vendredi 20 avril 2012

Le galant Tireur Baudelaire ( le spleen de paris )

     Le galant Tireur


            Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d'un tir, disant qu'il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n'est-ce pas l'occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? - Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs et peut-être aussi une grande partie de son génie.
            Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé ; l'une d'elles s'enfonça même dans le plafond ; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle et lui dit : " Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l'air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c'est vous. " Et il ferma les yeux, et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.
             Alors s'inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main , il ajouta : " Ah! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! "


                                                                              
                                                                                               Charles Baudelaire

jeudi 19 avril 2012

Pensées d'hier pour aujourd'hui La Bruyère La Rochefoucauld et les autres



Epictète ( 50- 125/130 ? )

                                           Quelqu'un t'a été préféré dans un festin, dans un conseil, dans une visite. Si ce sont là des biens, tu dois te réjouir de ce qu'ils sont arrivés à ton prochain. Et si ce sont des maux, ne t'afflige point de ce que tu en es exempt. Mais souviens-toi que, ne faisant pas, pour obtenir les choses qui
ne dépendent point de nous, les démarches que font ceux qui les obtiennent, il est impossible que tu en sois également partagé. Car comment celui qui ne va jamais à la porte d'un grand seigneur en sera-t-il aussi bien traité que celui qui y est tous les jours ? Celui qui ne l'accompagne point quand il sort, que celui qui l'accompagne ? Celui qui ne le flatte ni ne le loue, que celui qui ne cesse de le flatter et de le louer ? Tu es donc injuste et insatiable si, ne donnant point les choses avec lesquelles on achète toutes ces faveurs, tu veux les avoir pour rien. combien vend-on les laitues au marché ? Une obole. Si donc ton voisin donne une obole et emporte sa laitue, et que toi, ne donnant point ton obole, tu t'en retournes sans laitue, ne t'imagine point avoir moins que lui ; s'il a sa laitue toi tu as ton obole, que tu n'as pas donnée. Il en est de même ici. Tu n'as pas été invité à un festin ? C'est que tu n'as pas payé au mâître du festin le prix auquel il le vend. Ce prix c'est une louange, une visite, une complaisance, une dépendance. Donne donc le prix, si la chose t'accommode. Mais si sans donner le prix tu veux avoir la marchandise tu es insatiable et injuste. N'as-tu donc rien qui puisse tenir la place de ce festin où tu n'as point été ? Tu as certainement quelque chose qui vaut mieux que le festin, c'est de n'avoir pas loué celui que tu n'aurais pas voulu louer et de n'avoir pas souffert à sa porte son orgueil et son insolence.


                                                                     °°°°°°

                                         S'il y a un art de bien parler il y a aussi un art de bien entendre.



                                                                                               Epictète
                                                                                               ( Maximes )
            

Le souhait contrarié ( fabliau )

