samedi 16 février 2013

Comment l'Homme est venu Aron Lutski ( Poème Anthologie Yiddish )



                                  Comment l'Homme est Venu


                                  L'Inquiétude s'en vint, grosse de l'Homme,
                                  Et l'Inquiétude contempla le Sans-Espoir,
                                  Le Doute l'entendit avec Perplexité,
                                  La Perplexité fut indécise face au Qui-Sait,
                                  Le Qui-Sait discuta avec le Peut-Être,
                                  Et le Peut-Être interrogea le Si-Jamais,
                                  Le Si-Jamais creusa vers le Probable,
                                  Le Probable en conclut c'est Possible,
                                  Le Possible montra le Vraisemblable,
                                  Le Vraisemblable fit un signe au Pourquoi-pas,
                                  Le Pourquoi-pas se faufila vers le Vraiment
                                  Le vraiment chuchota Certainement,
                                  Certainement railla l'Indubitable,
                                  L'Indubitable tempêta le Défini,
                                  Le Défini frappa du poing : Assurément,
                                  Assurément se jeta sur le Vrai,
                                  Et le Vrai tomba sur le Coeur.
                                  - C'est ainsi qu'est advenu l'Homme,
                                  C'est ainsi qu'a Survécu l'Homme
                                  Avec toutes sortes de Doutes
                                  Toutes Vérités jamais Sûres.


                                                                                            Aron Lutski
                                                                      in Au milieu de la Genèse, Prologue VII

                                    Aron Zucker -Lutski né en Ukraine en 1894 part aux USA à 20 ans vit dès
                                   lors à NewYork, aborde divers métiers comptabilité, camelot , d'une famille
                                   de mélomanes il sera aussi professeur de violon. Engagé dans l'armée  
                                   américaine durant la guerre 14/18, son écriture évolue.        

vendredi 15 février 2013

Anecdotes et Réflexions 11 d'hier pour aujourd'hui Samuel Pepys ( journal Angleterre )


Samuel Pepys


                                                         Journal

                                                                                                         21 février 1600

            Ce matin, en sortant je vis de nombreux soldats se diriger vers Westminster ; on me dit qu'ils allaient procéder à la réadmission des députés exclus. Me redis donc au palais de Westminster, et dans Chancery Row je vis environ 20 de ceux qui avaient été à Whitehall avec le général Monck, qui était venu ce matin et avait prononcé un discours à leur intention : il leur avait recommandé d'opter pour la république contre Charles Stuart. Ils arrivèrent à la Chambre et entrèrent l'un après l'autre ; le président entra en dernier mais il est très étrange que cela se soit passé de manière si secrète que les autres députés de la Chambre n'en aient rien su avant de les voir installer à la Chambre d'autant qu'ils croyaient que les soldats qui se tenaient là pour faire entrer les députés exclus étaient les soldats qui avaient reçu l'ordre de se tenir là pour les empêcher d'entrer. Mr Prynne vint avec une vieille épée au côté, et fut très acclamé lors de son entrée au Parlement. Ils siégèrent jusqu'à midi ; lorsqu'ils sortirent Mr Crew m'aperçut et m'invita à venir chez lui ; j'y allai et il insista pour me garder à dîner ; j'acceptai, ce qui lui fit très plaisir. Il me dit que la Chambre avait proclamé le général Monck général en chef de toutes les forces armées d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande. Et que, selon le souhait de Monck, en remerciement du service que Lawson lui avait dernièrement rendu en démantelant le Comité de sécurité, il l'avait nommé commandant de la marine, jusqu'à nouvel ordre.Il me conseilla d'envoyer chercher milord immédiatement, et me dit qu'il pouvait désormais, s'il le souhaitait, reprendre du service ; et que la Chambre entend ne rien faire d'autre qu'envoyer les convocations et poser les bases en vue d'un Parlement libre. Après dîner revins au palais de Westminster avec lui, dans sa voiture. J'y retrouvai Mr Lock et Mr Purcell, maîtres de musique ; j'allai avec eux au café dans une salle qui donne sur le fleuve où nous étions seulement entre nous ; nous y passâmes une
heure ou deux jusqu'à ce que le capitaine Taylor nous rejoigne et nous apprenne que la Chambre avait voté qu'il fallait reconstruire les portes de la Cité et que les membres du conseil municipal de Londres qui étaient en prison devaient être libérés ; et que l'affaire de George Booth devait être jugée demain par la Chambre.
            Au café nous chantâmes tout un choix de chansons italiennes et espagnoles et un canon à 8 voix que Mr Lock venait de composer sur les paroles Domine Salvum fac Regem : c'est une oeuvre admirable.
            Toujours au café, le capitaine Taylor se mit à nous parler d'une oeuvre qu'il vient d'écrire sur Gavelkind en réponse à quelqu'un qui a écrit un ouvrage sur le même sujet. En vérité son discours révélait sa grande éruditions. De cette pièce, par la fenêtre, c'était un spectacle des plus plaisants de voir la Cité baignée d'un bout à l'autre dans une sorte de gloire, tant la lumière des feux de joie était forte et tant il faisait noir autour de la Cité, cependant que les cloches carillonnaient de toutes parts. De là, à la maison où j'écrivis à milord ; je descendis ensuite et trouvai Mr Hunt ( ennuyé de ce changement ) et Mr Spong ; ils restèrent tard avec moi à chanter des chansons, puis nous quittâmes. Comme ma femme n'était pas très bien, elle alla se coucher avant moi.
            Ce matin, je rencontrai à Westminster, Mr Fuller de Christ's College. Lui fis part de mon intention d'aller à Cambridge et à quel collège. Il me parla très librement du caractère de Mr Widdrington et me raconta qu'il se querellait avec tous ses collègues, et qu'il avait des positions très éloignées de tous les autres ; j'en fus attristé, car il m'annonça que mon frère ne souffrit d'être son élève.


