dimanche 17 juin 2012

Lettres à Madeleine 39 Apollinaire



         Guillaume Apollinaire
                                                  Lettre à Madeleine

            Lettres des 21, 22, 23 et 24 octobre. Ces lettres  remplies de propos galants tels qu'on a pu les lire déjà, affirme ses sentiments amoureux mais dans le courrier du 21 octobre il précise...
            " ... Je t'envoie aujourd'hui un livre qui était sous presse avant la guerre et qui vient de paraître ( nte de l'éditeur - Les trois Don Juan - Bibliothèque des Curieux ) C'est sans valeur mais t'amusera peut-être venant de moi. Tu verras à quoi on est obligé de descendre pr gagner sa vie à Paris et j'ai toujours résisté à faire des travaux plus bas comme ont fait Willy ou les auteurs de romans-feuilletons. Néanmoins, tu te rendras compte que j'ai autre chose à écrire. J'ai fait cela en m'amusant, mais c'est triste quand même et plus mal payé que les trucs à Willy et surtout feuilletonistes sentimentaux. C'est écrit rapidement avec les diverses histoires de Don Juan. J'ai pris tout ce que j'ai pu à Molière pr le Tenorio et le dernier n'est que le résumé sous la traduction mot à mot du Don Juan de Byron. Néanmoins, je ne mets pas ces choses parmi mes ouvrages et n'y fais même pas mention ) l'endroit du - Du même auteur - , de L'Hérésiarque Alcools etc...)

                                                                                               25 octobre 1915 ( pour partir le 26 )

            Amour, je mets ici une petite remarque autant pour moi que pour toi, dans ma dernière vie anecdotique je citais le mot allemand Rittergut ajoutant qui signifie, je crois, un domaine auquel était attaché le titre de chevalier, c'était tout simplement une terre noble que ne pouvaient acquérir les vilains. C'est le baron de Stein qui obtint cette faveur de Frédéric Guillaume quand il fit abolir le servage
            Pour ce que je te disais hier à propos de la fréquence de nos étreintes complètes, c'est toi qui en réglera l'usage, en considérant qu'il faut ménager la durée des forces, de façon à pouvoir s'aimer très longtemps jusque dans la vieillesse sans fatigue. L'usage en est excellent et sain, l'abus est redoutable et émousse le plaisir.
            La privation d'eau dont tu parlais hier se fait surtout sentir pour ce qui concerne le lavage du linge. En tout cas j'en prends toujours pour me laver à fond moi-même et 1 fois par semaine le conducteur non monté lave tout de même le linge.
            Voilà la vie, on se lève quand on veut à moins qu'on ne tire et le cri à vos postes vous met vite debout, car on dort tout habillé. Moi, je me lève quand on ne m'appelle point pr raison de service à 7 h. Quand je suis de jour je distribue l'eau, sinon je vais déjeuner aussitôt, café noir et pain avec le repas froid qui est soit du gruyère soit de la confiture. Puis je me mets nu jusqu'à la ceinture et me lave dans une cuvette que j'ai depuis le commencement, cuvette en zinc émaillé qui accrochée derrière le caisson quand on est en route, en a déjà vu de toutes les couleurs. Je me sers encore de ta savonnette, je me lave la poitrine, le cou, les aisselles les mains au savon, puis dans une nouvelle eau je me rince. Après quoi je me lave la tête et la rince, puis le visage, après quoi je lave tout ce qui est à toi conjugalement. Puis je m'habille puis on tire ou on lit jusqu'à la soupe 10h 1/2 puis on attend les lettres. Je ne compte naturellement pas les tirs qui viennent n'importe quand le jour ou la nuit et durent ce qu'ils durent. En principe, on mange encore à 4h 1/2 et on reprend le café, puis moi j'écris jusqu'à 10 h ou s'il y a de l'eau et s'il ne pleut pas je prends une douche en plein air, me brosse les dents et vais me coucher vers onze heures. 1 nuit sur 2 on ne dort pas on est de garde, pas moi mais mes hommes mais pas moyen de dormir. Dans le jour je me rencontre souvent avec Berthier m. d. l  de la 2è pièce qui sort peu ou Dufreney m. d. l. de la 1è pièce il vit tout seul dans un petit trou où il a juste la place de s'étendre. Il y a 1 mois 1/2 nous avions une cagnât commune avec Berthier nous y écrivions, il y faisait de la photo, fini depuis l'attaque. J'ai une table pliante que j'ai fabriquée et 1 petit banc pr m'asseoir et un lit assez bien. Mais je ne pourrai pas emporter le lit et je crains qu'au fur et à mesure des changements on ne trouve de moins en moins de planches. Le lit est en planches, le fond en treillage de fil de fer, les clous sont fabriqués de bouts de fils d'acier, sur le treillage il y a de la paille sur la paille un sac puis un isolateur que j'ai trouvé du côté de Reims puis ma toile de tente pliée en 2 je me couche dedans et sur moi couverture de cheval couvre-pied, manteau, au pied du lit devant la porte il y a ma table.
                                     