 Le souhait contrarié

            Je vais vous dire en quelques mots une aventure que je sais, car on me l'a contée à Douai, celle d'une femme et d'un homme, une femme honnête. Quel était leur nom, je l'ignore ; mais je puis bien vous affirmer qu'ils s'aimaient beaucoup l'un et l'autre. Le prudhomme un jour s'en alla hors du pays pour son commerce ; il acheta des marchandises et fut trois mois loin de sa terre. Ne supposez pas que sa femme fut chagrinée de le revoir. Elle fit fête à son seigneur, comme le voulait son devoir, et n'eut jamais de joie plus grande. L'ayant étreint et embrassé, pour qu'il soit à l'aise elle avance un siège bas et confortable. Un repas était préparé ; quand bon leur sembla ils mangèrent sur un coussin devant le feu qui était clair et sans fumée et qui brillait d'un vif éclat. On leur servit viande et poisson, et vin d'Auxerre et de Soissons, bonne chère sur nappe blanche. La dame apportait tous ses soins à gâter son seigneur et maître, lui donnant les meilleurs morceaux, lui versant, à chaque bouchée du vin pour lui être agréable. Elle avait un très grand désir de tout faire selon son gré car elle attendait la pareille et comptait sur la récompense. Mais elle fut mal avisée : elle le poussa tant à boire qu'il fut assommé par le vin et quand il vint se mettre au lit il oublia l'autre plaisir. Sa femme ne l'oubliait pas en allant se coucher vers lui. Inutile de l'inviter : elle était prête à la besogne. Lui n'avait cure de sa femme qui eût bien attendu un peu sans dormir pour goûter au jeu. N la croyez pas enchantée de voir son mari endormi. " Ah ! comme il se conduit ! dit-elle ; on croirait un vilain puant. Il devrait veiller et il dort ! Cela me fait beaucoup de peine, car il y a trois mois déjà que je n'ai couché avec lui. Mais les diables l'ont endormi ; je le leur laisse de bon coeur. " Et sans en dire davantage, elle pense à ce qui l'excite, se gardant bien de le secouer pour le tirer de son sommeil : il la croirait dévergondée ! Elle finit par renoncer au désir qu'elle avait de lui et s'endort pleine de dépit.
            En dormant elle fit un rêve que je vous dirai sans mensonge. elle était dans un grand marché comme on n'en vit jamais de te. Il n'y avait étal ni aune, ni baraque ni magasin ni table où l'on vendît fourrures, toile de lin, tissus de laine, alun, brasil ou cochenille ou autre denrée, croyait-elle. On ne vendait que vits et couilles : il y en avait à foison. Les boutiques en étaient pleines et les chambres et les greniers. Sans cesse arrivaient des porteurs avec chariots chargés de vits. Ils avaient beau être nombreux, ils n'étaient pas venus pour rien, car chacun vendait bien les siens. Un beau vit valait trente sous, et vingt sous un vit bien tourné. On offrait vits pour pauvres gens ; ils en emportaient un petit pour dix sous, pour neuf ou pour huit. On vendait en gros, en détail. La dame a regardé& partout et s'est donné beaucoup de peine. En arrivant près d'un étal, elle en vit un long et dodu, gros par-derrière et gros partout. Le museau en était énorme et pour dire la vérité on pouvait lui jeter dans l'oeil une cerise de plein vol sans que rien ne vînt l'arrêter et sans qu'elle n'allât tout droit au fond du sac qui était tel que la palette d'une pelle ; jamais on n'en vit de pareil. La dame, voulant marchander, demanda le prix au vendeur : " Même si vous étiez ma soeur, j'en voudrais pour le moins deux marcs. Il est loin d'être méprisable, car c'est le meilleur de Lorraine, excellent pour la mise en perce. Prenez-le donc, je vous en prie, et, ce faisant, vous serez sage. - A quoi bon de longs marchandages ? Si vous estimez n'y rien perdre, j'en donnerai cinquante sous. Jamais vous n'en n'aurez autant ; J'ajoute le denier à Dieu, afin que Dieu m'en donne joie. - C'est un cadeau que je vous fais ; je ne veux rien vous refuser et je suis sûr qu'un jour prochain, quand vous en aurez fait l'essai, vous viendrez pour m'en reparler. J'espère qu'en reconnaissance vous direz encore pour moi beaucoup d'oraisons et de psaumes. " La dame alors lève la main et l'abat de toute sa force , pensant lui frapper dans la paume, mais cinglant la joue de son mari où les cinq doigts restent écrits. Le coup le secoue et le cuit, de la barbe jusqu'à l'oreille. Voilà qu'en sursaut il s'éveille ; la dame s'éveille à son tour ; elle eût bien dormi plus longtemps car son plaisir se tourne en peine : elle dit adieu à la joie dont elle était maîtresse en rêve.
            " Soeur, lui demande son mari, dites-moi à quoi vous pensiez pour m'avoir donné un tel coup. Dormiez-vous ? Ne dormiez-vous pas ? - Je ne vous ai pas frappé, sire ; gardez-vous bien de le prétendre. - Par notre amour et sans querelle, par la foi que vous me devez, dites-moi à quoi vous rêviez et ne dissimulez rien. " Sans attendre, sachez-le bien, elle commence son histoire et très volontiers lui raconte - ou volontiers ou malgré elle - comment elle rêva aux vits, comme ils étaient mauvais et bons, comment elle acheta le sien, le plus gros et le mieux rempli, cinquante sous et un denier. " Sire, voilà ce qu'il advint. Il fallait toper pour conclure ; je pensais frapper dans la main : c'est votre joue que j'ai frappée. J'ai agi en femme endormie ; ne vous mettez pas en colère si j'ai commis une folie ; je suis coupable, je le sais, et vous prie de me pardonner. - Je vous pardonne, belle soeur, et que Dieu vous pardonne aussi. " Il lui saute au cou et l'embrasse ; il lui baise sa bouche tendre et son vit commence à se tendre, car elle l'échauffe et l'enchante. Il le lui planta dans la main ; quand il fut à peu près à point : " Dieu vous accorde son amour ! Par la foi que vous me devez, soeur, qu'aurait valu à la foire celui que vous avez en main ? - Sire, puissé-je voir demain, qui en aurait eu un plein coffre de pareils n'eût jamais trouvé personne pour lui faire une offre ou lui donner un peu d'argent. Même les vits des pauvres gens étaient tels qu'un seul en vaudrait au moins deux comme celui-ci. Personne, de près ni de loin, ne lui eut jeté un coup d'oeil. - Soeur, lui répondit-il, peu importe ; prends celui-ci, laisse les autres avant qu'on puisse trouver mieux. " Ainsi fit-elle, ce me semble, et c'est fort agréablement qu'ils passèrent la nuit ensemble.
            Le mari était un bavard ; il raconta partout l'histoire si bien que l'apprit Jean Bodel, qui compte des fabliaux ; cette histoire lui parut bonne : il la mit à son répertoire.