                                                                                                          22 Février 1600

            Ce matin j'avais l'intention d'aller voir Mr Crew pour emprunter quelque argent ; mais comme il pleuvait j'y renonçai et me rendis au domicile de milord où je vérifiai que tout allait bien. Puis, à la maison où je chantai une chanson en m'accompagnant à la viole ; puis au bureau et chez Will où Mr Pearse vint me voir et me dit qu'il m'accompagnerait à Cambridge, où le régiment du colonel Eyres, dont il est chirurgien, est stationné. En me promenant à Westminster j'ai vu le major Browne qui, pendant longtemps a été banni par le Parlement croupion ; mais maintenant il a une très longue barbe, et sort en ville, et il a été siéger à la Chambre.
            Chez mon père pour dîner ; il n'y avait pas grand-chose d'autre qu'un petit plat de salaison de boeuf et un plat de carottes, car toute la maisonnée était affairée à préparer les effets de mon frère John qui part demain.
Les volailles pour Noël : des valeurs sûres !            Après dîner, ma femme resta chez mon père et moi j'allai chez Mr Crew et j'empruntai 5 livres à Mr Andrew ; puis chez Mrs Jemima qui porte maintenant sa minerve autour du cou : en vérité ce la la change beaucoup et elle tient sa tête droite. Je payai à sa domestique 50 shillings sur l'argent que m'a remis Mr Andrew.
            Rentrai ensuite à la maison et, dans mon cabinet écrivis ces quelques lignes dans ce journal, puis repartis pour Whitehall ; je rencontrai William Simons et Mr Mabbott chez Marsh ; ils m'apprirent que la Chambre avait voté aujourd'hui que les portes de la ville de Londres devraient être reconstruites aux frais de l'Etat. Et que la proclamation déclarant que le major général Browne était un traître  avait été annulée, et plusieurs autres événements de même nature.
            A la maison pour prendre ma lanterne et ensuite chez mon père, où je donnai des conseils à John sur quels livres emporter à Cambridge.
            Après cela nous soupâmes avec mon oncle Fenner, ma tante Théophila Turner et Joyce, d'un bon jarret de veau rôti, et nous nous réjouîmes du départ de John pour Cambridge. J'ai pu constater aujourd'hui que les fenêtres de Barbone ont été terriblement endommagées la nuit dernière. A 9 heures et demie ma femme et moi sommes rentrés à la maison.


                                                                                                        23 février 1600

           Jeudi - jour de mon anniversaire : j'ai maintenant 27 ans.
           Assez belle matinée ; me levai, et après avoir écrit un peu dans mon cabinet, je sortis. Au bureau où je fis part à Mr Hawley de mes projets de quitter la ville demain. Mr Fuller et mon oncle Thomas vinrent me voir ; je les emmenai boire un verre et me débarrassai ainsi de mon oncle. Ensuite, je revins à la maison avec Mr Fuller et je le gardai à dîner. Il nous raconta, à ma femme et à moi, nombre d'histoires sur ses mésaventures depuis les troubles qui l'ont forcé à voyager dans des pays catholiques, etc. Il me montra ses notes de frais, mais je n'avais pas d'argent pour le payer. Nous nous quittâmes et j'allai à Whitehall où je devais voir le cheval que Mr Garthwayt me prête pour demain. Puis à la maison où Mr Pearse vint me voir pour fixer le lieu et l'heure où nous devons nous retrouver demain. Puis, au palais de Westminster où, après l'ajournement de la séance de la Chambre, je retrouvai Mr Crew qui m'apprit que milord avait été élu membre du Conseil d'Etat par 73 voix. Mr Pierpoint avait été élu avec 101 voix, et ensuite lui-même avec 100 voix. Il me ramena à la maison en voiture en compagnie de Mr Annesley. Je repartis à Westminster et je restai un grand moment dans la boutique de Mrs Mitchell à bavarder avec elle et avec ma Chapelaine Mrs Mumford, et je bus une ou deux chopes de bière à la suite d'un pari comme quoi Mr Prynne ne faisait pas partie du Conseil. A la maison, où j'écrivis à milord par la poste les nouvelles concernant la composition du Conseil. Ensuite, au lit.


                                                                                                                24 février

            Je me levai très tôt. Après avoir pris mon cheval à Scotland Yard, à l'écurie de Mr Garthwayt, je me rendis chez Mr Pearse qui se leva en un quart-d'heure, laissant sa femme au lit ( avec laquelle il m'a semblé que  Mr Lucy prenait des libertés tandis qu'elle était au lit ), nous avions tous deux enfourché nos chevaux, et nous nous mîmes en route vers 7 heures. Il faisait mauvais temps et la route était mauvaise. Aux environs de Wayre nous rejoignîmes Mr Blayton, le beau-frère de Dick Vines, et nous continuâmes la route avec lui. Nous nous arrêtâmes à Puckridge pour nous restaurer. Nous prîmes une selle de mouton sautée et nous nous régalâmes ; mais la route depuis Ware était fort mauvaise. Puis à nouveau en selle jusqu'à Foulmer, à 3 lieues environ de Cambridge, car ma jument était très fatiguée. Nous fîmes étape à l'Echiquier. Nous jouâmes aux cartes jusqu'au souper qui consista en une poitrine de veau rôtie. Je partageai le lit de Mr Pearse que nous quittâmes le lendemain car il se rendait à Hinchingbrooke pour parler avec milord avant sa venue à Londres.


                                                                                                       Samuel Pepys






































































































































mercredi 13 février 2013

Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël Fiodor Dostoïevski ( Russie nouvelle )




                                                 Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël

                                                 1. - Le garçon avec la main.

             Les enfants sont gens étranges, je les vois dans mes rêves et dans mon imagination. Avant le sapin de Noël et au moment du sapin, la nuit de Noël,  je n'ai cessé de rencontrer dans la rue, à un certain coin, un petit gamin qui n'avait guère plus de sept ans. Dans le froid glacial épouvantable, il était habillé quasiment comme en été, mais une vieillerie entourait son cou : quelqu'un l'avait malgré tout équipé en l'envoyant ici. Il marchait " avec la main " : c'est un terme technique qui signifie demandait l'aumône.  Ces garçons ont inventé ce terme. Ils sont nombreux comme lui à gigoter sur votre chemin et à vociférer une phrase qu' ils ont apprise ; mais ce garçon-là ne hurlait pas, il parlait sur un ton naïf, et il me regardait droit dans les yeux d'une façon inhabituelle,  plein de confiance: par conséquent, il débutait dans la profession.  Répondant à mes interrogations, il me fit savoir qu' il avait une sœur qui restait à la maison sans travail et malade ; peut-être était-ce vrai, toutefois j'appris par la suite qu'il y avait des nuées de garçons de ce genre : on les envoie " avec la main " même par les froids les plus rigoureux, et s'ils ne récoltent rien, une raclée les attend.  Une fois les kopecks ramassés le garçon revient, les mains rouges et engourdies, dans quelque cave où une bande de flemmards s'enivrent, de ces individus qui là, dans ces caves leurs femmes affamées et battues s'enivrent en leur compagnie, et c'est là aussi que braillent leurs nourrissons affamés. La vodka,  la saleté,  la débauche,
mais surtout la vodka.  Avec les kopecks ainsi ramassés on envoie aussitôt le garçon à la taverne d'où il leur apporte encore de l'alcool. Et en supplément on lui verse parfois dans la bouche une chopine et on rit quand il tombe par terre, la respiration coupée presque évanoui.                              
                                     ...et dans ma bouche, impitoyablement
                                        il versait de la vodka dégoûtante...
            Quand il sera grand on s' en débarrassera à l'usine au plus vite et tout ce qu'il gagnera,  il devra de nouveau l'apporter à ces flemmards qui de nouveau le boiront. Mais avant même d'aller à l'usine, ces enfants deviennent de parfaits criminels. Ils vagabondent en ville et connaissent les différentes caves où ils peuvent se glisser et passer la nuit sans être découverts. L'un d'eux est resté plusieurs nuits de suite chez un concierge, dans un  panier, et celui-ci ne l'a pas remarqué. Il va de soi qu'ils deviennent de petits voleurs. Le vol se transforme en passion même chez des enfants de huit ans, parfois sans la moindre conscience de la nature criminelle de leurs agissements. Finalement ils supportent tout - la faim, le froid, les raclées au nom d'une seule chose, leur liberté. Et ils s'enfuient de chez leurs parents flemmards pour vagabonder à leur profit cette fois.  Ces êtres sauvages n'ont parfois pas la moindre notion ni de l'endroit où ils vivent, ni de la nation à laquelle ils appartiennent, de l'existence de Dieu ou du tsar ; on dit même à leur propos des choses qu'il est incroyable d'entendre et cependant ce sont des faits. 