            Mon amour je viens de recevoir tes lettres du 18 et du 19. Oui sois calme mon amour et patiente quand tu ne reçois pas de lettre de moi. Mon amour je t'adore. Je prends ta bouche infiniment, et j'aime tes seins durs comme des obus, mon amour chéri. Non, mon amour tu ne m'as pas encore parlé de tes jambes et je voudrais aussi une longue lettre sur tes hanches. J'adore tes seins qui sont si beaux. Ils s'impriment dans ma chair. Et je te fais encore cette caresse que tu devines. Je te mange mon amour et je me fais une barbe de sapeur avec ta toison que j'adore. J'adore ce sourire qui était l'annonciation. moi aussi m'amour tout ce qui n'est pas toi m'est indifférent . J'adore que tout soit désir en toi Madeleine, c'est ainsi en moi aussi. Mais oui tu m'aimes bien, mon grand amour, ma belle pâmée, mon adorable évanescente, mon Ariel voluptueux. Ton corps se contracte parce que tu ignores encore mon attouchement et puis c'est peut-être ta façon.
            Parle-moi longuement des amphores de tes hanches mon amour et dis-moi aussi comme est placée cette bouche rose et noire de ton être intime, bas et regardant le sol ou plus haut et comme une fente verticale devant toi. Dis-moi aussi quels sont les poètes que tu préfères, en-dehors de moi bien entendu qui suis ton amour et qui t'adore, dis-moi aussi si tu es gourmande et si tu as bon appétit et sur quel côté tu dors. Puis dis-moi encore que tu m'aimes moi je t'adore. Je prends ta bouche.

                                                                      CLASSE 17

                                           Boyaux et rumeur du canon
                                           Sur cette mer aux blanches vagues
                                          Fou stoïque comme Zénon
                                          Pilote du coeur zigzagues

                                          Petites forêts de sapins
                                          La nichée attend la becquée
                                          Pointe-t-il des nez de lapins
                                          Comme l'euphorbe verruquée

                                         Ainsi que l'euphorbe d'ici
                                         Le soleil à peine boutonne
                                         Je l'adore comme un Parsi
                                         Ce tout petit soleil d'automne

                                         Un fantassin presqu'un enfant
                                         Beau comme le jour qui s'écoule
                                         Beau comme mon coeur triomphant
                                         Disait en mettant sa cagoule

                                         Tandis que nous n'y sommes pas
                                         Que de filles deviennent belles
                                         Voici l'hiver et pas à pas
                                         Leur beauté s'éloignera d'elles

                                         Ô Lueurs soudaines des tirs
                                         Cette beauté que j'imagine
                                         Faute d'avoir des souvenirs
                                         Tire de vous son origine

                                         Car elle n'est rien que l'ardeur
                                         De la bataille violente
                                         Et de la terrible lueur
                                         Il s'est fait une muse ardente

            Mon amour je prends ta bouche et je te prends toute.


                                                                                                   Gui
                                        






samedi 16 juin 2012

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui


    Moscou Place Pouchkine Portrait d'Alexandre Pouchkine

                                                     Journal secret
                                                       ( extraits )

            Quand je suis heureux en amour, ma vie est submergée d'un plaisir immédiat, ni le passé ni l'avenir ne m'inquiètent. Mais quand mon coeur devient vide, mes pensées se tournent vers le passé ou l'avenir, marqué par la mort. Et le chagrin m'envahit. Par conséquent, seul l'amour peut nous sauver d'un moment délétère ; il nous préserve du passé et de l'avenir ; il fige le temps aujourd'hui, un jour heureux.
            Si le temps s'arrête quand on est amoureux, cela signifie que la seule manière de suspendre le temps est d'être constamment amoureux. Et parce qu'il est impossible d'être constamment amoureux d'une femme, je m'amourache sans cesse de femmes différentes.