                                                                                                        Jean Bodel  ( in fabliaux )      

lundi 16 avril 2012

Lettres à Madeleine 31 Apollinaire

Giambattista Basile.jpg
Basile Giambattista                      Lettre à Madeleine
                                           (lettre écrite sur une feuille d'emballage du Mercure de France )

                                                                                                                 6bre 1915
           
            On parle mon amour de partir demain on n'irait pas loin. Comme on vient de rentrer à notre ancien corps d'armée , on garderait peut-être le secteur 138 que nous avons réintégré. Mais tout ça n'est pas sûr. Avant tout pardonne-moi d'avoir trouvé quelque chose à redire à tes lettres d'hier exquises. Mais j'étais si mal disposé à ce moment que ta retenue me blessait comme une défection et pourtant tes lettres étaient merveilleuses. Je t'envoie les vers que j'ai faits après t'avoir écrit et ils te donneront la mesure de mon état splénétique d'hier soir. Aujourd'hui beaucoup travaillé, attaque dit-on demain, après quoi j'espère bien qu'on ira prendre position au-delà des lignes boches - Aujourd'hui ta lettre du 29 est venue me faire plaisir. Parmi les bagues d'un des paquets je ne sais lequel, tu as dû trouver une bague faite avec un clou de maréchal j'y tiens - t'en ai-je parlé ? - Tu peux porter les bagues que tu veux . Renvoie-moi la mesure de ton annulaire. Je vais tenter de faire deux alliances de fiançailles en aluminium boche, je t'enverrai les deux et tu embrasseras celle que tu me renverras. C'est aujourd'hui ta première lettre me parlant des communiqués auxquels j'ai participé, mon amour, comme combattant. J'ai vu une image annonçant que les habitants d'un village près duquel nous sommes - tu as dû maintenant en voir les photos - était de nouveau habité. Je me demande par qui et où on a photographié les paysannes. C'est sur la ligne de feu et c'est se moquer du public que lui raconter de telles balivernes. D'ailleurs il n'y a plus de maisons - Ton second encrier revenu hier parce que trop lourd est reparti aujourd'hui - s'il revient j'y renonce - S'il est parti je t'enverrai demain d'une part son couvercle et de l'autre 2 chargeurs vidés de leur poudre et complètement inoffensifs car la capsule a été tirée - une boucle de ceinturon complète ( en 2 morceaux ) avec Gott mit uns et un morceau de pain de soldat boche on appelle ça du Pumpernikel - ce n'est pas le pain K.K. qu'en Bochie on appelle je crois d'ailleurs du pain Kappa - Tu me dis être heureuse que je trouve tes lettres jolies. Elles sont plus que jolies et tu as bien du talent outre l'amour que tu y mets - Il y a peu d'écrivains actuels qui écrivent mieux que toi, mon amour. A ce propos, il y a un recueil de contes de fées - le Pentaméron de Basile ( 16è siècle je crois ) écrit en dialecte napolitain. J'aurais voulu le traduire. J'en ai une édition, mais cela dépasse ma science linguistique et ne vaut pas la peine ( comme gain ) d'une étude approfondie de l'ancien dialecte parthénopéen. Cependant il a été traduit en anglais, une édition illustrée pr la jeunesse, que j'ai vue je ne sais plus où. Si tu avais le temps tu le traduirais, ça t'exercerait en ton anglais et je le remettrais au point au moyen de ma rare édition ancienne de l'original. J'aime beaucoup les contes de fées. Enfant Perrault fut ( avec Robinson et Racine ) ma principale lecture. Les contes de Perrault sont pleins d'anciennes vérités mythiques venues d'Asie par tradition. Or Naples ou Parthénope est un des lieux de passage de ces fables d'où le très grand intérêt du Pantaméron de Basile qui n'a jamais été traduit en français - On m'a dit que Lucie Felix-Faure Goyau en parlait dans un ouvrage qu'elle a fait sur les conte de fées, mais je n'ai pas lu ce livre et ne sais ce qu'elle dit à propos du Pantaméron - Ma chérie, tu es ma mignonne et j'ai été délicieusement troublé par tout ce que tu me dis de ton amour et aussi par l'allusion que tu fais d'hoirs à naître, ô mon amour. Je baise ton giron et tes seins. Ce que tu me dis du voyage de Nice m'a aussi troublé et j'en ai été bien heureux aussi. Il est certain que ma volonté t'avait envoûtée dès le premier regard que je t'eus jeté. Je savais bien que tu serais mienne. Je t'ai follement désirée sans penser à des désirs physiques certes, mais dans ces hautes régions du désir, le physique et le spirituel ne se séparent point, ils ne font qu'un.