                                         II. Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël. 

            Mais je suis romancier et il me semble que j'ai moi-même composé une " histoire ". Pourquoi ai-je écrit " il me semble "? Je suis sûr en effet que je l'ai écrite, mais j'imagine toujours que cela s'est passé quelque part, un jour, et que cela s'est passé justement la nuit de noël,  dans quelque immense ville et par un froid épouvantable. 
            J'imagine un garçon dans un sous-sol, un tout petit garçon de six ans peut-être moins. Ce garçon s' est réveillé un matin dans le sous-sol froid et humide, il est vêtu d'une vague robe de chambre et il tremble. Sa respiration sort en buée blanche, et lui, assis sur un coffre dans un coin, il exhale exprès cette buée de sa bouche à force d'ennui et il s'amuse en regardant la façon dont elle s'échappe.  Mais il a très envie de manger. Ce matin, il s'est plusieurs fois approché du lit où, sur une couche aussi mince qu'une crêpe et avec un balluchon sous la tête à la place d'un oreiller, est couchée sa mère malade. Comment s'est-elle retrouvée ici ? Sans doute est-elle arrivée ici d'une autre ville avec son garçon et elle est brusquement tombée malade. La patronne * des coins* a été emmenée à la police deux jours plus tôt ; les habitants se sont dispersés, c'est Noël,  et c'est un flemmard qui n'a pas attendu les fêtes pour s'enivrer à mort, est allongé là depuis vingt-quatre heures. Dans un autre * coin  * de la pièce une petite vieille âgée de quatre-vingts ans gémit à cause de ses rhumatismes : elle a vécu quelque part, jadis,  comme nounou, et maintenant elle meurt toute seule, se lamentant, ronchonnant et grognant contre le petit garçon de sorte qu'il s'est mis à avoir peur d'aller aux abords de son coin. Il a trouvé à boire dans l'entrée mais il n'a pas trouvé la moindre miette, et pour la énième fois il s' approche de sa maman pour la réveiller. Finalement il se met à avoir peur dans l'obscurité. Le soir est tombé depuis longtemps et on n'a pas allumé la lumière. En palpant le visage de sa maman il est surpris de constater qu'elle ne bouge pas du tout et qu'elle est devenue aussi froide que le mur. " Il fait vraiment très froid ici ",  songe-t-il ; il reste coi quelques instants, oubliant inconsciemment sa main sur l'épaule de la morte, puis il souffle sur ses petits doigts pour les réchauffer et soudain ayant trouvé sa petite casquette en fouillant dans le lit, tout doucement, à tâtons, il sort de la cave. Il serait bien parti plus tôt, mais il avait tout le temps peur du grand chien qui hurle là-haut toute la journée dans l'escalier, à coté de la porte des voisins. Or il n'y a plus de chien,  et il se retrouve tout à coup dans la rue.
            Mon Dieu, quelle ville ! Jamais encore il n'a vu une chose semblable. Là d'où il vient il y a une telle obscurité la nuit - un seul réverbère pour toute la rue. Les maisonnettes basses en bois ont leurs volets clos ; dans la rue dès qu' il fait sombre il n'y a plus personne, tout le monde est enfermé dans sa maison, et il y a seulement des meutes entières de chiens qui se mettent à hurler, et ils sont des centaines des milliers à hurler et à aboyer toute la nuit. Mais là-bas, en revanche, il faisait bon et on lui donnait à manger, alors qu'ici, mon Dieu, si seulement il pouvait manger quelque chose ! Et quels sont ces claquements et ce vacarme, quelle est cette lumière, quels sont ces gens, ces chevaux et ces voitures et il gèle, il gèle ! Une buée glacée s'échappe des chevaux qu'on fouette, du souffle brûlant de leurs bouches ; à travers la neige meuble leurs fers cliquettent sur les pierres, et tous se bousculent, et, mon Dieu, il a une telle envie de manger un morceau, ne serait-ce qu'un bout de quelque chose, et les petits doigts lui font soudain si mal. Un gardien de l'ordre est passé à côté de lui et il s'est détourné pour ne pas remarquer le garçon.
            Voici une autre rue : oh, comme elle est large ! Ici on doit certainement se faire écraser ; comment ils crient tous, ils courent et ils filent, et les lumières, les lumières ! Mais qu'est-ce que c'est ? Oh ! quelle grande vitre, et derrière la vitre il y a une pièce, et dans la pièce un arbre va jusqu'au plafond ; c'est un sapin, et sur le sapin il y a tellement de feux, il y a tellement de papiers dorés et de pommes, et tout autour, au pied de l'arbre, il y a des poupées, des petits chevaux ; et des enfants courent dans la pièce, joliment habillés, proprets, ils rient et ils jouent, ils mangent et ils boivent quelque chose. Et voilà une fillette qui s'est mise à danser avec un garçon : comme elle est belle ! Et on entend la musique à travers la vitre. Le garçon regarde, il est étonné, et il rit lui aussi, mais ses petits doigts lui font mal, comme ceux de ses petits pieds, et sur ses mains ils sont devenus complètement rouges, ils ne se plient plus et ça fait mal de les bouger. Et tout à coup le garçon s'est souvenu que ses doigts lui faisaient si mal, il a éclaté en larmes et il a couru plus loin ; il voit à nouveau une pièce à travers une autre vitre ; de nouveau, il y a des arbres, mais sur les tables il y a des gâteaux, toutes sortes de gâteaux, aux amandes, rouges, jaunes et quatre riches dames sont assises, et à tous ceux qui entrent elles donnent du gâteau et la porte s'ouvre à tout instant, beaucoup de messieurs entrent chez elles depuis la rue. Le garçon s'est faufilé, il a soudain ouvert la porte et il est entré. Oh ! comme on a crié après lui en agitant les bras. Une dame s'est précipitée vers lui et lui a fourré un kopeck dans la main, et elle lui a ouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur ! Mais la pièce a immédiatement roulé et a tinté contre les marches ; il ne pouvait pas plier ses petits doigts rouges pour la retenir. Le garçon est parti en courant et il est parti vite, bien vite, mais où il ne le sait pas lui-même. Il a de nouveau envie de pleurer, mais il a peur ! Mais la pièce a immédiatement roulé et a tinté contre les marches ; il ne pouvait pas plier ses petits doigts rouges pour la retenir. Le garçon est parti en courant et il est parti