                                                                    °°°°°°°°°°°°°°°

            Quand j'étais célibataire, rien de particulier ne me hantait, sauf peut-être le désir d'un bonheur que je recherchais en vain, et cela me rendait malheureux. Il me semblait que le mariage avec une fille jeune, jolie, au grand coeur, m'apporterait la paix et la liberté, les deux éléments constitutifs du bonheur. Hélas, la vie donne soit la paix, soit la liberté, mais jamais les deux. La paix vient d'une résignation débilitante, et une telle paix ne laisse aucune place à la liberté. La liberté m'entraîne dans des aventures sans fin, au sein desquelles aucune paix ne peut exister.


                                                                               Alexandre Sergueïevitch Pouchkine 

                                                         ( journal secret 1836 - 1837 )          

jeudi 14 juin 2012

Les Chutes Emile Zola ( Mon Salon - Ecrits sur l'art France )

      


                                                           Les Chutes
                                                                                                                                                                       15 mai 1866


            Il y a en ce moment, une excellente comédie qui se joue, au Salon, en face des tableaux de Courbet. Ce que je trouve le plus curieux à étudier, même au point de vue de l'art, ce ne sont pas toujours les artistes, ce sont souvent les visiteurs qui par un seul mot, par un simple geste, avouent naïvement où nous en sommes en matière artistique. Il est bon parfois d'interroger la foule.
            Cette année, il est admis que les toiles de Courbet sont charmantes. On trouve son paysage exquis et son étude de femme très convenable. J'ai vu s'extasier des personnes qui, jusqu'ici, s'étaient montrées très dures pour le maître d'Ornans. Voilà qui m'a mis en défiance. J'aime à m'expliquer les choses, et je n'ai pas compris tout de suite ce brusque saut de l'opinion publique.
            Mais tout a été expliqué, lorsque j'ai regardé les toiles de plus près. Je l'ai dit, la grande ennemie, c'est la personnalité, l'impression étrange d'une nature individuelle. Un tableau est d'autant plus goûté qu'il est moins personnel. Courbet, cette année, a arrondi les angles trop rudes de son génie ; il a fait patte de velours, et voilà la foule charmée qui le trouve semblable à tout le monde et qui applaudit, satisfaite de voir enfin le maître à ses pieds. 
                         
                                            La femme au perroquet Courbet  
  
      
            Je ne le cache pas, j'éprouve une intime volupté à pénétrer les secrets ressorts d'une organisation quelconque. J'ai plus souci de la vie de l'art. Je m'amuse énormément à étudier les grands courant humains
qui traversent les foules et les jettent hors de leurs lits. Rien ne m'a paru plus curieux que ce fait d'un esprit puissant, admiré justement le jour où il a perdu quelque chose de sa puissance.
            J'admire Courbet, et je le prouverai tout à l'heure. Mais, je vous prie, reportez-vous à cette époque où il peignait la Baigneuseet le Convoi d'Ornans,et dîtes-moi si ces deux toiles magistrales ne sont pas autrement fortes que les deux délicieuses choses de cette année. Et pourtant, au temps de la Baigneuse et du Convoi d'Ornans, Courbet prêtait à rire, Courbet était lapidé par le public scandalisé. Aujourd'hui, personne ne rit, personne ne jette des pierres. Courbet a rentré ses serres d'aigle, il ne sait pas livré entier, et tout le monde bat des mains, tout le monde lui décerne des couronnes.
            Je n'ose formuler une règle qui s'impose forcément à moi : c'est que l'admiration de la foule est toujours en raison indirecte du génie individuel. Vous êtes d'autant plus admiré et compris, que vous êtes plus ordinaire.
            C'est là un aveu grave me fait la foule. J'ai le plus grand respect pour le public ; mais si je n'ai pas la prétention de le conduire, j'ai au moins le droit de l'étudierµ;
            Puisque je le vois aller aux tempérament affadis, aux esprits complaisants, je mets en doute ses jugements, et je songe que je n'ai pas eu un tort aussi grand qu'on veut bien le dire, en admirant un paria, un lépreux de l'art.
            Et comme je ne veux pas qu'on se méprenne sur les sentiments d'admiration profonde que j'éprouve pour Courbet, je dis ici ce que j'ai dit ailleurs, il y aura un an, lors de l'apparition de Proudhon.
            Mon Courbet à moi, est simplement une personnalité. Le peintre a commencé par imiter les Flamands et certains maîtres de la Renaissance ;  
                                                                         
