus pas peu surpris lorsqu'en entrant chez lui, je vis une maison commode, bien meublée, d'une propreté singulière, et qu'une espèce de soeur grise, jeune fraîche, bien faite, vint au-devant de Pierre ( c'était le nom du muletier ), et l'embrassa en l'appelant mon père. Le souper qu'elle nous fit servir n'avait pas moins l'air de l'aisance. Le gigot était tendre et le vin excellent. La chambre que l'on me donna avait, dans sa simplicité, presque l'élégance du luxe. Jamais je n'avais été si mollement couché. Avant de m'endormir je réfléchis sur ce que j'avais vu : " Est-ce, dis-je en moi-même, pour passer quelques heures de sa vie à son aise que cet homme en tracasse et consume le reste en de si pénibles travaux. Non, c'est une vieillesse tranquille et reposée qu'il travaille à se procurer, et ce repos, dont il jouit en espérance, le soulage de ses fatigues. Mais cette fille unique qu'il aime tendrement, par quelle fantaisie, jeune et jolie comme elle est, s'est-elle vêtue en dévote ? Pourquoi cet habit gris, ce linge plat, cette croix d'or sur sa poitrine et cette guimpe sur son sein ? Ces cheveux qu'elle cache comme sous un bandeau sont pourtant d'une jolie teinte. Le peu que l'on voit de son cou est blanc comme l'ivoire. Et ces bras ! ils en sont aussi de cet ivoire pur, et ils sont faits au tour ! " Sur ces réflexions je m'endormis, et le lendemain j'eus le plaisir de déjeuner avec la dévote. Elle me demanda obligeamment des nouvelles de mon sommeil.
            - Il a été fort doux, lui dis-je ; mais il n'a pas été tranquille, et les songes l'ont agité. Et vous, mademoiselle, avez-vous bien dormi ?
            - Pas mal, grâce au Ciel, me dit-elle.
            - Avez-vous fait aussi des rêves ?
            Elle rougit, et répondit qu'elle rêvait bien rarement.
            - Et quand vous rêvez, c'est aux anges ?
            - Quelquefois aux martyrs, dit-elle en souriant.
            - Sans doute aux martyrs que vous faites ?
            Moi ! je ne fais point de martyrs.
            - Vous en faites plus d'un, je gage, mais vous ne vous en vantez pas. Pour moi, lorsque dans mon sommeil je vois les cieux ouverts, ce n'est presque jamais qu'aux vierges que je rêve. Je les vois, les unes en blanc, les autres en corset et en jupon de serge grise, et cela leur sied mieux que ne ferait la plus riche parure.  Rien dans cet ajustement simple n'altère la beauté naturelle de leurs cheveux ni de leur teint ; rien n'obscurcit l'éclat d'un front pur, d'une joue vermeille ; aucun pli ne gâte leur taille, une étroite ceinture en marque et en dessine la rondeur. Un bras pétri de lys et une jolie main avec ses doigts de roses sortent, aisément. Mais quelque plaisir que j'aie à voir en songe toutes ces jeunes filles dans le Ciel, je suis un peu affligé, je l'avoue, de les y voir si mal placées.
            - Où les voyez-vous donc placées, demanda-t-elle avec embarras.
            - Hélas ! dans un coin, presque seules, et ( ce qui me déplaît encore bien davantage ) auprès des pères capucins !
            - Auprès des pères capucins ! s'écria-t-elle en fronçant le sourcil/
           - Hélas ! oui, presque délaissées, tandis que des augustes mères de famille, environnées de leurs enfants qu'elles ont élevés, de leurs époux qu'elles ont rendu bienheureux déjà sur la terre, de leurs parents qu'elles ont consolés et réjouis dans leur vieillesse en leur assurant des appuis, sont dans une place éminente, en vue à tout le Ciel, et toutes brillantes de gloire.
            - Et les abbés, demanda-t-elle d'un air malin, où les a-t-on mis ?
