mardi 8 janvier 2013

L'Europe, l'Amérique Apollinaire ( Poèmes retrouvés )




   claude monet - le pont de l'europe
                                                          L'Europe

            " Nations, je vous offre et l'ordre et la beauté
            Des ruines qui ont la grâce des jeunes filles
            Et mes fleuves semblables aux vers des grands poètes
            Et tous mes esclavages, toutes mes royautés,
            Tous mes dieux charmants qui sont ma  foi, qui sont mon art,
            Tous ces peuples querelleurs et des fleurs odorantes.
            Vous, Églises, où tes aïeules et tes croyants venaient
            ,s'agenouiller,
             O vieilles maisons, nourrices du progrès,
             Carrefours où les âges choisirent leur route
             et s'en allèrent,
             Patries, Patries, Patries dont les drapeaux me vêtent,                                      david
             Fantômes, ô forêt du génie où chaque arbre est un nom                         
             d'homme,                                                                                  
             Forêt qui marches à reculons sans que tu t'éloignes,                           
             Je suis tous les fantômes, tous les
             ombrages,                                                       
             Les patries, les villes, les champs de bataille,
             Amérique, ô ma fille et celle de Colomb. "



                                                                  L'Amérique
                                                                                                                           
            " Hommes qui souffrez, ô femmes qui aimez, et vous enfants
            venez
            Puiser l'eau du second baptême
            Dans le petit lac bleu où le Mississipi puise son onde.
            Je suis l'espoir aux grands espaces et l'avenir sans souvenirs.
            Parmi les troupes de chevaux sauvages issus des chevaux d'Europe
            Gambadent les troupeaux de jeunes pensées issues de
            pensées d'Europe
            Et de nouvelles vérités sont révélées à ceux qui sont las
            des anciennes.
            Elles chantent ou pleurent, ou prient ou éclatent de rire
            Et préparent de nouveaux travaux.
            Un dieu nouveau se dresse dans le canot d'écorce,
            Une déesse se peigne en chantant dans les prairies
            où mûrit le riz sauvage
            Et d'autres dieux réclament des héros.
            C'est aussi l'arrivée d'un vaisseau.
            Écoutez danser là-bas des voyageurs équivoques dans un
            bal de quarteronnes,
            Écoutez aussi au loin derrière les horizons, la plainte,
            La plainte de ceux qui meurent en Europe en se rappelant
            Des prairies où le riz sauvage mûrit au bord du Mississipi
            Et les noires cyprières drapées dans la tillandzia argentée ! "


                   L'Europe et l'Amérique se prirent par la main et, en choeur, chantèrent.

            La mer sépare les deux époux
            Ce sont les noces énormes de deux continents.
            De l'un jaillit un vaisseau à travers l'océan,
            L'Europe féconde l'Amérique,
            L'Europe, nom viril dans le langage diplomatique,
            C'est-à-dire international qui est le français,
            Et l'on entend distinctement l'article masculin,
            Tandis que l'article féminin marque bien                                              
            Dans la langue des Nations ou langue française,
            Le sexe de l'Amérique,
            L'Europe étend frénétiquement la rigide péninsule
            d'Armor
            Et l'Amérique s'étale, largement ouverte,
            Où l'isthme humide tressaille aux tropiques.
            Amour sublime des nations naissent du couple
            démesuré
            Dont les éléments favorisent les épousailles.
            Le vaisseau poursuit son voyage fécondateur,
            Les vents gonflent les voiles, ils gémissent,
            Et crient la volupté des géants qui s'entr'aident. "



                                                                                            Apollinaire

      
             