                                                                                                                                                                                                                                                                    Postérité
mais sa nature se révoltait et il se sentait entraîné par toute sa chair, entendez-vous ? - vers le monde matériel qui l'entourait, les femmes grasses et les hommes puissants, les campagnes plantureuses et largement fécondes. Trapu et vigoureux, il avait l'âpre désir de serrer entre ses bras la nature vraie ; il voulait peindre en pleine viande et en plein terreau.
            La jeune génération, je parle des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, ne connaît presque pas Courbet. Il m'a été donné de voir rue Hautefeuille, dans l'atelier du maître, pendant une de ses absences, certains de ses premiers tableaux. Je me suis étonné, et je n'ai pas trouvé le plus petit mot pour rire dans ces toiles graves et fortes dont on m'avait fait des monstres. Je m'attendais à des caricatures, à une fantaisie folle et grotesque, et j'étais devant une peinture serrée et large, d'un fini et d'une franchise extrêmes.
            Les types étaient vrais, sans être vulgaires ; les chairs, fermes et souples, vivaient puissamment ; les fonds s'emplissaient. d'air et donnaient aux figures une vigueur étonnante. La coloration, un peu sourde, a une harmonie presque douce, tandis que la justesse des tons et l'ampleur du métier établissent les plans et font que chaque détail a un relief étrange. En fermant les yeux, je revois ces toiles énergiques, d'une seule masse, bâties à chaux et à sable, réelles jusqu'à la vérité. Courbet appartient à la famille des faiseurs de chair
             
                               
            Certes, je ne puis être accusé de mesurer l'éloge au maître. Je l'aime dans sa puissance et sa personnalité.
            Il m'est permis de lui montrer la foule qui se groupe autour de ses toiles et de lui dire :
            " Prenez garde, voilà que vous passez dans l'admiration publique. Je sais bien qu'un jour votre apothéose viendra. Mais, à votre place, je me fâcherais de me voir accepté juste à l'heure où ma main aurait faibli, où je n'aurais pas fouillé au fond de moi pour me donner dans ma nature, sans ménagement ni concessions. "
            Je ne nie point que La Femme au perroquet ne soit une solide peinture, très travaillée et très nette ; je ne nie point que La Remise des chevreuils n'ait un grand charmes, beaucoup de vie ; mais il manque à ces toiles le je-ne-sais-quoi de puissant et de voulu qui est Courbet tout entier. Il y a douceur et sourire ; Courbet, pour l'écraser d'un mot , a fait du joli !
            On parle de la grande médaille. Si j'étais Courbet, je ne voudrais pas, pour La Femme au perroquet, d'une récompense suprême qu'on a refusée à La Curée et aux Casseurs de pierres.J'exigerais qu'il fût bien dit qu'on m'accepte dans mon génie et non dans mes gentillesses. Il y aurait pour moi je ne sais quelle pensée triste dans cette consécration donnée à deux de mes oeuvres que je ne reconnaîtrais pas comme les filles saines et fortes de mon esprit.
Jean-François Millet-Autoportrait.jpg                  
      
            Il y a encore deux autres artistes au Salon sur lesquels j'ai pleuré, MM. Millet et Théodore Rousseau. Tous deux ont été et seront encore, je me plais à le croire, des individualités pour lesquelles je me sens la plus vive admiration. Et je les retrouve ayant perdu la fermeté de leurs mains et l'excellence de leurs yeux.
            Je me souviens des premières peintures que j'ai vues de M. Millet. Les horizons s'étendaient larges et libres ; il y avait sur la toile comme un souffle de la terre. Une, deux figures au plus, puis quelques grandes lignes de terrain, et voilà qu'on avait la campagne ouverte devant soi, dans sa poésie vraie, dans sa poésie qui n'est faite que de réalité.
            Mais je parle en poète, et les peintres, je le sais n'aiment pas cela.
            S'il faut parler métier, j'ajouterai que la peinture de M. Millet était grasse et solide, que les différentes taches avaient une grande vigueur et une grande justesse. L'artiste procédait par morceaux simples, comme touts les peintres vraiment peintres.
            Cette année je me suis trouvé devant une peinture molle et indécise. On dirait que l'artiste a peint sur papier buvard et que l'huile s'est étendue. Les objets semblent s'écraser dans les fonds. C'est là une peinture à la cire qu'on a chauffée et dont les diverses couleurs se sont fondues les unes dans les autres.
            Je ne sens pas la réalité dans ce paysage. Nous sommes au bout d'un hameau, et, brusquement, l'horizon s'élargit. Un arbre se dresse seul dans cette immensité. On devine derrière cet arbre tout le ciel. Eh bien ! je le répète,la peinture manque de vigueur et de simplicité, les tons s'effacent et se mêlent, et, du coup, le ciel devient petit et l'arbre paraît collé aux nuages.
            Hélas ! l'histoire est la même pour M. Théodore Rousseau, peut-être même est-elle plus triste encore.
                                                                                                                                                                       