            - S'il y en a, répondis-je, on les aura peut-être aussi nichés dans quelque coin éloigné de celui des vierges.
            - Oui, je le crois, dit-elle, et l'on a fort bien fait, car ce serait pour elle de dangereux voisins.
            Cette querelle sur nos états réjouissait le bonhomme Pierre. Jamais il n'avait vu sa fille si éveillée ni si parlante ; car j'avais soin dans mes agaceries de mettre, comme dirait Montaigne, une aigre-douce pointe de gaîté piquante et flatteuse qui semblait la fâcher, et dont elle me savait gré. Son père enfin, la veille de son départ et du mien pour Toulouse, me mena seul dans sa chambre, et me dit :
            - Monsieur l'abbé, je vois bien que sans moi jamais vous et ma fille vous ne seriez d'accord. Il faut pourtant que cette querelle de dévote et d'abbé finisse. Il y a bon moyen pour cela ; c'est de jeter tous les deux aux orties, vous ce rabat, elle ce collet rond, et j'ai quelque doutance que si vous le voulez, elle ne se fera pas longtemps tirer l'oreille pour le vouloir aussi. Pour ce qui me regarde, comme dans le commerce j'ai fait dix ans les commissions de votre brave homme de père et que chacun me dit que vous lui ressemblez, je veux agir avec vous rondement et cordialement.
            Alors, dans les tiroirs d'une commode qu'il ouvrit, me montrant des monceaux d'écus :
            - Tenez, me dit-il, en affaires il n'y a qu'un mot qui serve : voilà ce que j'ai amassé, et que j'amasse encore pour mes petits enfants, si ma fille m'en donne ; pour vos enfants, si vous voulez et si vous lui faites vouloir.
            Je ne dirai point qu'à la vue de ce trésor je ne fus point tenté..... le bonhomme Pierre n'y mettait d'autre condition que de rendre sa fille heureuse.
            - Je continuerai, disait-il, de mener mes mulets ; à chaque voyage, en passant je grossirai ce tas d'écus dont vous aurez la jouissance. Ma vie à moi, c'est le travail et la fatigue. J'irai tant que j'aurai la force et la santé, et, lorsque la vieillesse me courbera le dos et me roidira les jarrets, je viendrai achever de vivre et me reposer près de vous.
            - Ah ! mon bon ami Pierre, qui mieux que vous, lui dis-je, aura mérité ce repos d'une heureuse et longue vieillesse ! Mais à quoi pensez-vous, de vouloir donner pour mari à votre fille un homme qui a déjà cinq enfants !
            - Vous, monsieur l'abbé ! cinq enfants à votre âge  !                        
            - Hélas ! oui. N'ai-je pas deux soeurs et trois frères ? Ont-ils d'autre père que moi ? C'est de mon bien et non pas du vôtre que ceux-là doivent vivre ; c'est à moi de leur en gagner.
            - Et pensez-vous en gagner avec du latin, me dit Pierre, comme moi avec mes mulets ?
            - Je l'espère, lui dis-je, mais au moins ferai-je pour eux tout ce qui dépendra de moi.
            - Vous ne voulez donc pas de ma dévote ? Elle est pourtant gentille, et surtout à présent que vous l'avez émoustillée.
            - Assurément, lui dis-je, elle est jolie, elle est aimable, et j'en serais tenté plus que de vos écus. Mais, je vous le dis, la nature m'a déjà mis cinq enfants sur les bras , le mariage m'en donnerait bientôt cinq autres, peut-être plus, car les dévotes en font beaucoup, et ce serait trop d'embarras.
            - C'est dommage, dit-il : ma fille ne voudra plus se marier.
            - Je crois pouvoir vous assurer, lui dis-je, qu'elle n'a plus pour le mariage le même éloignement. Je lui ai fait voir que dans le Ciel les bonnes mères de famille étaient fort au-dessus des vierges ; et en lui choisissant un mari qui lui plaise, il vous sera facile de lui mettre dans l'âme ce nouveau genre de dévotion.