            On ne reparle plus de permission de notre côté et j'imagine qu'on n'en aura pas de sitôt du moins par ici - A partir d'aujourd'hui je t'enverrai des poèmes que je te prierai de me recopier quand il y en aura assez et me les renvoyer pour que je les donne à une revue. Je prends ta bouche je sens ton corps enroulé à moi, tes jambes m'enlacent dans la plus pure des ( ..... ? ), ta croupe s'agite de désirs fous - Je prends ta bouche ma langue la parcourt, tes belles touchent les miennes. Je baise ta bouche, mon amour.
                                                                                                                                                                         
                     

                                                                      
                                                                            DÉSIR

                                     Mon désir est la région qui est devant moi
                                     Derrière les lignes boches
                                     Mon désir est aussi derrière moi
                                     Après la zone des armées
                                                                            °°
                                     Mon désir c'est la butte de Tahure
                                     Mon désir est là sur quoi je tire
                                     De mon désir qui est au-delà de la zone des armées
                                     Je n'en parle pas aujourd'hui mais j'y pense
                                                                             °°
                                     Butte de Tahure je t'imagine en vain
                                     Des fils de fer, des mitrailleuses, des Boches trop sûrs d'eux
                                     Trop enfoncés sous terre déjà enterrés
                                                                              °°
                                    Ca ta clac, des coups qui meurent en s'éloignant
                                                                              °°
                                    En y veillant tard dans la nuit
                                    La decauville qui toussote
                                    La tôle ondulée sous la pluie
                                    Et sous la pluie ma bourguignote
                                                                              °°
                                    Entends la terre véhémente
                                    Vois les lueurs avant d'entendre les coups
                                    Et tel obus siffler de la démence
                                    Ou le tac tac tac monotone et bref plein de dégoût.
                                                                               °°
                                    Je te vois Main de Massiges
                                    Si décharnée sur la carte
                                                                              °°
                                    Le boyau Goethe où j'ai tiré
                                    J'ai tiré même sur le boyau Nietzsche
                                    Décidément je ne respecte aucune gloire
                                                                               °°
                                    Nuit violente et violette et sombre et pleine d'or par moments
                                    Nuit des hommes seulement
                                    Nuit du 24 septembre 1915
                                    Demain l'assaut
                                    Nuit violente, ô nuit dont l'épouvantable cri profond devenait
                                             plus intense de minute en minute
                                    Nuit des hommes seulement
                                    Nuit qui criait comme une femme qui accouche.