vite, bien vite mais où il ne le sait pas lui-même. Il a de nouveau envie de pleurer, mais il a peur et il court, il court et il souffle dans ses mains. Et l'angoisse l'étreint parce qu'il est soudain si seul et il a si peur, et soudain... Mon Dieu ! Mais qu'est-ce que c'est encore ? Une foule de gens est rassemblée et tout le monde a l'air surpris : derrière une vitrine, il y a trois marionnettes, petites, magnifiquement habillées en petites robes rouges et vertes, et on dirait tout à fais qu'elles sont vivantes ! Un petit vieux est assis et il semble jouer d'un grand violon, les deux autres sont debout à côté de lui et ils jouent sur de minuscules violons, et ils battent la mesure avec la tête ; ils se regardent, et leurs lèvres bougent, ils parlent, ils parlent pour de vrai, mais derrière la vitre on n'entend pas. Et le garçon a d'abord pensé qu'ils étaient vivants et quand il a vraiment deviné que ce sont des marionnettes, il a soudain éclaté de rire. Il n'a jamais vu de marionnettes pareilles et il ne savait pas qu'il en existait ! Et il a envie de pleurer, mais c'est si drôle et amusant de regarder les marionnettes. Soudain il a l'impression que derrière lui quelqu'un a attrapé sa robe de chambre : un grand et méchant garçon est à côté de lui et il lui donne soudain une torgnole sur la tête, il arrache sa casquette, et il lui flanque un coup de pied par en-dessous. Le garçon roule par terre, on crie, il est stupéfait, il se relève, et il se met à courir, à courir, il ne sait même pas lui-même où, sous un porche, dans une maison étrangère, et il s'installe derrière le bûcher : " Là on ne me trouvera pas, et il fait sombre. "
            Il s'est installé et il s'est recroquevillé, mais il ne pouvait reprendre son souffle tant il avait peur, et soudain, tout à coup, il s'est senti si bien ; ses petites mains et ses pieds ont cessé de lui faire mal, et il faisait bon, si bon, comme sur le poêle ; et tout son corps a tressailli : ah ! il a failli s'endormir. Comme c'est bon de s'endormir ici : " Je vais rester ici un petit moment et j'irai revoir les marionnettes songea le garçon qui se mit à rire en pensant à elles. Elles sont comme vivantes !... " Et soudain il entendit sa maman entonner une chanson au-dessus de lui. " Maman, je dors. Ah! Comme c'est bon de dormir ici ! "
            - Viens voir mon sapin de Noël, mon garçon, chuchota soudain au-dessus de lui une douce voix.
            Il crut un instant que c'était toujours sa maman, mais non,
ce n'était pas elle ; qui donc l'avait appelé? Il ne pouvait le voir, mais quelqu'un se pencha au-dessus de lui et l'embrassa dans l'obscurité, et l'enfant lui tendit les bras et... et soudain - oh ! quelle lumière ! Oh ! quel sapin ! mais ce n'est pas un sapin, il n'a encore jamais vu des arbres pareils ! Où est-il donc maintenant ? Tout brille, tout scintille et tout autour il n'y a que des marionnettes - mais non ce sont des garçons et des filles, seulement ils sont si lumineux, ils tournent tous autour de lui, ils volent, ils l'embrassent tous, ils le prennent, ils l'emportent, et il vole lui-même, et il voit sa maman qui le regarde, et elle rit remplie de joie en le regardant. " Maman ! Maman ! Ah, comme on est bien ici maman ! " lui crie le garçon et de nouveau il embrasse les enfants, et il a envie de leur parler au plus vite des marionnettes derrière la vitrine. " Qui êtes-vous les garçons ? Qui êtes-vous, les filles ? " demande-t-il en riant et en les aimant.
            " C'est le sapin du Christ, lui répondent-ils. Le Christ a toujours un sapin ce jour-là pour les petits enfants qui n'ont pas le leur... " Et il se rend compte que ces garçons et ces filles sont tous des enfants comme lui, mais les uns ont gelé dans leur couffin où on les a abandonnés dans les escaliers des fonctionnaires de Pétersbourg, les autres ont expiré chez des Finlandaises, venant d'une maison d'éducation pour être nourris, d'autres sont morts contre la poitrine desséchée de leur mère ( durant la famine de Samara ) certains enfin ont été asphyxiés dans la puanteur des wagons de troisième classe, et ils sont tous là maintenant, ils sont tous comme des anges, tous auprès du Christ, et lui-même se trouve au milieu de tous et il leur tend les bras et il les bénit ainsi que leurs mères pécheresses... Et les mères de ces enfants restent sur place, de côté, et elles pleurent ; chacune reconnaît son garçon ou sa fille, et les enfants s'approchent d'elles en volant et les embrassent ; ils essuient leurs larmes de leurs petites mains et ils les supplient de ne pas pleurer parce qu'ils sont si bien ici...
            Et en-bas, le lendemain matin, les concierges découvrirent le petit cadavre du garçon qui s'était enfui et qui avait gelé derrière le bûcher ; on trouva aussi sa maman... Elle était morte avant lui ; tous les deux se retrouvèrent au ciel auprès de Dieu.                                                                    
            Et pourquoi ai-je donc composé une telle histoire qui n'a pas sa place dans un journal raisonnable et au jour le jour, celui d'un écrivain en plus ? Et en outre j'avais promis des nouvelles principalement sur des sujets réels ! Mais le problème est là justement : il me semble et j'imagine toujours que tout cela à pu se produire dans la réalité autrement dit ce qui s'est passé dans le sous-sol et derrière le bûcher, et avec le sapin près du Christ, je ne sais pas comment vous dire, est-ce que cela a pu se produire oui, ou non ? C'est pour cela que je suis un romancier, pour inventer.