            Ma prédiction s'accomplit.

            ........ Mon ambition était d'avoir une école de philosophie. Ce fut de quoi je m'occupai.
            Mon âge était toujours le premier obstacle à mes vues....... presque aucun de mes écoliers ne serait moins jeune que moi. Sur cette grande difficulté, je consultai un vieux répétiteur appelé Morin, le plus renommé dans les collèges. Il causa longtemps avec moi, et me trouva suffisamment instruit. Mais le moyen que de grands garçons voulussent être à mon école ! Cependant il lui vint une idée qui fixa son attention.
            - Cela serait plaisant, dit-il en riant dans sa barbe. N'importe, je verrai : cela peut réussir.
            Je fus curieux de savoir quelle était cette idée.
            - Les Bernardins ont ici, me dit-il, une espèce de séminaire où ils envoient de tous côtés leurs jeunes gens faire leurs cours. Le professeur de philosophie qu'ils attendaient vient de tomber malade, et, pour le suppléer jusqu'à son arrivée, ils se sont adressés à moi. Comme je suis trop occupé pour être ce suppléant, ils m'en demandent un, et je m'en vais vous proposer.
            On m'accepta sur sa parole. Mais lorsqu'il m'amena le lendemain, je vis distinctement l'effet du ridicule qui naissait du contraste de mes fonctions et de mon âge. Presque toute l'école avait de la barbe, et le maître n'en avait point. Au sourire un peu dédaigneux.... j'opposai un air froid... je m'informai..... de la règle de leur maison pour le temps des études et pour l'heure des classes ; je leur indiquai quelques livres dont ils avaient à se pourvoir...... Je m'aperçus que, de leur part, une attention sérieuse avait pris la place du ton léger et de l'air moqueur par où elle avait commencé.
            Le résultat de celle que Morin venait d'avoir avec des supérieurs, fut que le lendemain matin j'irais donner ma première leçon.

quizz.biz                                J'étais piqué du sourire insultant que j'avais essuyé en me présentant chez ces moines. Je voulus m'en venger, et voici comment je m'y pris. Il est du bel usage de dicter à la tête des leçons de philosophie une espèce de prolusion qui soit comme le vestibule de ce temple de la sagesse où l'on introduit ses disciples, et qui par conséquent doit réunir un peu d'élégance et de majesté. Je composai ce morceau avec soin ; je l'appris pas coeur ; je traçai et j'appris de même le plan qui devait présenter l'ordonnance de l'édifice, et, la tête pleine de mon objet, je m'en allai gravement et fièrement monter en chaire. Voilà mes jeunes Bernardins assis autour de moi, et leurs supérieurs debout, appuyés sur le dos des bancs, et impatients de m'entendre. Je demande si l'on est prêt à écrire sous ma dictée. On me répond qu'oui. Alors les bras croisés, sans cahier sous les yeux, et, comme en parlant d'abondance, je leur dicte mon préambule, et puis ma distribution de ce cours de philosophie, dont je marque en passant les routes principales et les points les plus éminents.
            Je ne puis me rappeler sans rire l'air ébahi qu'avaient mes Bernardins, et avec quelle estime profonde ils m'accueillirent lorsque je descendis de chaire. Cette première espièglerie m'avait trop bien réussi pour ne pas continuer et soutenir mon personnage....... Morin alla les voir..... il voulut bien me témoigner lui-même sa surprise que cela fut dicté de tête, je lui répondis par une sentence d'Horace que Boileau a traduite ainsi :
            Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
            Et les mots, pour le dire, arrivent aisément.
            Ainsi, chez les gascons, je débutai par une gasconnade......
            ...... la fortune vint encore au-devant de moi.