                                                                                                                        Gui
                                                                    


dimanche 15 avril 2012

Pensées d'hier pour aujourd'hui La Bruyère La Rochefoucauld et les autres

 
     

                                                                                                  7 juin 1912

            Chez Madame Germain, on a parlé du mauvais effet moral produit par ces ventes de tableaux
             qui atteignent des prix fous. Empêchez donc, après cela, l'impôt sur le revenu.

                                                                    ====      
                                                             20 juin 1914
Cocteau par Marie Laurencin

            Vu Jean Cocteau qui m'a fait des confidences. Il aimait une jeune fille de vingt ans qui vient de mourir
             Elle avait essayer en venant à lui d'oublier une autre affection. Et il s'est trouvé que cette dernière
            s'est réveillée plus forte. Elle était Américaine. Il ne peut pas l'oublier. Il porte en lui son visage.
Il a  donc     
             éprouvé ce premier chagrin. Il en a éprouvé un second. Un ami sur lequel il comptait pour le soutenir
             dans cette épreuve a invoqué des excuses pour ne pas venir, au moment même où l'on avait besoin
             de lui. Et Cocteau de citer le mot de Michelet sur la paonne qui appelle le paon et celui-ci arrive du
             bout du monde.
                       Cocteau ne peut pas pleurer. Il boit ses larmes. Cette jeune fille ne voulait pas qu'on pleurât.
             Il a pris d'elle cette habitude qui lui pèse maintenant. Il me parlait de la solitude où il se trouve. On
             vient à lui et on ne reste pas. Il m'a dit des mots charmants. Je cite : " On voudrait s'ouvrir aux
             êtres, comme une grenade." Et moi je lui disais l'impossibilité de la chose. " Il n'y a que le désir,
             ajoutai-je, parce que dans le désir, il n'y a que soi tandis que dans la possession, on est deux.
             C'est le pluriel qui est l'obstacle.


                                                                                            Abbé Mugnier

           

samedi 14 avril 2012

Les Sapins Guillaume Apollinaire ( Poète France )

Les Sapins


                                                           Les sapins en bonnet pointus
                                                           De longues robes revêtus
                                                                Comme des astrologues
                                                           Saluent leurs frères abattus
                                                           Les bateaux qui sur le Rhin voguent

                                                           Dans les sept arts endoctrinés
                                                           Par les vieux sapins leurs aînés
                                                                Qui sont de grands poètes
                                                           Ils se savent prédestinés
                                                           A briller plus que des planètes

                                                           A briller doucement changés
                                                           En étoiles et enneigés
                                                               Aux Noëls bienheureuses
                                                           Fêtes des sapins ensongés
                                                           Aux longues branches langoureuses

                                                           Les sapins beaux musiciens
                                                           Chantent des Noëls anciens
                                                                Au vent des soirs d'automne
                                                          Ou bien graves magiciens
                                                          Incantent le ciel quand il tonne

                                                          Des rangées de blancs chérubins
                                                          Remplacent l'hiver les sapins
                                                               Et balancent leurs ailes
                                                          L'été ce sont de grands rabbins
                                                          Ou bien de vieilles demoiselles

                                                          Sapins médecins divaguant
                                                          Ils vont offrant leurs bons onguents
                                                               Quand la montagne accouche
                                                          De temps en temps sous l'ouragan
                                                          Un vieux sapin geint et se couche



                                                                                        ( Alcools )    Guillaume Apollinaire

Autre Ballade François Villon ( poème )

Autre Ballade
François Villon
Charles d'Orléans
                                                                        
                                                      Icy se clost le testament
                                                      Et finist du pauvre Villon,
                                                      Venez a son enterrement,
                                                      Quant vous orrez le carillon,
                                                      Vestus rouge com vermillon,
                                                      Car en amours mourut martur :
                                                      Ce jura il sut son couillon,
                                                      Quant de ce monde voult partir.