                                                                                         Fiodor Dostoïevski

dimanche 10 février 2013

Voile Rouge Patricia Cornwell ( Roman policier ÉtatsUnis )




                                     Voile rouge

            
            Jeudi 30 juin, Kay Scarpetta quitte le pénitencier pour femmes de Georgie où "... seulement en tant que visiteuse... " elle a rencontré Kathleen Lawler. "... elle voulait discuter avec moi de Jack mon protégé... a travaillé avec moi... vingt ans." Mais Jack Fielding est mort tué peut-être par la fille de Kathleen, Jack son père à peine âgé de quatorze ans à sa naissance. Kathleen au passé turbulent, touble, droguée, qui craint d'être assassinée. Le Dr Scarpetta, directrice du Centre de sciences légales de Cambridge, " médecin travaillant pour les forces armées, anatomopathologiste, a quitté Boston contre l'avis de son entourage qui, pour diverses raisons la sait en danger. Elle roule vers Savannah : chaleur humide, pluie violente, camionnette malodorante. Kay, Marino, Lucy, Benton et Jaime, ex-juge à NewYork et ex-compagne de Lucy se retrouvent en Caroline du Sud. Et Kay Scarpetta également diplômée en droit et colonel réserviste de l'armée de l'air, sent le danger s'approcher d'elle. Deux morts surviennent. Dr Scarpetta êtes-vous l'instigatrice de ces meurtres, si meurtre il y a ? Toujours très technique Patricia Cornwell détaille les symptômes post-mortem, les très nombreux médicaments trouvés dans les pharmacies. La technologie ne manque pas, même dans des détails comme une lumière violente sur le casque d'une cycliste. Moraliste aussi parfois, pleine de doutes, obsédée même par un besoin de rigueur un peu long quand même. L'enquête commence dans Savannah brûlante en ce mois de juillet. Manipulée Kay Scarpetta se débat, et livre un combat plein d'intérêt pour ceux qui préfèrent les détails humains aux meurtres en séries.











                                                                          Voile Rouge

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui Hugo ( Choses vues )


Joseph Leopold Sigisbert Hugo
                                                                       Journal

                                                                                                              28 janvier 1847

            Il y a aujourd'hui dix-neuf ans que j'ai perdu mon père.

                                                                                                               29 janvier

            Le grand lama actuellement régnant est un enfant de huit ans. Il habite Lassa, ville où aucun Européen n'a encore pénétré.

                                                                                                                31 janvier

            Il y a quelques années, rue de Vendôme, dans le jardin turc on trouva une petite source sulfureuse, très chaude et très chargée. Des spéculateurs achetèrent le terrain un prix fou, et l'on se mit à y bâtir une immense maison de bains, toute en pierre de taille. La maison terminée, il n'y eut plus qu'un petit inconvénient, la source avait disparu. Le poids de la maison avait tassé le terrain, et la source thermale avait fusé ailleurs
                                                                                                                                                                                                                                                                     
            Cartouche avait été condisciple de Voltaire. Mandrin naquit l'année de la mort de Louis XIV, en 1715. Ils moururent tous deux sur la roue. Cartouche en 1721, à l'âge de vingt-huit ans, Mandrin en 1755, à l'âge de quarante ans.

                                                                                                                    1er février


            M. Scribe est né rue Saint-Denis, au Chat noir.

                                                                                                                     2 févrie                                             Voici le mois de février
                                                                                               Toute bête lève le nez.

                                                                                                                      3 février

            Concert chez le roi. J'y suis allé. Un de mes chevaux s'est abattu rue Saint-Antoine devant le portail de Saint-Paul. La foule s'est amassée. J'étais en habit de l'Institut. Un gamin de dix ans s'haussé sur la pointe des pieds, a regardé dans la voiture et s'est écrié ; " Ah! ce marquis ! "


                                                              Faits contemporains

            Hier, 5 février, j'étais aux Tuileries. Il y avait spectacle. Après l'Opéra, tout le monde alla dans les galeries où était dressé le buffet, et l'on se mit à causer.
            Monsieur Guizot avait fait dans la journée à la Chambre des députés un discours très noble, très beau et très fier sur notre commencement de querelle avec l'Angleterre. On parlait beaucoup de ce discours. Les uns approuvaient, les autres blâmaient.
            M. le baron de Billing passa auprès de moi, donnant le bras à une femme que je ne voyais pas.
            - Bonjour, me dit-il. Que pensez-vous du discours ?
            Je répondis :
            - J'en suis content. J'aime à voir qu'on se relève enfin, dans ce pays-ci. On dit que cette fierté est imprudente, je ne le pense pas. Le meilleur moyen de n'avoir pas la guerre, c'est de montrer qu'on ne la craint pas. Voyez, l'Angleterre a plié devant les Etats-Unis il y a deux ans. Elle pliera de même devant la France. Soyons insolents, on sera doux ; si nous sommes doux on sera insolent.         guizot     
            En ce moment, la femme à laquelle il donnait le bras s'est tournée vers moi, et j'ai reconnu l'ambassadrice d'Angleterre.
            Elle avait l'air très fâchée ; elle m'a dit :
            - Oh ! monsieur !...
            J'ai répondu :
            - Ah ! madame !...
            Et la guerre a fini là. Plaise à Dieu que ce soit là aussi tout le dialogue entre la reine d'Angleterre et le roi de France !


                                                              ****************


            Au spectacle de la cour qui eut lieu le 5 février 1847 on donnait l'Elixir d'amour deDonizetti. C'étaient les chanteurs italiens, la Persiani, Mario, Tagliafico. Ronconi jouait ( jouait est bien le mot car il jouait très bien ) le rôle de Dulcamara, habituellement représenté par Lablache. C'était pour la taille, non pour le talent, un nain à la place d'un géant. La salle de spectacles des Tuileries avait encore en 1847 sa décoration Empire, des lyres, des griffons, des cous de cygne, des palmettes et des grecques, d'or sur fond gris, le tout froid et pâle.
Image de Gaetano Donizetti            Il y avait peu de jolies femmes : Mme Cuvillier-Fleury était la plus jolie, Mme V. H. la plus belle. Les hommes étaient en uniforme ou en habit habillé. Deux officiers de l'empire se faisaient remarquer par le costume de leur époque. Le comte Dutaillis, manchot de l'empire et pair de France, avait son vieil uniforme de général de division, brodé de feuilles de chêne jusque sur les retroussis. Le grand collet droit lui montait jusqu'à l'occiput ; il avait une vieille plaque de la Légion d'honneur tout ébréchée ; sa broderie était rouillée et sombre. Le comte de Lagrange, ancien beau, avait un gilet blanc à paillettes, une culotte courte de soie noire, des bas blancs, c'est-à-dire roses, des souliers à boucles, l'épée au côté, le frac noir, et le chapeau de pair à plume blanche. Le comte Dutaillis eut plus de succès que le comte de Lagrange. L'un rappelait la Monaco et la Trenitz ; l'autre rappelait Wagram.                                                                                      donizetti 
            M. Thiers, qui avait fait la veille un assez médiocre discours, poussait l'opposition jusqu'à être en cravate noire.
            Mme la duchesse de Montpensier, qui avait quinze ans depuis huit jours, portait une large couronne de diamants et était fort jolie.M. de Joinville était absent. Les trois autres princes étaient là en lieutenants généraux, avec la plaque et le grand cordon de la Légion d'honneur. M. de Montpensier seul portait la Toison d'or.
            Mme Ronconi, belle personne, mais d'une beauté effarée et sauvage, était dans une loge sur la scène, derrière le manteau d'arlequin. On la regardait beaucoup. Du reste, on n'applaudissait personne, ce qui glaçait les chanteurs et tout le monde.
            Cinq minutes avant la fin du spectacle, le roi commençait à faire son petit ménage. Il pliait son bulletin satiné et le mettait dans sa poche, puis il essuyait les verres de ses jumelles, les refermait avec soin, cherchait son étui sur son fauteuil et remettait les jumelles dans l'étui en ajustant fort scrupuleusement les agrafes. Il y avait tout un caractère dans cette façon méthodique.                                                                                                                 .                                                                                       
            M. de Rambuteau y était. On se racontait ses derniers rambutismes ( le mot était d'Alexis de Saint-Priest ). On prétendait que M. de Rambuteau, au dernier jour de l'an, avait mis sur ses cartes :
" M. de Rambuteau est Vénus. " Ou par variante : " M. de Rambuteau; Vénus en personne. "
                                                                                                                                                                                                   

