dimanche 18 janvier 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 3 France )



                                                  Livre Troisième

            Les jeunes gens qui, nés avec quelque talent et de l'amour pour les beaux-arts, ont vu de près les hommes célèbres dans l'art dont ils faisaient eux-mêmes leurs études et leurs délices, ont connu comme moi le trouble, le saisissement, l'espèce d'effroi religieux que j'éprouve en allant voir Voltaire.
            Persuadé que ce serait à moi de parler le premier, j'avais tourné de vingt manières la phrase par laquelle je débuterais avec lui, et je n'étais content d'aucune. Il me tira de cette peine. En m'entendant nommer, il vint à moi ; et me tendant les bras  :
            - Mon ami, me dit-il, je suis bien aise de vous voir. J'ai cependant une mauvaise nouvelle à vous apprendre ; Mr Orri s'était chargé de votre fortune ; Mr Orri est disgracié.
            Je ne pouvais tomber de plus haut, ni d'une chute plus imprévue et plus soudaine ; et je n'en fus point étourdi......
            - Eh bien ! monsieur, lui répondis-je, il faudra que je lutte contre l'adversité. Il y a longtemps que je la connais et que je suis aux prises avec elle.
            - J'aime à vous voir, me dit-il, cette confiance en vos propres forces. Oui, mon ami, la véritable et la plus digne ressource d'un homme de lettres est en lui-même et dans ses talents ; mais, en attendant que les vôtres vous donnent de quoi vivre, je vous parle en ami et sans détour, je veux pourvoir à tout. Je ne vous ai pas fait venir ici pour vous abandonner. Si dès ce moment même il vous faut de l'argent, dîtes-le moi ; je ne veux pas que vous ayez d'autre créancier que Voltaire.
            Je lui rendis grâce de ses bontés, en l'assurant qu'au moins de quelque temps je n'en aurais pas besoin, et que dans l'occasion j'y aurais recours avec confiance.
            - Vous me le promettez, me dit-il, et j'y compte. En attendant, voyons, à quoi allez-vous travailler ?
            - Hélas ! je n'en sais rien, et c'est à vous de me le dire.
            - Le théâtre, mon ami, le théâtre est la plus belle des carrières ; c'est là qu'en un jour on obtient de la gloire et de la fortune. Il ne faut qu'un succès pour rendre un jeune homme célèbre et riche en même temps ; et vous l'aurez ce succès en travaillant bien.
            - Ce n'est pas l'ardeur qui me manque, lui répondis-je, mais au théâtre que ferai-je ?
            - Une bonne comédie, me dit-il d'un ton résolu.
            - Hélas ! monsieur, comment ferai-je des portraits ? je ne connais pas les visages.
            Il sourit à cette réponse.
            - Eh bien ! faites des tragédies.
            Je répondis que les personnages m'en étaient un peu moins inconnus, et que je voulais bien m'essayer dans ce genre-là. Ainsi se passa ma première entrevue avec cette homme illustre.  caricadoc.com
            En le quittant j'allai me loger à 9 francs pas mois près de la Sorbonne, dans la rue des Maçons, chez un traiteur qui, pour mes dix-huit sous, me donnait un assez bon dîner...... Je trouvai un honnête libraire qui voulut bien m'acheter le manuscrit de ma traduction de  la " Boucle de cheveux enlevée " et qui m'en donna cent écus mais en billets, et ces billets n'étaient pas de l'argent comptant. Un Gascon, avec qui j'avais fait connaissance au café, me découvrit, dans la rue Saint-André-des-Arts, un épicier qui consentit à prendre mes billets en paiement, si je voulais acheter de sa marchandise. Je lui achetai pour cent écus de sucre, et après le lui avoir payé je le priai de le revendre. J'y perdis peu de chose, et...... en état d'aller jusqu'à la récolte des prix académiques sans rien emprunter à personne...... Je pouvais donc jusqu'à la Saint-Louis travailler sans inquiétude et, si je remportais le prix de l'Académie Française qui était de cinq cents livres, j'atteindrais à la fin de l'année. Ce calcul soutint mon courage.
            Mon premier travail fut " l'Etude de l'Art du Théâtre ". Voltaire me prêtait des livres. La poétique d'Aristote, les discours de P. Corneille sur les trois unités, ses examens, le théâtre des Grecs, nos tragiques modernes, tout cela fut avidement et rapidement dévoré. Il me tardait d'essayer mon talent ; et le premier sujet que mon impatience me fit saisir fut la Révolution du Portugal. J'y perdis un temps précieux......faible encore la manière dont j'avais précipitamment conçu et exécuté mon sujet. Quelques scènes que je communiquai à un comédien homme d'esprit lui firent cependant bien augurer de moi. Mais il fallait, me disait-il, étudier l'art du théâtre au théâtre même, et il me conseilla d'engager Voltaire à demander mes entrées.
            - Roselli a raison, me dit Voltaire, le théâtre est notre école à tous ; il faut qu'elle vous soit ouverte ; et j'aurais dû y penser plus tôt.