            En sortant du Salon, j'ai voulu retourner voir le paysage que l'artiste a au musée du Luxembourg. Vous rappelez-vous cet arbre puissamment tordu, se détachant en noir sur le rouge sombre d'un coucher de soleil ? Il y a des vaches dans l'herbe. L'oeuvre est profonde et tourmentée. Ce n'est peut-être pas là une nature bien vraie, mais ce sont des arbres, des vaches et des cieux interprétés par un esprit vigoureux qui nous a communiqué en un langage étrange les sensations poignantes que la campagne faisait naître en lui.
            Et je me suis demandé comment M. Théodore Rousseau pouvait en être arrivé au travail de patience dans lequel il se complaît aujourd'hui.Voyez ses paysages du Salon. Les feuilles et les cailloux sont comptés, les tableaux paraissent peints avec de petits bâtons qui auraient collé la couleur goutte à  goutte sur la toile. L'interprétation n'a  plus aucune largeur. Tout devient forcément petit. Le tempérament disparaît devant cette lente minutie ; l'oeil du peintre ne saisit pas l'horizon dans sa largeur, et la main ne peut rendre l'impression reçue et traduite par le tempérament. C'est pourquoi je ne sens rien de vivant dans cette peinture ; lorsque je demande à M. Théodore Rousseau de saisir en sa main, comme il l'a fait jadis, un morceau de la campagne, il s'amuse à émietter la campagne et à me la présenter en poussière.
            Tout son passé lui crie : Faites large, faites puissant, faites vivant.
                          
                                        
                                                            Le déjeuner sur l'herbe Manet

            Il me prend un scrupule. Le titre de cet article est bien dur. Je suis obligé de juger aujourd'hui, peut-être trop sévèrement, des artistes que j'aime et que j'admire. Un simple fait me servira d'excuse.
           Après la publication de mon article sur M. Manet, j'ai rencontré un de mes amis auquel je communiquai mon impression toute franche sur les toiles dont je viens de parler.
           " Ne dites jamais cela, s'est-il écrié, vous frappez sur vos frères ; il faut se constituer en bande, en coterie, et défendre quand même son parti. Vous levez le drapeau de la personnalité. Louez tous les gens personnels, dussiez-vous mentir. "
            C'est pourquoi je me suis hâté d'écrire ces lignes.


                                                                                             Zola

                                                                    ( paru dans l'Evènement le 15 mai 1866 )






 
           

Répandu sur le plancher Zisho Landau ( Poésie Yiddish )

 Répandu sur le plancher


                                                                   J'ai répandu sur le planche                
                                                                   Un peu d'alcool, et en silence
                                                                   J'ai allumé sur le plancher
                                                                   Ce peu d'alcool, et en silence
                                                                   L'alcool aisément a brûlé
                                                                   Aisément et calme a brûlé...

                                                                   Tel au mur le bruit d'un grillon
                                                                   En moi frappe et frappe un démon :
                                                                   " En glaçon te changeront
                                                                   Bientôt tes tremblantes mains. "
                                                                   Si je réchauffe ma main droite
                                                                   Gèle aussitôt ma main gauche,
                                                                   Si je réchauffe ma main gauche
                                                                   Gèle aussitôt ma main droite.