                                                      Et je croy bien que pas n'en ment ;
                                                      Car chassié fut comme ung souillon
                                                      De ses amours hayneusement,
                                                      Tant que, d'icy a Roussillon,
                                                      Brosse n'y a ne brossillon
                                                      Qui n'eust, ce dit il sans mentir,
                                                      Ung lambeau de son cotillon,
                                                      Quant de ce monde voult partir.

                                                      Il est ainsi et tellement
                                                      Quant mourut n'avoir qu'ung haillon ;
                                                      Qui plus, en mourant, mallement
                                                      L'espoignoit d'Amours l'esguillon ;
                                                      Plus agu que le ranguillon
                                                      D'ung baudrier luy faisoit sentir
                                                      ( C'est de quoy nous esmerveillon ),
                                                      Quant de ce monde voult partir.

                                                      Prince, gent comme esmerillon,
                                                      Sachiez qu'il fist au departir :
                                                      Ung traict but de vin morillon,
                                                      Quant de ce monde voult partir.


                                                                                                  
                                                                                                         François Villon

Chacun sa Chimère Baudelaire ( le Spleen de Paris )

Chacun sa Chimère


            Sous un grand ciel gris , dans une grande plaine poudreuse, sans chemins, sans gazon, sans un chardon, sans une ortie, je rencontrai plusieurs hommes qui marchaient courbés.
            Chacun d'eux portait sur son dos une énorme Chimère, aussi lourde qu'un sac de farine ou de
charbon, ou le fourniment d'un fantassin romain.
            Mais la monstrueuse bête n'était pas un poids inerte ; au contraire, elle enveloppait et opprimait l'homme de ses muscles élastiques et puissants ; elle s'agrafait avec ses deux vastes griffes à la poitrine de sa monture ; et sa tête fabuleuse surmontait le front de l'homme, comme un de ces casques horribles par lesquels les anciens guerriers espéraient ajouter à la terreur de l'ennemi.
            Je questionnai l'un de ces hommes, et je lui demandai où ils allaient ainsi. Il me répondit qu'il n'en savait rien, ni lui, ni les autres ; mais qu'évidemment ils allaient quelque part, puisqu'ils étaient poussés par un invincible besoin de marcher.
            Chose curieuse à noter : aucun de ces voyageurs n'avait l'air irrité contre la bête féroce suspendue à son cou et collée à son dos ; on eût dit qu'il la considérait comme faisant partie de lui-même. Tous ces visages fatigués et sérieux ne témoignaient d'aucun désespoir ; sous la coupole spleenétique du ciel, les pieds plongés dans la poussière d'un sol aussi désolé que ce ciel, ils cheminaient avec la physionomie résignée de ceux qui sont condamnés à espérer toujours.
            Et le cortège passa à côté de moi et s'enfonça dans l'atmosphère de l'horizon, à l'endroit où la surface arrondie de la planète se dérobe à la curiosité du regard humain.
            Et pendant quelques instants je m'obstinai à vouloir comprendre ce mystère, mais bientôt l'irrésistible Indifférence s'abattit sur moi, et j'en fus plus lourdement accablé qu'ils ne l'étaient eux-mêmes par leurs écrasantes Chimères.


                                                                                               Charles Baudelaire

vendredi 13 avril 2012

Lettres à Madeleine 30 Apollinaire

Lettre à Madeleine
Guillaume Apollinaire
                                                                                                                5 8bre 1915