dimanche 6 janvier 2013

Lettres à Madeleine 59 Apollinaire


                                            Lettre à Madeleine

                                                                                                             29 janvier 1916

            Mon amour je reçois tout d'un coup avec une enveloppe contenant du papier et des enveloppes 3 lettres de toi, tes lettres des 22, 23 et 24 janvier.
            L'aquarelle de Marie Laurencin est un très joli croquis d'après Goya. Il est très délicat même comme facture.
            L'histoire de Jean est curieuse mais ne vous faites pas trop de bile peut-être n'y aura-t-il rien de ce côté-là.
            Distrais-toi et si cette jeune fille de chez Haton n'est pas mal comme conduite et t'amuse je ne vois pas d'inconvénient à ce que tu la voies. Oui, dis à la jeune photographe Louise qu'elle ne nous a pas mal réussis et que j'espère que sa timidité à mon égard aura disparu quand je reviendrai. Parle-moi du poème de Jean. Je n'ai pas eu le temps de faire un vers depuis mon retour ; c'est fantastique comme j'ai peu de temps.
            J'ai fait venir des brochures sur les mitrailleuses et n'ai pas eu le temps de m'en occuper, pas même de les parcourir.
           J'ai rencontré hier soir quelqu'un de mon ancienne batterie qui m'a dit que Berthier allait aller à Fontainebleau. J'ai reçu encore une lettre charmante et très flatteuse de mon ancien capitaine ( qui est passé au 9è ).                                                                                                              
           Mon amour, je t'adore, tu es gentille comme tout. Ne grossis pas trop. Ne t'alourdis pas, c'est inutile. Je t'aime bien comme tu es. Je veux que tu calmes tes émotions et que le caméléon diminue un peu dans ma panthère.
            Je t'ai dit que je n'avais pas lu. Si cependant en attendant qu'on serve à la popote, pendant les 2 ou 3 minutes qui précèdent le dîner j'ai pu lire dans la collection des feuilles littéraires emportées d'Oran un ouvrage remarquable intitulé Le Coeur du poète par Henri Delatouche ( c'était l'amant de Marceline Desbordes-Valmore et le 1er éditeur d'André Chénier ). La 1è partie de cet ouvrage qui a trait à la vie de M.J. Chénier est de 1er ordre.
            J'emporte toujours une feuille littéraire en poche pr avoir quelque chose à lire dans les haltes.
            Mon amour, j'ai oublié de te parler de la boutargue elle était épouvantable, c'est pas fameux même pour moi qui aime le poisson.
            Par contre les écorces de courge confites étaient délicieuses.
            J'ai encore des cigarettes. Je crois que les meilleures sont les Job à bout doré comme tu m'avait préparé.
            Je voudrais aussi commencer un long poème sur la guerre. J'essaierai dans le train de commencer.
            Mon amour, tu es mon délice ne sois pas impatiente maintenant.
            Sois calme, mignonne et gentille.
            Mon amour, je t'adore. Il faut que je cesse ma lettre parce qu'on va dîner. Je t'écrirai longuement demain et sans doute en un long poème qui sera le 1er chant de ma nouvelle oeuvrre.
            Je t'aime, je prends ta bouche follement, ma chère petite femme chérie. Attends-moi avec moi.


                                                                                                                 Ton Gui

                                                                                                 3 février 1916

            Mon amour, je suis parti le 30 au soir et n'ai plus eu une minute pour t'écrire jusqu'aujourd'hui car je n'ai pu entrer chez moi ayant perdu les clefs et n'ayant eu le temps de m'en faire faire d'autres. J'ai fait faire un nouveau costume très chic. J'ai appris beaucoup de choses mais sans pouvoir te les écrire. Je n'ai cessé de penser à toi. Je me suis occupé de ma naturalisation et m'occuperai de notre mariage dès que je saurai à quoi m'en tenir là-dessus. Je n'ai pas du tout aimé Paris ces deux jours. J'ai tes lettres adorées des 25, 26, 27. L'histoire du flirt de Denise m'a intéressé. Mon amour je t'adore. Je t'enverrai le Mercure que j'ai pris en passant.

                                                                Paris

            J'ai vu Paris dans l'ombre
            Hypogée où l'on riait trop
            Paris une grande améthyste
            Ces soldats belges en troupe                                                    
            Vieilles femmes habillées en Perrette                                       
            Après le pot au lait
            L'officier-pilote raconte ses exploits
            J'ai entendu la berloque
            Mais quel sourire celui de celui qui eut sursis d'appel illimité
            Ombre de la statue de Shakespeare sur le boulevard'Hausmann
            Laideur des costumes civils des hommes qui ne sont pas partis
            Les peintres travaillent
            Mon coeur t'adore

            Aujourd'hui  marche et nous sommes ailleurs. Je t'adore mon amour, je viens d'arriver, patelin charmant. Il a plu tout le jour, nous sommes trempés mais le jour n'est pas trop triste et je ne suis pas fatigué
J'ai traversé un petit village en ruines qui était presque coquet malgré la ruine. Les habitants y vaquaient à leurs occupations et on se sentait très loin de la guerre.
            J'attends des photos de Louise surtout celle où je te tiens par la taille.
            Je t'écris de la popote en attendant que mon ordonnance ait reconnu ma chambre.
            Enfin, je t'adore mon amour très chéri et prends ta bouche. J'espère pouvoir écrire longuement demain.