                                                                   Et le démon, tel un grillon,
                                                                   Frappe en silence, monotone,
                                                                   " Comme tu es froid et vieux
                                                                   Qui pourrait te réchauffer ?
                                                                   Et bientôt s'éteint le feu -
                                                                   Qui pourrait te réchauffer ?
                                                                   Tant qu'il en est temps encore
                                                                   Étends vers le feu ton corps. "

                                                                   Je m'étends, s'il en est temps,
                                                                   Vers le feu, sur le plancher.
                                                                   Je me chauffe et me réchauffe.
                                                                   Si je chauffe mon côté gauche
                                                                   Se glace mon côté droit.
                                                                   Si je chauffe mon côté droit
                                                                   Se glace mon côté gauche
                                                                   Et le démon, tel un grillon,
                                                                   frappe sans fin le silence.


                                                                                        Zisho Landau

                                            ( né en Pologne en 1889 mort à NewYork en 1937.
                                              poème extrait de l'Anthologie de la poésie
                                              yiddish - Le miroir d'un peuple )

Balenciaga Balenciaga Museoa ( France Espagne )

                      Catalogue d'exposition Balenciaga
                                                             Balenciaga


                     Né à Gétaria  au Pays Basque en 1895 Cristobal Balenciaga Eizaguirre deviendra le couturier le plus discret, mystique, au talent peu égalé selon ceux qui l'ont approché. Pour les 40 ans de sa disparition, après maintes tribulations le Musée Balenciaga ouvre ses portes au pays où il est né. Son père marin, sa mère couturière. De l'un il aura les journées sur le bateau royal, de l'autre son entrée dans le monde élégant de la couture grâce à l'une de ses cliente la marquise de Casa Torres, ses magazines de mode et sa bibliothèque. Le couturier sera très inspiré par l'histoire. Il apprend l'art du couturier et de son commerce. Il entre chez un tailleur de Saint Sébastien puis travaille pour les magasins du Louvre qui ouvrent toujours à Saint Sébastien où après un voyage à Paris il rencontre Chanel, elle dira plus tard : " Il était le plus grand ". En 1924 il décide d'ouvrir son 1er salon et  présente sa première collection avec succès, instaure des conditions d'achat strictes, poursuit son ascension, ouvre de nouveaux établissements. " Durant les défilés chaque mannequin marchait lentement dans un silence tel que toute l'attention se concentrait exclusivement sur... les étoffes et leur comportement durant la marche." La guerre civile espagnole pousse le couturier à s'installer à Paris en 1937. Il crée une société avec un ingénieur de Saint Sébastien. 1937 1è collection. Sa maison de couture consolidée il ouvre d'autres salons à Madrid, Barcelone, fidèle à ses origines. A Paris
" Les acheteurs et la presse se battent comme pour un match de football pour voir la collection du jeune espagnol... Manteau carré, manches coupées avec empiècement... " Années 50 " ... premier tailleur décintré
robe ballon, blouse de paysan, marinière. " Couturier indépendant il est également propriétaire de ses parfums. Raffiné exigeant Marlène Dietrich " Un essayage chez Balenciaga en vaut trois ailleurs. " Christian  Dior encore : " Avec les tissus nous faisons ce que nous pouvons, lui fait ce qu'il veut. " 1968 Dernière collection " Luxe et élégance n'ont plus leur place. Cristobal Balenciaga retourne en Espagne au pays des dentelles noires. Il meurt en 1972. Très bel album de 400 pages et quelques 500 photos. Au peintre Mirô il dit ; " Tu as de la chance car pour faire un chef-d'oeuvre tu le fais tout seul.. Moi il me faut 500 personnes. " Hubert de Givenchy parle du " miracle Balenciaga ". Un glossaire termine le volume.
                      






samedi 9 juin 2012

Anecdotes et Réflexions d'hièr



Alexandre Pouchkine par Piotre Kontchalovski

                                         Anecdotes et Réflexions
                                         ( extrait du Journal secret de Alexandre Sergueievitch Pouchkine
1836-1837. " ... dont la paternité reste controversée... " avertit l'éditeur dans une  note.)

            Pour la première fois de mon existence de sauvage, je m'endormais et me réveillais chaque jour avec la même femme... La différence entre une épouse et une maîtresse, c'est qu'avec une épouse on se couche sans désir. Voilà la raison pour laquelle le mariage est sacré. Le désir s'en trouve graduellement exclu et les
rapports deviennent simplement amicaux, indifférents même et souvent hostiles.Alors le corps nu n'est plus considéré comme péché parce qu'il n'est plus tentant.