            Il y avait à Toulouse un hospice fondé par les étudiants de la province du Limosin. Dans cet hospice appelé le collège de la Sainte-Catherine, les places donnaient un logement et 200 luvres de revenu, durant les cinq années de grade. Lorsqu'une de ces places était vacante, les titulaires y nommaient au scrutin, bonne et sage institution. Ce fut dans l'une de ces vacances que mes jeune compatriotes voulurent bien penser à moi. Dans ce collège où la liberté n'avait pour règle que le décence, chacun vivait à sa manière ; le portier et le cuisinier étaient payés à frais communs....... cette épargne, qui suivait tous les ans l'accroissement de mon école, devint assez considérable pour commencer à mettre mes parents à leur aise......
            En feuilletant par hasard un recueil des pièces couronnées à l'académie des Jeux floraux, je fus frappé de la richesse des prix qu'elle distribuait : c'étaient des fleurs d'or et d'argent. Je ne fus pas émerveillé de même de la beauté des pièces qui remportaient ces prix, et il me parut assez facile de faire mieux. Je pensai au plaisir d'envoyer à ma mère de ces bouquets d'or et d'argent, et au plaisir qu'elle aurait elle-même à les recevoir de ma main. De là me vint l'idée et l'envie d'être poète...... J'acquis un exemplaire des odes de Rousseau..... Je me mis à chercher quelque beau sujet d'ode. Celui auquel je m'arrêtai fut celui de l'invention " de la poudre à canon ". Je me souviens qu'elle commençait par ces vers :
            Toi qu'une infernale Euménide
            Pétrit de ses sanglantes mains.                                                  
            Je ne revenais pas de mon étonnement d'avoir fait une ode si belle...... en la mettant au concours, je n'avais aucun doute qu'elle ne remportât le prix. Elle ne l'eut point..... Je fus outré, et, dans mon indignation, j'écrivis à Voltaire, et lui criai vengeance en lui envoyant mon ouvrage. On sait avec quelle bonté Voltaire accueillait les jeunes gens qui s'annonçaient par quelque talent pour la poésie.....  Ce qui me flatta beaucoup plus encore que sa lettre, ce fut l'envoi d'un exemplaire de ses oeuvres, corrigé de sa main, dont il me fit présent. Je fus fou d'orgueil et de joie...... Ainsi commença ma correspondance avec cet homme illustre, et cette liaison d'amitié qui, durant trente-cinq ans, s'est soutenue jusqu'à sa mort, sans aucune altération.
            Je continuai de travailler pour l'académie des Jeux floraux, et j'obtins des prix tous les ans......
          
            Lorsque j'allai demander à l'archevêque de vouloir bien obtenir pour moi ce qu'on appelle un dimissoire pour recevoir les ordres de sa main, je lui trouvai la tête pleine de préventions contre moi :
" Je n'étais qu'un abbé galant tout occupé de poésie, faisant ma cour aux femmes, et composant pour elles des idylles et des chansons, quelquefois même sur la brune allant me promener et prendre l'air au cours avec de jolies demoiselles. " Cet archevêque était la Roche-Aymond, homme peu délicat dans sa morale politique;
mais affectant le rigorisme pour des pêchés qui n'étaient pas les siens, il voulut m'envoyer en faire pénitence dans le plus crasseux et le plus cagot des séminaires. Je reconnus l'effet des bons offices de Goutelongue, et  mon dégoût pour le séminaire de Calvet me révéla, comme un secret que je me cachais à moi-même, le refroidissement de mon inclination pour l'état ecclésiastique.
            Ma relation avec Voltaire, à qui j'écrivais quelquefois en lui envoyant mes essais, et qui voulut bien me répondre, n'avait pas peu contribué à altérer en moi l'esprit de cet état.  
            Voltaire en me faisant espérer des succès dans la carrière poétique, me pressait d'aller à Paris, seule école du goût où pût se former le talent. Je lui répondis que Paris était pour moi un trop grand théâtre, que je m'y perdrais dans la foule ; que d'ailleurs étant né sans bien, je ne saurais qu'y devenir ; qu'à Toulouse je m'étais fais une existence honorable et commode, et qu'à moins d'en avoir une à Paris à peu près semblable, j'aurais la force de résister au désir d'aller rendre hommage au grand homme qui m'y appelait.