                                                                                                                         Gui


                                                                                                               5 février 1916

Apollinaire_a_la_Sante            Mon amour, je réponds à tes lettres des 28, 29, 30 et 31 janvier. Tant mieux que les permissions reprennent. C'est curieux que Jean soit au 38è. Les histoires des différents professeurs m'ont amusé. Les conversations illicites sont également tordantes ainsi que l'histoire de Melle Adeline. Les histoires du curé sont en effet déplacées, mais il vaut mieux pour ta tranquillité ne point t'en mêler ; cet homme te prendrait en grippe et te causerait des ennuis. Le patelin où je suis est joli et on y a une vue merveilleuse. Je crains seulement qu'on n'y reste pas longtemps. Je loge chez de vieilles gens qui ont des fils et des gendres à la guerre aussi est-on très gentil. J'ai la plus belle chambre de la maison. Tout est ciré. Mon ordonnance n'est plus Crapouillot mais un petit Lyonnais déluré surnommé Fleur de Nave.
            Je t'adore mon amour ; en passant à Paris j'ai eu l'occasion de lire dans le Times un article du meilleur critique militaire anglais, colonel Repington qui avait trait à la conscription anglaise. Cette conscription d'après lui, donnera moins d'hommes qu'on avait dit beaucoup moins même. C'est extraordinaire que les Anglais ne paraissent pas encore comprendre l'importance des grands effectifs.
            Moi je n'ai pas beaucoup de choses à dire sur ma vie ici. Il me tarde seulement de te revoir mon amour chéri. As-tu reçu d'Italie, les exemplaires de mon poème ? As-tu reçu mes paquets ? tu n'en parles pas. J'aimerais que la guerre fut moins administrative. Enfin on fait ce qu'on peut. J'ai rencontré à Paris quelques amis embusqués dans des ateliers d'aviation. Je te demande un peu. Ce sont des gens qui ont de 150 à 200 mille francs de rente. Tu vois d'ici les ouvriers ! En outre, à Paris c'est une fièvre de peinture et de sculpture. Cubisme naturellement. Ils vendent ce qu'ils veulent des prix fous. Les marchands allemands ont, paraît-il, repris leur commerce et vendent la peinture des jeunes peintres français en Amérique. Quant aux peintres de l'école ils sont mobilisés comme camoufleurs ce que je ne saurais t'expliquer maintenant car cela touche à la chose militaire. Enfin tout ça est singulier et la guerre est une curieuse et douce chose à Paris malgré les Zeppelins. J'ai un costume nouveau à godets comme tu dis, mais bleu car le kaki est pour l'armée d'Orient. On aurait dû l'adopter pour toute l'armée ou plutôt arlequiner toute l'armée ce qui est la chose la moins visible.
            Je crois que Le Poète Assassiné va bientôt paraître bientôt c'est-à-dire quand messieurs les imprimeurs voudront car cela ne dépend plus que d'eux.
            Je t'adore mon amour et embrasse tes yeux. Tu ne me parles pas du poème de Jean.
            Je prends ta bouche.


** le poète assassiné
Apollinaire
Alechinski
* tableaux 1 et 2
Marie Laurencin
photo 3
                                                           la berloque                  
                                                                                                                           Gui

vendredi 4 janvier 2013

Tatane Alfred Jarry ( Poème - Pataphysique France )


                                          

                                                         Tatane

                                                      Ne me chicane
                                                      Ce seul cadeau :
                                                            Jamais tatane
                                                            Dans le dodo !

                                       La Dame noire à son mari
                                                      à l'occasion
                                                    du 1er janvier.

                    Tatane est le mot qui ricane
                    Saisi de paresse le noir ;
                    Tatane traduit : " Rien savoir ! "
                    La flemme noire, c'est Tatane,  
                                               Tatane.