             Mon amour. Je t'ai envoyé aujourd'hui une carte pour te prévenir que nous reprenions le secteur 138 au lieu de 80 - Je t'écris mal parce que je suis mal. Il fait froid, le jour on ne peut faire de feu à cause de la fumée aussi on ne peut écrire. Le soir chaque pièce s'entasse dans son trou. On fait du feu. Mais les hommes sont là qui jouent aux cartes et plaisantent. Je prends toutes tes caresses et te les rends, mon amour. Cependant, j'aime moins tes lettres depuis que tu es à Oran, je t'y sens moins mienne. Au demeurant tu oublies de me dire tout ce que tu m'avais promis - par exemple touchant L'Hérésiarque. Tu renfermes quelque chose que j'ignore et t'exprimes en termes moins directs, partant plus apprêtés et plus vagues - mais peut-être est-ce là un des mille aspects de ton amour ? Je souhaite ma Poppée et ma Phèdre - remarque que je ne dis cela ni en colère ni avec regret - Entre nous ces sentiments ne sont pas de mise, aussi ne te frappe pas. Cela vient sans doute des nouvelles occupations qui prennent de nouveau ton temps.
            Ton père avait bien raison d'admirer Tolstoï qui est un homme admirable en effet et tout particulièrement à mon sens, pour avoir prévu, avoir annoncé la fin de l'ancienne esthétique. Tolstoï avait bien vu cela et ta lettre me le rappelle à un moment douloureux de l'Art où il risque de retomber dans le mécanisme rhétoricien où il a trop longtemps été. Tolstoï avait bien vu que le goût n'a aucun sens et ne peut que gâter l'art . L'art doit être hors du goût et les trois quarts de ceux qui aiment l'art ne se préoccupent que du goût, qu'il est difficile d'en sortir. Il avait fort bien parlé de Shakespeare et de Maeterlinck et avait montré l'erreur artistique qui fausse la pure beauté.µ C'est là le vrai rôle grand de Tolstoï le reste est d'un grand romancier et de l'apostolat. J'en suis mauvais juge. Là-dedans, il est grand aussi, si peu que j'en sache, mais à la façon d'un fantôme énorme, d'un spectre gigantesque que le passé laissait se dresser devant nous autres si aveugles et qui nous laissons encore séduire par tant de choses mortes. Je n'ai pas lu les livres de Tolstoï dont tu me parles. Les romans russes sont dans la vie mais je t'en ai parlé - J'ai lu Anna Karénine et une partie de La Guerre et la Paix.
            J'ai eu tes 2 lettres du 28. - Voici pour la seconde.
            Tu dois être amusante et charmante dans ta classe. Moi aussi je voudrais me perdre en forêt avec toi... Je prends tes sourires et j'aime ta seconde lettre plus simple et plus spontanée où tu inventes la jolie et subtile, si subtile caresse de tes yeux - Et j'aime aussi les sourires de tes lèvres. J'ai respiré aujourd'hui les " gaz lacrymogènes " qui sentent la poire pourrie et aussi la gnôle qu'on nous donne parfois le matin - Ça pique les yeux, ces gaz s'exhalent d'une sorte de grenade en cuivre mince pleine de liquide qui est peut-être du protoxyde d'azote ( impur ). Il s'agit donc sans doute de gaz hilarant. Ça ne m'a pas fait rire au demeurant. Mais l'odeur ne m'en est point désagréable. J'ai trouvé une boucle de ceinturon boche, je vais te l'envoyer avec un sachet boche à mettre le masque contre nos gaz suffocants. Avec la boucle tu pourras te faire une ceinture si cela te plaît.
            Ne pourrait... pas obtenir le verre malléable dont je t'ai parlé en le constituant par de l'acétocellulose ? Ce serait une découverte intéressante. Mais je suis trop peu ferré en chimie pr mettre cela au point. Et toi. Mon amour je t'adore et je baise tes lèvres infiniment, profondément.


                                                                                                                            Gui
                                    

mercredi 11 avril 2012

Ballade des Dames du Temps Jadis François Villon ( Poète France )

Ballade des Dames du Temps Jadis


                                                       Dictes moy ou, n'en quel pays
                                                       Est Flora la belle Rommaine,
                                                       Archipiades, ne Thaïs,
                                                       Qui fut sa cousine germaine,
                                                       Echo parlant quant bruyt on maine
                                                       Dessus rivière ou sus estan,
                                                       Qui beaulté ot trop plus qu'humaine,
                                                       Mais ou sont les neiges d'antan ?