            Cependant il fallait bientôt me décider pour un parti. La littérature à Paris, le barreau à Toulouse, ou le séminaire à Limoges...... Je sentis le besoin de consulter ma mère : je ne la croyais point malade, mais je la savais languissante ; j'espérais que ma vue lui rendrait la santé : j'allai la voir.
freelancechristianity.c                      Je laisse mon frère à Toulouse ; et, sur un petit cheval que j'avais acheté, je pars...... Quand je passai devant l'église on disait vêpres, et, en y allant, l'un de mes anciens condisciples, le même qui depuis a épousé ma soeur, Odde, me rencontra..... Hélas ! j'étais bien affligé dans ce moment ! Je venais d'embrasser ma mère, et, à sa maigreur, à sa toux, au vermillon brûlant dont sa joue était colorée, je croyais reconnaître la même maladie dont mon père était mort...... Je pris sur moi autant qu'il me fut possible, pour dissimuler à ma mère la douleur dont j'étais saisi. Elle qui connaissait son mal l'oublia..... J'ai su depuis qu'elle avait exigé du médecin et de nos tantes de me flatter sur son état, et de ne m'en laisser aucune inquiétude......
            L'enchantement où était ma mère de mes succès académiques s'était répandu autour d'elle..... Comme tout le monde venait féliciter ma mère, mademoiselle B. y vint aussi, avec ses soeurs, et selon l'usage, il fallut bien qu'elle permît à l'arrivant de l'embrasser. Mais, au lieu que les autres appuyaient le baiser innocent que je leur donnais, elle s'y déroba en retirant doucement sa joue.....
            De trois semaines que je passai près de ma mère, il me fut impossible de ne pas dérober quelques moments à la nature pour les donner à l'amitié reconnaissante. Ma mère l'exigeait ; et, pour ne pas priver nos amis du plaisir de m'avoir, elle venait assister elle-même aux petites fêtes qu'on me donnait. Ces fêtes étaient des dîners où l'on s'invitait tour à tour......                                                            jbwhips.com
Basterne            Enfin je lui parlai du ralentissement de mon ardeur pour l'état ecclésiastique, et de l'irrésolution où j'étais sur l'état d'un nouvel état. C'est alors qu'elle parut calme et qu'elle me parla froidement.
            - L'état ecclésiastique, me dit-elle, impose essentiellement deux devoirs, celui d'être pieux et celui d'être chaste : on est bon prêtre qu'à ce pris ; et, sur ces deux points, c'est à vous de vous examiner. Pour le barreau, si vous y entrez, j'exige de vous la parole la plus inviolable que vous n'y affirmerez jamais que ce que vous croire vrai, que vous n'y défendrez jamais que ce que vous croirez juste. A l'égard de l'autre carrière que M. de Voltaire vous invite à courir, je trouve sage la précaution de vous assurer à Paris une situation qui vous laisse le temps de vous instruire et d'acquérir plus de talents ; car il ne faut point vous flatter                   
ce que vous avez fait est peu de chose encore. Si M.de Voltaire peut vous la procurer, cette situation honnête, livre et sûre, allez, mon fils, allez courir les hasards de la gloire et de la fortune, je le veux bien ; mais n'oubliez jamais que la plus honorable et plus digne compagne du génie, c'est la vertu......
            Je les fis ces adieux cruels, et ma mère eut dans ce moment un courage au-dessus du mien ; car elle ne se flattait plus, et moi, je me flattais encore.......
          ...... elle me parla de Voltaire. Ce beau présent qu'il m'avait fait d'un exemplaire de ses oeuvres, je le lui avais envoyé : l'édition en était châtiée ; elle les avait lues, elle les relisait encore......