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            Mme de Chateaubriand mourut le 11 février.
            C'était une personne maigre, sèche; noire, très marquée de petite vérole, laide, charitable sans être bonne, spirituelle sans être intelligente.
            Elle était fort convenablement avec M. de Chateaubriand. Dans mon extrême jeunesse, quand je venais voir M. de Chateaubriand, j'avais peur d'elle. Elle me recevait d'ailleurs assez mal.
            M. de Chateaubriand, au commencement de 1847, était paralytique ; Mme Récamier était aveugle. Tous les jours, à trois heures, on portait M. de Chateaubriand près du lit de Mme Récamier. Cela était touchant et triste. La femme qui ne voyait plus cherchait l'homme qui ne sentait plus ; leurs deux mains se rencontraient. Que Dieu soit béni ! on va cesser de vivre qu'on s'aime encore.


                                                       
                                                                        Journal

                                                                                  20 février 1847

            Samedi. Ouverture du Théâtre-Historique. J'en suis sorti à trois heures et demie du matin.
            Mlle Mars était la seule personne vivante qui figurât dans les peintures du porche du Théâtre-Historique. Mme d'A... en entendant dire cela, a dit :
            - Ceci range Mlle Mars parmi les morts. Elle n'a pas longtemps à vivre.
            Mlle Mars est morte le 20 mars, un mois jour pour jour après l'ouverture du Théâtre-Historique.




                                                                                                                Victor Hugo

mercredi 6 février 2013

Le Faux-col Andersen ( Nouvelles Danemark )



                                                                       Le Faux-Col

            Il y avait une fois un monsieur élégant qui n'avait pour tous biens qu'un tire-botte et un peigne, mais avait le plus beau faux-col du monde et c'est justement une histoire sur ce faux-col que nous allons entendre. Il était en âge de penser au mariage, et voilà qu'il fut mis à la lessive avec une jarretière.
            - Ça alors, dit le faux-col, je n'ai jamais vu une personne aussi svelte et élégante, aussi douce et gentille. Puis-je vous demander votre nom ?
            - Je ne le dirai pas, répondit la jarretière.
            - Où habitez-vous, demanda le faux-col.
            Mais la jarretière était très timide, et elle trouvait que c'était une étrange question.
            - Vous êtes certainement une ceinture ! dit le faux-col. Une de ces ceintures de dessous ! Je vois bien que vous êtes utile tout en étant un objet de luxe, ma petite demoiselle !
            - Vous n'avez pas à m'adresser la parole ! dit la jarretière, je ne pense pas vous avoir donné des raisons de le faire !
            - Oh que si ! quand on est charmante comme vous, dit le faux-col, c'est une raison bien suffisante.
            - Je vous prie de ne pas vous approcher de si près ! dit la jarretière. Vous avez l'air tellement mâle !
            - Il faut dire aussi que je suis un monsieur élégant ! dit le faux-col. J'ai un tire-botte et un peigne ! Ce n'était pas vrai puisqu'ils appartenaient à son maître, mais il se vantait.
            - Ne vous approchez pas de moi ! dit la jarretière, je ne suis pas habituée à cela !
            - Sainte-nitouche ! dit le faux-col, et on le retira de la lessive, on l'empesa et le mit sur une chaise, au soleil, avant de la placer sur la planche à repasser. Et le fer chaud arriva.
            - Madame, dit le faux-col, ma petite dame veuve, je deviens tout chaud, je me transforme en quelqu'un d'autre, je sors complètement de mes plis, vous me brûlez et cela me fait des trous ! Hou : Je vous demande en mariage !
            - Espèce de chiffon ! dit le fer à repasser en passant fièrement sur le faux-col, car il se prenait pour une machine à vapeur qu'on allait mettre sur des rails pour tirer des wagons.
            - Espèce de chiffon ! dit-il.
            Le faux-col s'effilochait un peu sur les bords, et la paire de ciseaux à papier arriva pour couper les fils.
            - Oh ! dit le faux-col, vous êtes certainement première danseuse. Comme vous savez tendre les jambes ! Je n'ai jamais rien vu d'aussi charmant ! Personne ne peut faire cela aussi bien que vous !
            - Je le sais ! dit la paire de ciseaux.
            - Vous mériteriez d'être comtesse, dit le faux-col. Je n'ai rien d'autre qu'un monsieur élégant, un tire-botte et un peigne ! Si seulement j'avais un comté !
            - Il me demande en mariage ! dit la paire de ciseaux, car elle était en colère et elle lui fit une grande coupure, et du coup elle l'avait éconduit.
            - Il faut certainement que je demande le peigne en mariage ! C'est curieux de voir comment vous conservez toutes vos dents, ma petite demoiselle ! dit le faux-col. N'avez-vous jamais penser à vous fiancer ?
            - Mais bien sur que si ! dit le peigne. Je suis fiancé avec le tire-botte !
            - Fiancé ! dit le faux-col. Il ne pouvait plus demander personne en mariage, si bien qu'il se mit à mépriser la chose.
            Longtemps après le faux-col se retrouva dans une caisse chez le fabricant de papier, beaucoup de chiffons s'étaient rassemblés pour cette réception. Les chiffons délicats étaient d'un côté, les grossiers de l'autre, comme il se doit. Ils avaient tous beaucoup de choses à raconter, surtout le faux-col, car s'était un grand fanfaron.
            - J'ai eu énormément de fiancées ! dit le faux-col. Je ne pouvais pas rester en place ! Il faut dire aussi que j'étais un monsieur élégant, tout amidonné ! J'avais un tire-botte et un peigne dont je ne me servais jamais  ! Vous auriez dû me voir à l'époque, me voir quand j'étais couché sur le côté ! Je n'oublierai jamais ma première fiancée. C'était une ceinture, elle était si élégante, si douce et si charmante, elle s'est jetée dans un baquet à cause de moi ! Il y a eu aussi une veuve qui est devenue rouge vif, mais je l'ai laissée attendre et elle est devenue toute noire ! Il y a eu la première danseuse, elle m'a fait la balafre que j'ai encore tellement elle était vorace  ! Mon propre peigne était amoureux de moi ! il a perdu toutes ses dents à la suite de ce chagrin d'amour. Eh oui, j'ai eu beaucoup d'aventures de ce genre. Mais c'est la jarretière - je veux dire la ceinture qui s'est jetée dans le baquet - qui me fait le plus mal au coeur. J'ai la conscience bien chargée, j'aurais bien besoin de me transformer en papier blanc !
            Et c'est bien ce qui arriva. Tous les chiffons furent changés en papier blanc, mais le faux-col devint justement le morceau de papier que nous voyons ici ; sur lequel cette histoire a été imprimée, justement parce qu'il s'était terriblement vanté de choses qui n'avaient jamais existé. Souvenons-nous bien de cela, de façon à ne pas faire de même car, on ne sait jamais, il se pourrait fort bien que nous terminions dans la caisse à chiffons et que nous soyons transformés en papier blanc, sur lequel toute notre histoire serait imprimée, même la plus secrète, et nous serions alors obligés de courir partout pour la raconter, comme le faux-col.