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            Pour les hommes qui ne tâtent pas de la variété pendant le célibat, le désir s'en va lentement dans le
mariage. Par conséquent ils ne s'en aperçoivent pas, et quand ils s'en aperçoivent c'est trop tard, car ils sont déjà vieux... Après avoir goûté au fruit défendu, Adam et Eve apprirent la honte de leur nudité. La honte fut créée par le Diable, si bien détermina qu'ils avaient commis un péché en reconnaissant leur honte. Pour leur désobéissance Dieu les expulsa du Paradis mais leur laissa le plaisir en consolation... Mais le Diable ne se reposa pas et créa la société humaine, qu'il affligea d'une honte incommensurable... Le péché revit et dure,
grâce à la diversité de femmes qu'offre la société. L'être humain est l'oeuvre de Dieu , et la société humaine est l'oeuvre du Diable....

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            Je regarde les centaines de livres qui ornent mon bureau et me rends compte que, pour la plupart  je ne les ai pas touchés depuis la première fois où je les ai lus ou feuilletés. Mais il ne me vient même pas à l'esprit de m'en débarrasser - qu'adviendra-t-il si un jour j'ai envie d'ouvrir celui-ci ou celui-là ? J'ai dépensé mes derniers roubles tant pour l'acquisition de nouveaux livres que pour me payer des putains. Acheter des livres est un plaisir très différent de celui de la lecture : examiner minutieusement, renifler, feuilleter un nouveau livre est un bonheur en soi.
            La disponibilité des livres me donne confiance, je peux toujours en profiter si je choisis de le faire. Il en est de même avec les femmes - il m'en faut beaucoup et elles doivent s'ouvrir devant moi à la manière des livres. En vérité, pour moi, les livres et les femmes se ressemblent beaucoup... Je suis donc jaloux de mes livres et n'aime pas les prêter à qui que ce soit. Ma bibliothèque est mon harem.


                                                                                      Alexandre  Pouchkine
                                                                       '             ( 1799 - 1837 Moscou )          

Ma Bohème Arthur Rimbaud ( Poème )


                                                                                  
                                                                                                  Le Mendiant   Murillo



                                           Ma Bohème
                                          " Fantaisie "


                                          Je m'en allais, les mains dans mes poches crevées ;
                                          Mon paletot aussi devenu idéal ;
                                          J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
                                          Oh ! là là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !

                                          Mon unique culotte avait un large trou.
                                          - Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
                                          Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse.
                                          - Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou.

                                          Et je les écoutais, assis au bord des routes,
                                          Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
                                          De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;

                                          Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
                                          Comme des lyres, je tirais les élastiques
                                          De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !


                                                                                           Arthur Rimbaud

                                    

jeudi 7 juin 2012

Les Maîtres de l'Illustration de Modes David Downton ( Document Angleterre )

Les maîtres de l'illustration de modeLes Maîtres de l'Illustration de Mode


            Début du XXè sc jusqu'à l'avènement du tout photographique les dessinateurs exprimèrent la mode de Poiret à Schiaparelli. Dessins, peinture, leurs noms sont peu connus du grand public  Pourtant qui mieux que Leyendecker rendit plus vivante la matière, voir le cuir de la veste du " Pilote de la 1è guerre mondiale, couverture pour Collier's en 1917, car outre les modèles de couturiers ils exécutaient des portraits pour les revues. Venu de Florence Boldini installé à Paris travailla le vaporeux fut un des portraitistes les plus célébrés. Puis les costumes des Ballets Russes trouvèrent un écho auprès des illustrateurs venus de Prague, passés par NewYork. " La Gazette créée en 1912... contenait des éditoriaux, des illustrations et des publicités ainsi que des planches volantes de dessins de mode. " Modèles élégants. David Downton, illustrateur de mode a choisi 12 confrères parmi eux l'éternel  Drian et ses dessins gracieux, Antonio Lopez né à Porto Rico " novateur et provocateur " dit l'auteur. La double page parue en 1983 dans Vanity présente une flamboyante robe de Capucci. Travail sur le noir et blanc, beau volume à feuilleter par temps gris. A noter l'absence des femmes, certaines émergent cependant actuellement, dit Downton dans une interview en fin de volume, à Tony Glenville. Environ 200 dessins, et une bibliographie remplissent ce bel album.