                                                       Ou est la tres sage Helloïs,
                                                       Pour qui chastré fut et puis moyne
                                                       Pierre Esbaillart a Saint Denis ?
                                                       Pour son amour ot ceste essoyne.
                                                       Semblablement, ou est la royne
                                                       Qui commanda que Buridan

                                                       Fust geté en ung sac en Saine ?
                                                       Mais ou sont les neiges d'antan ?

                                                       La royne Blanche comme lis
                                                       Qui chantoit a voix de seraine,
                                                       Berte au grant pié, Bietris, Alis,
                                                       Haremburgis qui tint le Maine,
                                                       Et Jehanne la bonne Lorraine
                                                       Qu'Englois brulerent a Rouan ;
                                                       Ou sont ilz, ou, Vierge souvraine ?
                                                       Mais ou sont les neiges d'antan ?
                  
                                                      Prince , n'enquerez de sepmaine
                                                      Ou elles sont, ne de cest an,
                                                      Qu'a ce reffrain ne vous remaine :
                                                      Mais ou sont les neiges d'antan ?


                                                                                                      François Villon

























lundi 9 avril 2012

Le garde-barrière Andréa Camilleri ( Italie roman )

Le garde-barrière
                                                                Le garde-barrière

                                                                1942 Toto et Nino amis habitent à Vigata en Sicile. Nino est garde-barrière et surveille le passage de deux trains poussifs ( les passagers descendent qui pour un petit bain de mer ou  pour chiper quelques légumes et fruits dans les champs et remontent sans précipitation dans le train ). Mais le monde à Vigata comme ailleurs n'est pas fait que de braves gens. Toto et Nino améliorent le quotidien en chantant chez le coiffeur Anselmo. Mais l'Italie est en guerre  et les fascistes n'apprécient pas les musiques des chansons, ils les trouvent blessantes pour le régime. Nino est marié à Minica charmante épouse tout occupée à briquer sa maisonnette et cultiver son jardin. Nino tire l'eau du puits. Des inconnus frappent à leurs portes. Trop de confiance et de bon coeur "... Têtue comme un mulet de pâture sa Minica, elle ne lâchait pas sa bouchée..." Le manque d'enfant sera l'un des drames de leur vie " Toto fut le seul à remarquer que Nino avait changé d'humeur. "... Et il fallut que, de trou ou de brou, celui-ci lui dévide son patrigot... un de mes amis avait le même embierne que toi.." et le bon ami l'envoie chez la renoueuse. Toujours les mots venus on ne sait d'où et le style Camilleri. La fin étonnante, cruelle et poétique se découvre, ne se raconte pas. Court roman, il ne manque pas une ligne.
                                                                 

Le Rêveur Will Eisner ( EtatsUnis bande dessinée )

Le rêveur        Le Rêveur

                                     " Au mieux la société tolère les rêveurs " Ainsi commence le texte deWill Eisner écrit en 1986 en avant-propos de l'album où sont rassemblées trois histoires presqu'entièrement autobiographiques. Débuts dans les années 30. NewYork n'est pas remise des années de dépression et la guerre s'annonce ( Eisner sera mobilisé en 1942 ). Cependant son rêve sera plus fort que les échecs, les refus, les déceptions " ... les éditeurs rognent sans cesse sur leurs tarifs ils en sont encore à la dépression... " Les petites bandes, modestes feuillets sont alors offerts avec les journaux, ou encore les bons titres plagiés  édités et vendus par la maffia. Mais des studios se créent et les dessins abondent "... ils vont produire parce que la bande dessinée est faite de fantasmes... de rêves et de rêveurs... " Les dessinateurs changent d'éditeurs et sont alors obligés de céder leurs droits sur leur production. Billy Eyron ou Will Eisner deviendra l'un des très très grands dessinateurs, ses personnages sont attachants. " Crépuscule à Sunshine City " nous conte une histoire de famille sordide. Miami, soleil palmiers et veuve pleine d'allant redonne un sens à la vie du nouveau retraité veuf de surcroît et la mort et l'héritage s'éloignant... rage d'un gendre. Le rêveur dépeint très bien le réalisme.