                    Tatane en tous lieux en tyranne :
                    Les nègres sont des gens foncés,
                    D'autre couleur que les Français
                    Qui logent, sous veste ou soutane
                                                Tatane.

                    Comme au pays de la banane
                    A Paris, Berlin ou Windsor,
                    A mi-chemin de tout essor
                    Il arrive qu'on reste en panne :
                                                  Tatane.

                    Tel qui rossa de coups de canne,
                    Gifla des gens, botta des dos
                    Tant qu'on attela les landaux,
                    Sitôt le fer sous le nez cane :
                                                 Tatane.

                    L'hiver à l'aveugle qui glane
                    Quelque billon, un élégant,                                    
                    Pour ne pas retirer son gant
                    Dit - seule aumône - qu'il le tanne...
                                                 Tatane.

                    Le flux de la mer Océane
                    Jappe à la terre ainsi qu'un chien,
                    Rénovant le déluge ancien,
                    Mais devant une digue ahane :
                                                 Tatane.

                    Sur la galère capitane
                    Ils étaient quatre-vingts rameurs,
                    Churent aux mains des écumeurs,
                    Ayant perdu la tramontane...
                                                 Tatane !

                    Le bon pédard que cycler vanne
                    Affronte toute excursion
                    Il met dans le train sa bécane
                    Grâceà cette précaution :                                                                                            
                                                Tatane !

                    Une vieille dame se fane
                    Et son coeur n'est plus qu'un bateau
                    Joseph lui laisse son manteau
                    Et fuit, tournant le bec de cane...
                                                 Tatane !

                    Le Turc au bras de sa sultane
                    Prouve et reprouve son amour ;
                    Mais il peut advenir qu'un jour
                    Fléchisse sa vigueur titane...
                                                 Tatane !



                                                                                                   Alfred Jarry
                                                                                      ( collège de pataphysique )

        
                   

jeudi 3 janvier 2013

Bataille de chats Eduardo Mendoza ( Roman Espagne )


Bataille de chats - Eduardo Mendoza


                                           Bataille de chats


            Mars 1936 Anthony Whitelands traverse l'Espagne, après avoir envoyé une lettre de rupture à sa maîtresse londonienne arrive à Madrid. Dès son arrivée, naïf et innocent expert en peinture espagnole, notamment de l'âge d'Or, l'Anglais comme le nommeront les divers personnages, est interpellé : " En Angleterre roi. En Espagne no roi. Avant roi Alphonso... Maintenant République... Elections...Partis politiques tous dans le même sac... Everibodi fumiers... " Averti mais imprudent Whitelands se rend chez un riche aristocrate madrilène afin d'expertiser des tableaux. Le prix espéré devrait permettre à la famille de vivre hors du pays livré à une rude bataille entre les différents partis. Les églises brûlées, mais les femmes  encore sous la coupe de la religion, le prolétariat adhère au parti communiste, les socialistes n'ont pas convaincu. La Phalange dirigée par Primo de Riveira jeune aristocrate fougueux  souhaite venger son père exilé regroupe une jeunesse plus romantique que guerrière. Historique et policier tout à la fois toute la culture de Mendoza trouve en Vélasquez un  fil conducteur fort intéressant. Peintre attitré de Philippe IV.
Whitelands à l'aise surtout au Prado parmi les tableaux qui lui racontent une histoire, analysant les raisons qui ont poussé un peintre à peindre un chien, malhabile est piégé, par des femmes qui voient en lui un gentleman pouvant les sortir de leurs problèmes, putain et duchesse, les Services Secrets anglais, espagnols et Moscou qui aimerait implanter sa doctrine aux madrilènes, bruyants, excités, querelleurs, des chats. Le titre du livre Bataille de chats, décrit l'atmosphère des jours qui précèdent la guerre civile. Alors que Whitelands se débat, tente de résoudre le mystère d'un Nu de son peintre préféré, le duc reçoit trois généraux, l'un d'eux se nomme Franco. Reçu par le Président Don Manuel Azana l'Anglais écoute " ... je ne m'y connais guère en art. Mon domaine c'est la littérature. Si je pouvais changer ma place contre celle d'un autre, je choisirais Tolstoï ou Marcel Proust... La peinture italienne me fascine La Mort d'Actéon... Je crois que la flèche qui peut nous tuer est précisément le défaitisme général... la conviction unanime que nous fonçons tête la première vers le désastre... " Mendoza habite Barcelone abandonnée cette fois après l'avoir décrite dans d'autres ouvrages, pour Madrid  et ses chats les Madrilènes, un moment précis de l'histoire espagnole. C'est la rencontre d'un tableau vieux de trois siècles qui raconte peut-être les amours secrètes d'un peintre, ou de son assistant, et d'une semaine précise du XXè sc espagnol, mars 1936.