            J'allai donc achever le cours de mes études ; et, comme j'avais pris, à deux fins, mes premières inscriptions à l'école du droit canon, il est vraisemblable que ma résolution ultérieure aurait été pour le barreau. Mais, vers la fin de cette année, un petit billet de Voltaire vint me déterminer à partir pour Paris :
" Venez, m'écrivait-il, et venez sans inquiétude. M. Orri, à qui j'ai parlé, se charge de votre sort., signé,
Voltaire. " Qui était M. Orri ? Je ne le savais point. J'allai le demander à mes bons amis de Toulouse, et je leur montrai mon billet
            - M. Orri ! s'écrièrent-ils ; eh ! cadedis ! c'est le contrôleur-général des finances. Ah ! cher ami, ta fortune est faite ; tu seras fermier-général. Souviens-toi de nous dans ta gloire. Protégé du ministre, il te sera facile de gagner son estime, sa confiance, sa faveur. Te voilà tout à l'heure à la source des grâces. Cher Marmontel, fais-en couler vers nous quelques ruisseaux. Un petit filet du Pactole suffit à notre ambition.
            .......  Je n'eus donc rien de plus presser que de partir : mais, comme mon opulence future ne me dispensait pas dans ce moment du soin de ménager mes fonds, je cherchais les moyens de faire mon voyage avec économie, lorsqu'un président du parlement, M. de Puget, me fit prier de l'aller voir, et me proposa, en termes obligeants, d'aller à frais communs avec son fils en litière à Paris. Je répondis à Monsieur le président que, quoique la litière me parut lente et ennuyeuse, l'avantage d'y être en bonne compagnie compensait ce désagrément ; mais que pour les frais de ma route, mon calcul était fait ; qu'il ne m'en coûterait que quarante écus par la messagerie, et que j'étais décidé à m'en tenir là. Monsieur le président, après avoir inutilement essayé de tirer de moi quelque chose de plus, voulut bien se réduire à ce que je lui offris.....
            Je laissai mon frère à Toulouse..... je donnai pour asile à mon frère le séminaire des Irlandais Je payai un an de sa pension d'avance, et, en l'embrassant, je lui laissai tout le reste de mon argent, n'ayant plus moi-même un écu lorsque je partis de Toulouse ; mais, en passant à Montauban, j'y allais trouver de nouveaux fonds.
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            Montauban, ainsi que Toulouse, avait une académie littéraire qui tous les ans donnait un prix. Je l'avais gagné cette année, et je ne l'avais point retiré. Ce prix était une lyre d'argent de la valeur de cent écus. En arrivant j'allai recevoir cette lyre, et tout d'un temps je la vendis. Ainsi, après avoir payé d'avance au muletier les frais de mon voyage, et bien régalé mes amis, qui, en cavalcade, m'avaient accompagné jusques à Montauban, je me trouvai riche enore de plus de cinquante écus...... Jamais on est allé plus lentement.....
J'étais fait pour trouver des muletiers honnêtes gens. Celui-ci nous faisait une chère délicieuse.....
            Il est vrai que mon compagnon de voyage le payait mieux que moi : aussi voulut-il bien se prévaloir de cet avantage ; mais il ne me trouva pas disposé à l'en laisser jouir.......
            Cependant comme nos entretiens étaient coupés par de longs silences, j'eus le temps de traduire en vers le poème de la " Boucle de cheveux enlevée " amusement dont le produit allait être bientôt pour moi d'une si grande utilité.
            J'avais aussi dans mes rêveries deux abondantes sources d'agréables illusions. L'une était l'idée de ma fortune, et..... l'autre était le tableau fantastique et superbe que je me faisais de cette capitale, où ce que je me figurais de moins magnifique était d'une élégance noble ou d'une belle simplicité. L'une de ces illusions fut détruite dès mon arrivée à Paris ; l'autre ne tarda point à l'être. Ce fut aux bains de Julien que je logeai en arrivant, et dès le lendemain matin je fus au lever de Voltaire.


                                                                                            ............/
                                                                                                     à suivre

           Les jeunes gens........  à



                                                                                                                                             
                                                                                                                                                                                                        livre troisième