           

mercredi 6 juin 2012

Une Vendetta Guy de Maupassant ( Nouvelle France )

Une Vendetta

            La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d'écueils, la cote plus basse de la Sardaigne. A ses pieds, de l'autre coté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu'aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pécheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d'Ajaccio.
            Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l'air de nids d'oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s'aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la cote nue, rongée par lui, à peine vêtue d'herbe ; il s'engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d'écume pale, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l'air de lambeaux de toile flottant et palpitant à la surface de l'eau.
            La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé.
            Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne " Sémillante ", grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux . Elle servait au jeune homme pour chasser;
            Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traîtreusement, d'un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.
            Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder ; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu'on restât avec elle, et elle s'enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d'une façon continue, debout au pied du lit, la tète tendue vers son maître, et la queue serrée enChien Corse !tre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l'oeil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.
            Le jeune homme, sur le dos, vêtue de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemise arrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s'étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.
            La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.
            " Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu ? C'est la mère qui le promet ! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien. "
            Et lentement elle se pencha sur lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.
            Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.
            Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu'au matin.
            Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio.

            Il n'avait laissé ni frère ni proches cousins. Aucun homme n'était là pour poursuivre la vendetta. Seule la mère y pensait, la vieille.
            De l'autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la côte. C'est un petit village sarde, Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de revenir, de retourner au maquis. C'est dans ce village, elle le savait, que s'était réfugié Nicolas Ravolati.
            Toute seules, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort ? Mais elle avait promis , elle avait juré sur le cadavre. Elle ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle ? Elle ne dormait plus la nuit, elle n'avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin.µ Depuis que son maître n'était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l'eut appelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n'efface.
            Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif et féroce. Elle la médita jusqu'au matin ; puis, levée dès les approches du jour, elle se rendit à l'église. Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant de l'aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la force qu'il lui fallait pour venger le fils.
            Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien baril défoncé, qui recueillait l'eau des gouttières ; elle le renversa, le vida, l'assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres ; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche, et elle rentra.
            Elle marchait, maintenant, sans repos, dans sa chambre, l'oeil fixe toujours sur la côte de Sardaigne. Il était là-bas, l'assassin.
            La chienne, tout le jour, et toute la nuit hurla. La vieille, au matin, lui porta de l'eau dans une  jatte mais rien de plus : pas de soupe, pas de pain.                                                                                                         
                                                                                                                        Bonifacio Corse
            La journée encore s'écoula. Sémillante, exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.
            La vieille ne lui donna encore rien ) manger. La bête, devenue furieuse, aboyait d'une voix rauque. La nuit encore se passa.
            Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin, prier qu'on lui donnât deux bottes de pailla. Elle prit de vieilles hardes qu'avait portées autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.
            Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d'un paquet de vieux linge.
            La chienne surprise,regardait cet homme de paille, et se taisait, bien que dévorée de faim.
            Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.
            Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate à l'homme de paille. Elle la lui ficela longtemps
autour du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elle déchaîna la chienne.
            D'un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer. Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis s'élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes, arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier.
            La vieille, immobile et muette, regardait, l'oeil allumé. Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours, et recommença cet étrange exercice.
            Pendant trois mois, elle l'habitua à une sorte de lutte, à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l'enchaînait plus maintenant, mais elle la lançait d'un geste sur le mannequin.
            Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans même qu'aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé pour elle.
            Dès qu'elle apercevait l'homme, Sémillante frémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait : " Va ! " d'une voix sifflante, en levant le doigt.
          Quand elle jugea le temps venu la mère                                          Côte sud ouest de la Sardaigne
                                                                                
Saverini alla se confesser et communia un dimanche matin, avec une ferveur extatique ; puis, ayant revêtu du habits de mâle, semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, de l'autre côté du détroit.
            Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et l'excitaitµ.
            Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant. Elle se présenta chez un  boulanger et demanda la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.
            La vieille poussa la porte et l'appela :
            " Hé ! Nicolas ! "
            Il se tourna : alors, lâchant sa chienne, elle cria :
            " Va, va, dévore, dévore !"
            L'animal affolé, s'élança, saisit la gorge. L'homme étendit les bras, l'étreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds ; puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait le cou, qu'elle arrachait par lambeaux.
           Deux voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de brun que lui donnait son maître.
           La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là.


                                                                                          Maupassant

                                          ( nouvelle parue dans le Gaulois le 14 octobre 1883
                                                     Contes du jour et de la nuit )