mardi 25 décembre 2012

Les Phares Charles Baudelaire ( Poème Les Fleurs du Mal France )







                                                    Les Phares

                    Rubens, fleuve d'oubli, jardin de la paresse,
                    Oreiller de chair où l'on ne peut aimer
                    Mais où la vie afflue et s'agite sans cesse,
                    Comme l'air dans le ciel et la mer dans la mer.

                    Léonard de Vinci, miroir profond et sombre,
                    Où des anges charmants, avec un doux souris
                    Tout chargé de mystère, apparaissent à l'ombre               
                    Des glaciers et des pins qui ferment leur pays ;

                    Rembrandt, triste hôpital tout rempli de murmures,
                    Et d'un grand crucifix décoré seulement,
                    Où la prière en pleurs  s'exhale des ordures,
                    Et d'un rayon d'hiver traversé brusquement.

                    Michel-Ange, lieu vague où l'on voit des Hercules
                    Se mêler à de Christs et se lever tout droits
                    Des fantômes puissants qui dans les crépuscules
                    Déchirent leur suaire en étirant leurs doigts ;

                    Colères de boxeur, impudences de faune,                         
                    Toi qui sus ramasser la beauté des goujats ;
                    Grand coeur gonflé d'orgueil, homme débile et jaune,          
                    Puget, mélancolique empereur des forçats ;

                    Watteau, ce carnaval où bien des coeurs illustres,
                    Comme des papillons, errent en flamboyant,                     
                    Décors frais et légers éclairés par des lustres
                    Qui versent la folie à ce bal tournoyant ;

                    Goya, cauchemar plein de choses inconnues,
                    De foetus qu'on fait cuire au milieu des sabbats,
                    De vieilles au miroir et d'enfants toutes nues,
                    Pour tenter les démons ajustant bien leurs bas ;

                    Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,
                    Ombragé par un bois de sapins toujours vert,
                    Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges
                    Passent, comme un soupir étouffé de Weber ;
                                                                                                                 
                    Ces malédictions , ces blasphèmes, ces plaintes,
                    Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum
                    Sont un écho redit par mille labyrinthes ;
                    C'est pour les coeurs mortels un divin opium !

                    C'est un cri répété par mille sentinelles,
                    Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;
                    C'est un phare allumé sur mille citadelles,
                    Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !

                    Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
                    Que nous puissions donner de notre dignité
                    Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
                    Et vient mourir au bord de votre éternité !


                             Charles Baudelaire
                                  
                            ( les fleurs du mal )

lundi 24 décembre 2012

Un fou ? Maupassant ( nouvelle fantastique France )


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                                                                 Un fou ?