                                                    
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                                                           Le Vilain Garçon

            Il était une fois un vieux poète, vous savez, un de ces vieux poètes. Un soir il était à la maison, il faisait un temps épouvantable à l'extérieur. La pluie tombait à verse, mais le vieux poète était à l'abri, confortablement assis à côté de son poêle, où le feu brûlait et où les pommes cuisaient.
            " Ils n'auront plus un fil de sec sur eux, les pauvres gens qui sont dehors par ce temps ! dit-il " car c'était vraiment un bon poète.
           - Oh ! ouvrez-moi ! j'ai froid et je suis tout mouillé ! cria un petit enfant à l'extérieur. Il pleurait et frappait à la porte, tandis que la pluie tombait à verse et que le vent secouait toutes les vitres.
           - Pauvre petit ! dit le vieux poète, et il alla ouvrir la porte. Il y avait là un petit garçon.  Il était tout nu et l'eau s'écoulait de sa longue chevelure blonde. Il grelottait de froid, s'il n'était pas entré, il serait certainement mort à cause du mauvais temps.
            - Pauvre petit ! dit le vieux poète en le prenant par la main. Entre donc chez moi, je saurai bien te réchauffer ! Je vais te donner du vin et une pomme, car tu es un beau petit garçon !
            C'était bien vrai d'ailleurs. Ses yeux ressemblaient à deux étoiles claires, et bien que l'eau ait coulé abondamment de ses cheveux blonds, ils étaient pourtant joliment bouclés. On aurait dit un petit ange, mais il était pâle, tellement il avait froid, et il tremblait de tout son corps. Dans sa main il tenait un bel arc, mais la pluie l'avait tout abîmé, toutes les couleurs sur les belles flèches se mélangeaient les unes aux autres à cause du temps humide.
            Le vieux poète s'assit à côté du poêle, prit le petit garçon sur ses genoux, fit sortir l'eau de ses cheveux en les tordant, réchauffa ses mains dans les siennes, et lui fit chauffer du vin sucré. Et il récupéra ses forces, ses joues se colorèrent de rouge, et il sauta sur le sol, et se mit à danser autour du vieux poète.
            - Tu es un joyeux garçon, dit le vieillard. Comment t'appelles-tu ?
            - Je m'appelle Amor ! répondit-il. Tu ne me connais pas ? Voilà mon arc ! Je m'en sers pour tirer ! Tu peux me croire ! Mais voilà que le temps tourne au beau dehors, la lune brille.
            - Mais ton arc est abîmé, dit le vieux poète.
            - C'est ennuyeux ! dit le petit garçon qui le ramassa pour le regarder. Oh, il est tout sec ! il n'a pas du tout souffert ! La corde est bien tendue. Je vais l'essayer. Puis il le banda, plaça une flèche et tira droit dans le coeur du bon vieux poète. Tu vois bien que mon arc n'a pas été abîmé ! dit-il. Il rit très fort et partit en courant.
           Le vilain garçon ! Tirer comme ça sur le vieux poète qui l'avait fait entrer dans la pièce chaude, avait été si gentil avec lui et lui avait donné du bon vin et la meilleure pomme.
           Le bon poète était allongé par terre et il pleurait, il avait vraiment été touché en plein coeur et il dit alors :
           - Fi ! comme cet Amor est un méchant garçon ! Il faut que je dise à tous les bons enfants qu'ils fassent attention et qu'ils ne jouent jamais avec lui, car il leur ferait du mal.
            Tous les bons enfants, filles et garçons à qui il a dit cela ont fait très attention au méchant Amor, mais il les a tout de même trompés, car il est très malin! Quand les étudiants reviennent de leurs cours, il court à côté d'eux, un livre sous le bras et vêtu d'une toge noire. Ils ne peuvent pas du tout le reconnaître, et ils le prennent par le bras et croient que c'est aussi un étudiant, mais il leur décoche la flèche dans la poitrine. Lorsque les filles reviennent du catéchisme, et quand elles reçoivent la confirmation, il les poursuit, elles aussi. Oui, il poursuit tout le temps les gens ! Il est perché sur le grand candélabre, au théâtre et il répand une vive lumière, si bien que les gens croient que c'est une lampe, mais ils remarquent autre chose par la suite. Il court dans le Jardin du Roi et sur le rempart ! Un jour, il a même tiré tout droit dans le coeur de ton père et de ta mère ! Demande-leur donc, tu verras ce qu'ils te diront. Oui, vraiment, c'est un méchant garçon cet Amor, il ne faut jamais que tu aies affaire à lui ! Il poursuit tout le monde Tu t'imagines, une fois il a même décoché une flèche sur la vieille grand-mère, mais il y a longtemps de cela, cela lui a passé, mais elle n'oubliera jamais une chose pareille. Fi, le méchant Amor ! Mais maintenant, tu le connais ! Tu sais quel vilain garçon c'est !




                                                                 
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                                                           L'aiguille à repriser

            Il était une fois une aiguille à repriser qui faisait tellement de manière qu'elle s'imaginait être une aiguille à coudre.
            - Faites bien attention à ce que vous tenez ! dit l'aiguille à repriser aux doigts qui la prirent. Ne me perdez pas ! si je tombe sur le plancher il se peut fort bien qu'on ne me retrouve plus, tellement je suis fine et délicate !
            - Il y a des limites ! dirent les doigts en la serrant à la taille.
            - Regardez, je viens accompagnée de ma suite, dit l'aiguille à repriser et elle entraînait derrière elle un long fil qui n'avait pourtant pas de noeud.
            Les doigts dirigèrent l'aiguille tout droit vers la pantoufle de la cuisinière, là où le cuir de dessus était déchiré, et maintenant il fallait le recoudre.
            - C'est un travail avilissant ! dit l'aiguille à repriser. Je ne traverserai jamais. Je vais me casser, je vais me casser ! et elle se cassa. N'est-ce pas ce que j'avais dit ! dit l'aiguille à repriser. Je suis trop fine et délicate !
            Maintenant elle ne vaut plus rien, pensèrent les doigts, mais il fallait tout de même qu'ils la tiennent. La cuisinière versa quelques goutte de cire à cacheter sur elle, et elle la piqua sur le devant de son fichu.
            - Regardez, me voilà devenue broche ! dit l'aiguille à repriser. Je savais bien que j'aurais droit aux honneurs. Quand on est quelque chose, on devient toujours quelque chose. Et elle riait dans son for intérieur, car on ne peut jamais voir de l'extérieur si une aiguille à repriser rit. Elle était là maintenant, aussi fière que si elle avait roulé en carrosse en regardant dans tous les côtés.
             - Puis-je avoir l'honneur de vous demander si vous êtes en or ? demanda l'épingle qui était sa voisine. Vous avez belle apparence, et vous avez bien une tête, mais cela ne l'empêche pas d'être petite ! Faites en sorte qu'elle grossisse, car on ne peut pas mettre de la cire à cacheter au bout de tout le monde ! Et l'aiguille à repriser se redressa si fièrement qu'elle tomba du fichu dans l'évier, juste au moment où la cuisinière était en train de le vider.
            - Voilà que nous partons en voyage ! dit l'aiguille à repriser, pourvu que je ne disparaisse pas ! mais c'est pourtant bien ce qui lui arriva.
            - Je suis trop fine et délicate pour ce monde ! dit-elle une fois arrivée dans le caniveau. J'ai ma bonne conscience pour moi, et c'est déjà une petite satisfaction ! et l'aiguille à repriser se tint toute droite et ne perdit pas sa bonne humeur.
            Et toutes sortes de choses lui passèrent par-dessus, des bouts de bois, des brins de paille, des morceaux de journaux.
            - Voyons comme ils voguent ! dit l'aiguille à repriser. Ils ne savent pas que ce qu'il y a en-dessous d'eux ne manque pas de piquant ! Je pique, je suis là.Voilà un bout de bois qui passe, il ne pense à rien d'autre dans ce monde qu'à " bout de bois ", c'est à dire à lui-même. Voilà un brin de paille qui nage, voyez comme il est ballotté, voyez comme il tourne ! Ne pense pas autant à toi-même, tu pourrais te cogner contre les pavés de la rue !... Voilà un journal qui flotte !... on a oublié ce qui est écrit dedans, et pourtant il s'étale !...Je reste patiente et calme ! je sais ce que je suis et je vais le rester !
            Un jour, quelque chose brilla joliment, tout près, et l'aiguille à repriser crut que c'était un diamant, mais c'était un tesson de bouteille, et puisque c'était brillant, l'aiguille lui parla et se présenta comme étant une broche !
            - Vous êtes sans doute un diamant ?
            - Oui, je suis quelque chose comme ça ! et ils crurent l'un de l'autre qu'ils valaient vraiment cher et ils parlèrent de l'orgueil du monde.  
            - Eh bien moi j'ai habité dans une boîte chez une demoiselle,  dit l'aiguille
 à repriser, et cette demoiselle était cuisinière. Elle avait cinq doigts à chaque main mais je n'ai jamais vu quelque chose d'aussi prétentieux que ces cinq doigts, alors qu'en réalité ils n'avaient pas d'autre raison d'être que de me tenir, me sortir de la boîte et me mettre dans la boîte.
            Avaient-ils quelque éclat demanda le tesson de bouteille .
            - De l'éclat ! dit l'aiguille à repriser, non c'était de l'orgueil ! c'étaient cinq frères tous nés "doigts " , ils se tenaient droits l'un à coté de l'autre, bien qu' ils aient eu des longueurs différentes. Celui qui était le plus en-dehors, le pouce, était court et épais, il marchait en-dehors des rangs , et il avait une seule cassure dans le dos, il ne pouvait faire qu' une seule révérence, mais il disait que si on le coupait à une personne, la personne entière était inapte au service militaire. L'index fait pour être léché, passait dans le sucré et l'amer, montrait le soleil et la lune, et c'était lui qui appuyait quand ils écrivaient. Le majeur avait une tête de plus que les autres. L'annulaire avait un anneau d'or autour du ventre, et le petit doigt, Peer le Violoneux, ne faisait rien et il en était fier.Tout cela n'était que de la vantardise pure et simple, et puis je suis tombé dans l'évier !
            - Et maintenant nous sommes là, et nous brillons ! dit le tesson de verre. Au même instant, le niveau d'eau augmenta dans le caniveau qui déborda de tous côtés et le tesson de verre fut emporté.
            - Voilà qu' il a pris de l'avancement dit l'aiguille à repriser.Je reste où je suis  je suis trop fine et délicate,  mais c'est ma fierté et elle mérite d'être respectée.  Et elle resta bien droite et se livra à maintes réflexions.
            " Je ne suis pas loin de croire que je suis née d'un rayon de soleil. J'ai aussi l'impression que le soleil me cherche toujours sous l'eau Ah ! Je suis tellement fine et délicate que ma mère ne peut pas me trouver.  Si l'œil que j'avais autrefois ne s'était pas cassé, je crois que je pourrais pleurer ! - non je ne le ferais pas - pleurer - c'est un manque de délicatesse.
            Un jour quelques garçons de rue étaient en train de fouiller dans le caniveau, où ils trouvaient de vieux clous,  des pièces de monnaie et des choses de ce genre. C'était dégoûtant, mais que voulez-vous ils y trouvaient du plaisir.
            - Aie,  dit l'un d'entre eux. Il s'était piqué avec l'aiguille à repriser. En voilà un sale type.
            - Je ne suis pas un sale type, je suis une demoiselle ! dit l'aiguille à repriser,  mais personne ne l'entendit. La cire à cacheter était partie et elle était noire,  mais le noir amincit et elle crut qu'elle était encore plus fine et délicate.
            - Voilà une coquille d'œuf, dirent les garçons, et ils plantèrent l'aiguille à repriser dans la coquille.
             - Des murs blancs, mais moi je suis noire ! Dit l'aiguille à repriser, cela fait bien ! Comme ça on peut tout de même me voir ! Pourvu que je n'aie  pas le mal de mer, car sinon je me plierai en deux ! Mais elle n'eut pas le mal de mer et ne se plia pas en deux.
            " C'est bon contre le mal de mer d'avoir un estomac d'acier et de se souvenir tout le temps qu'on est un peu plus qu'un être humain ! Ça y est ça m'a passé ! Plus on est délicat plus on peut en supporter !
            - Crac ! Fit la coquille d'œuf,  une voiture chargée lui était passée dessus.
            - Hou ! Comme ça serre, dit l'aiguille à repriser je vais tout de même avoir le mal de mer ! je vais me casser ! mais elle ne se cassa pas, bien qu' une voiture chargée lui ait passé dessus ! Elle  était posée dans le sens de la longueur. Et elle n'avait qu' à rester là.