            Quand on me dit : " Vous savez que Jacsues Parent est mort fou dans une maison de santé ", un frisson douloureux, un frisson de peur et d'angoisse me courut le long des os ; et je le revis brusquement, ce grand garçon  étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque inquiétant, effrayant même.
            C'était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec des yeux d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être singulier, troublant, qui apportait, qui jetait un malaise autour de lui, un malaise vague de l'âme, du corps, un de ces énervements incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.
            Il avait un tic gênant : la manie de cacher ses mains. Presque jamais il ne les laissait errer, comme nous faisons tous, sur les objets, sur les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste familier qu'ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles. Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses vêtements ; il les dissimulait sous ses aisselles en croisant les bras. On eût dit qu'il avait peur qu'elles ne fissent, malgré lui, quelque besogne défendue, qu'elles n'accomplissent quelque action honteuse ou ridicule s'il les laissait libres et maîtresses de leurs mouvements.
            Quand il était obligé de s'en servir pour tous les usages ordinaires de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides du bras comme s'il n'eut pas voulu leur laisser le temps d'agir par elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d'exécuter autre chose. A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si vivement qu'on avait jamais le temps de prévoir ce qu'il voulait faire avant qu'il ne l'eût accompli.                                                                           
            Or, j'eus un soir l'explication de la surprenante maladie de son âme.
            Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité.
            Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée d'atroce chaleur. Aucun souffle d'air ne remuait les feuilles. Une vapeur chaude de four passait sur les visages, faisant haleter les poitrines. Je me sentais mal à l'aise, agité, et je voulus gagner mon lit.
            Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras d'un geste effaré.
            - Oh ! non, reste encore un peu, me dit-il.
            Je le regardai avec surprise, en murmurant :
            - C'est que cet orzge me secoue les nerfs.
            Il gémit, ou plutôt il cria :
            - Et moi donc ! Oh ! reste, je te prie ; je ne voudrais pas demeurer seul.
            Il avait l'air affolé. Je prononçai :
            - Qu'est-ce que tu as ? Perds-tu la tête ?
            Et il balbutia :
            - Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs d'électricité... j'ai... j'ai... j'ai peur..
j'ai peur de moi... tu ne me comprends pas ? C'est que je suis doué d'un pouvoir... non... d'une puissance... non... d'une force... Enfin, je ne sais pas dire ce que c'est, mais j'ai en moi une action magnétique si extraordinaire que j'ai peur, oui, j'ai peur de moi, comme je te le disais tout à l'heure !
            Et il cachait avec des frissons éperdus ses mains vibrantes sous les revers de sa jaquette.
            Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant d'une crainte confuse, puissante, horrible. J'avais envie de partir, de me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son oeil errant passer sur moi, puis s'enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque coin solmbre de la pièce pour s'y fixer, comme s'il eût voulu cacher aussi son regard redoutable.
            Je balbutiai :
            - Tu ne m'avais jamais dit ça !
            Il reprit :
            - Est-ce que j'en parle à personne ? Tiens, écoute, ce soir je ne puis me taire. Et j'aime mieux que tu saches tout ; d'ailleurs, tu pourras me secourir.
            Le magnétisme ! Sais-tu ce que c'est ? Non. Personne ne sait. On le constate pourtant ; on le reconnaît, les médecins eux-mêmes le pratiquent, un des plus illustres, M Charcot, le professeur. Donc, pas de doute, cela existe.
            Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incomprhensible, d'endormir par la force de sa volonté un autre être et, pendant qu'il dort, de lui voler sa pensée, c'est-à-dire son âme, l'âme, ce sanctuaire, ce secret du Moi, l'âme ce fond de l'homme qu'on croyait impénétrable, l'âme cet asile des inavouables idées, de tout ce qu'on cache, de tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on veut celer à tous les humains, il l'ouvre, la viole, l'étale, la jette au public ! N'est-ce pas atroce, criminel, infâme ?
            Pourquoi, comment cela se fait-il ? Le sait-on ? Mais que sait-on ? Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu'ils ont à peine la puissance de constater  ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l'âme, l'emporte, la grise, l'affole, qu'est-ce donc ? Rien.
            Tu ne me comprends pas ? Ecoute. Deux corps se heurtent. L'air vibre. Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides, plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or, nous avons dans l'oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l'air et les transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu'un verre d'eau se change en vin dans sa bouche. Le tympan accomplit cette incroyable métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son. Voilà.
            La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l'algèbre et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise, ne vient donc que de la propriété étrange d'une petite peau. Elle n'existerait pas, puisque par lui-même il n'est qu'une vibration. Sans l'oreille, devinerait-on la musique ? - Non - Eh bien ! nous sommes entourés de choses que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent qui nous les révèleraient.
            Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des esprits, qu'entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous n'avons point en nous l'instrument révélateur.
            Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d'une puissance affreuse. On dirait un autre être enfermé en moi qui veut sans cesse s'échapper, agir malgré moi, qui s'agite, me ronge, m'épuise. Quel est-il ? Je ne sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c'est lui, l'autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.
            Je n'ai qu'à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur avais versé de l'opium. Je n'ai qu'à étendre les mains pour produire des choses... des choses... terribles. Si tu savais ? Oui, si tu savais ? Mon pouvoir ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les animaux et même... sur les objets...
            Cela me torture et m'épouvante. J'ai eu envie souvent de me crever les yeux et de me couper les poignets.
            Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens,  - Je vais te montrer cela... non pas sur des créatures humaines, c'est ce qu'on fait partout, mais sur... sur... des bpetes. Appelle Mirza.
            Il marchait à grands pas avec des airsd'halluciné ; et il sortit ses mains cachées dabs sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme s'il eût mis à nu deux épées.
            Et je lui obéis, machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré d'une sorte de désir impétueux de voir. J'ouvris la porte et je sifflai ma chienne, qui couchait dans le vestibule. J'entendis aussitôt le bruit précipité de ses ongles sur les marches de l'escalier, et elle apparut, joyeuse, remuant la queue.
            Puis, je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil ; elle y sauta, et Jacques se mit à la caresser en la regardant. D'abord, elle sembla inquiète ; elle frissonnait, tournait la tête pour éviter l'oeil fixe de l''homme, semblait agitée d'une crainte grandissante. tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons ; et elle voulut s'enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l'animal qui poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu'on entend, la nuit, dans la campagne.
            Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu'on l'est lorsqu'on monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. Je balbutiai : " Assez, Jacques, assez. "
            Mais il ne m'écoutait plus. Il regardait Mirza d'une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux maintenant et laissait tomber sa tête, comme on fait en s'endormant. Il se tourna vers moi.
            - C'est fait, dit-il, vois maintenant.
            Et jetant son mouchoir de l'autre côté de l'appartement, il cria : " Apporte ! " La bête alors se souleva, et chancelant, trébuchant comme si elle eût été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs jambes, elle s'en alla vers le linge qui faisait une tache blanche contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, mais elle mordait à côté comme si elle ne l'eût pas vu. Elle le saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.
            C'était une chose terrifiante à voir.
            Il commanda : " Couche-toi. " Elle se coucha. Alors, touchant le front,il dit : " Un lièvre, pille, pille. " Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s'agita comme font les chiens qui rêvent, et poussa sans ouvrir la gueule des petits aboiements de ventriloque.
            Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria : " Mords-le, mords ton maître. " Elle eut deux ou trois soubresauts terribles. On eût juré qu'elle résistait, qu'elle luttait. Il répéta : " Mords-le. " Alors, se levant, ma chienne s'en vint vers moi ; et moi je reculais vers la muraille, frémissant d'épouvante, le pied d'épouvante, le pied levé pour la frapper, pour la repousser.
            Mais Jacques ordonna : " Ici, tout de suite. " Elle se retourna vers lui. Alors, de ces deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme s'il l'eût débarrassée de liens invisibles.
            Mirza rouvrit les yeux : " C'est fini ", dit-il.
            Je n'osai point la toucher et je poussai la porte pour qu'elle s'en allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j'entendis de nouveau ses griffes frapper les marches.
            Mais Jacques revint vers moi :
            - Ce n'est pas tout. Ce qui' m'effraie le plus, c'est ceci, tiens. Les objets m'obéissent.
            Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers lui. Elle semblait ramper, s'approchait lentement ; et, tout d'un coup, je vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua ; puis il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts.
            Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, mais le son aigu de ma voix me calma soudain.
            Jacques reprit :                                                                                
            Tous les objets viennent ainsi vers moi. C'est pour cela que je cache mes mains. Qu'est-ce que cela ? Du magnétisme, de l'électricité, de l'aimant , Je ne sais pas, mais c'est horrible.
            Et comprends-tu pourquoi c'est horrible ? Quand je suis seul, aussitôt que je suis seul, je ne puis m'empêcher d'attirer tout ce qui m'entoure. Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me lassant jamais d'essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s'il ne m'a pas quitté  !
            Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les arbres.
            C'était la pluie qui commençait à tomber.
            Je murmurai : c'est effrayant !
            Il répéta : c'est horrible.
            Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C'était l'averse, l'ondée épaisse, torrentielle.
            Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa poitrine.
            - Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à présent.



                                                                                           Maupassant

                                                                               ( in le figaro 1er septembre 1884 )