            Mes entrées au Théâtre Français me furent libéralement accordées, et dès lors je ne manquai plus un seul jour d'y aller prendre leçon. Je ne puis exprimer combien cette étude assidue hâta le développement et le progrès de mes idées et du peu de talent que je pouvais avoir......
portrait*            Ce fut dans ce temps-là que je vis chez lui l'homme du monde qui a eu pour moi le plus d'attrait, le bon, le vertueux, le sage Vauvenargues. Cruellement traité par la nature du côté du corps, il était, du côté de l'âme l'un de ses plus rares chefs-d'oeuvre. Je croyais voir en lui Fénelon infirme et souffrant. Il me témoignait de la bienveillance et j'obtins aisément de lui la permission de l'aller voir...... tout sensible qu'il est dans ses écrits, il l'était, ce me semble, encore plus dans ses entretiens avec nous. Je dis " avec nous ", car le plus souvent, je me trouvais chez lui avec un homme qui lui était tout dévoué et qui, par là, eut bientôt gagné mon estime et ma confiance..... homme de goût, mais d'un naturel indolent ; épicurien par caractère, mais presque aussi pauvre que moi.
            ....... Nous nous donnions tous les soirs rendez-vous après le comédie au café de Procope, le tribunal de la critique et l'école des jeunes poètes, pour étudier l'humeur et le goût du public....... Le marquis de Vauvenargues logeait à l'hôtel de Tours, petite rue du Paon et, vis-à-vis de cet hôtel était la maison de la fruitière de Beauvin. M'y voilà logé avec lui. Son projet de faire à nous deux une feuille périodique ne fut pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait espéré : nous n'avions ni fiel, ni venin...... Cependant, au moyen de ce petit casuel et du prix de l'Académie, que j'eus le bonheur d'obtenir, nous arrivâmes à l'automne, moi ruminant des vers tragiques, et lui rêvant à ses amours.
            Il était laid, bancal, déjà même assez vieux, et il était amant aimé d'une jeune Artésienne dont il me parlait tous les jours avec les plus tendres regrets ; car il souffrait les tourments de l'absence, et moi j'étais l'écho qui répondait à ses soupirs. Quoique bien plus jeune que lui, j'avais d'autres soins dans la tête. Le plus cuisant de mes soucis était la répugnance qu'avait déjà notre aubergiste à nous faire crédit. Le boulanger et la fruitière voulaient bien nous fournir encore, l'un du pain, l'autre du fromage : c'étaient là nos soupers, mais le dîner d'un jour à l'autre, courait risque de nous manquer. Il me restait une espérance : Voltaire, qui se doutait bien que j'étais plus fier qu'opulent, avait voulu que le petit poème couronné à l'Académie fût imprimé à mon profit, et il avait exigé d'un libraire d'en compter avec moi les frais d'impression prélevés. Mais, soit que le libraire en eût retiré peu de choses, soit qu'il aimât mieux son profit que le mien, il dit n'avoir rien à me rendre, et qu'au moins la moitié de l'édition lui restait.
            - Eh bien ! lui dit Voltaire donnez-moi ce qui vous en reste, j'en trouverai bien le débit.
            Il partait pour Fontainebleau où était la cour et là, comme le sujet proposé par l'Académie était un éloge du roi, Voltaire prit sur lui de distribuer cet éloge, en appréciant à son gré le bénéfice de l'auteur. C'était sur ce débit que je comptais, sans cependant l'évaluer outre mesure : mais Voltaire n'arrivait pas.
            Enfin notre situation devint telle qu'un soir Beauvin me dit en soupirant !   weblettres.net
            - Mon ami, toutes nos ressources sont épuisées, et nous en sommes réduits au point de n'avoir pas de quoi payer le porteur d'eau.
            Je le vis abattu, mais je ne le fus point.
            - Le boulanger et la fruitière, lui demandai-je, nous refusent-ils le crédit ?
            - Non, pas encore, me dit-il.
            Rien n'est donc perdu, répliquai-je, et il est bien aisé de se passer de porteur d'eau.
            - Comment cela ?              
            - Comment ? Eh, parbleu ! en allant nous-mêmes prendre de l'eau à la fontaine.
            - Vous auriez ce courage ?
            - Sans doute, je l'aurai. Le beau courage que celui-là ! Il est nuit close, et, quand il serait jour, où est donc le déshonneur de se servir soi-même ?
            ...... En rentrant, ma cruche à la main, je vois Beauvin, d'un air épanoui de joie, venir à moi les bras ouverts :
            - Mon ami, la voilà, c'est elle !.......
            ....... Je vois une grande jeune fille bien fraîche, bien découplée et assez jolie, quoiqu'un peu camuse.....
            Voltaire, peu de jours après, arrivant de Fontainebleau, me remplit mon chapeau d'écus...... je pris la liberté de lui représenter qu'il avait vendu ce petit ouvrage trop au-dessus de sa valeur ; mais il me fit entendre que les personnes qui l'avaient payé noblement étaient de celles dont lui ni moi nous n'avions rien à refuser. Quelques ennemis de Voltaire auraient voulu que pour cela je me fusse brouillé avec lui. Je n'en fis rien, et avec ces écus..... j'allai payer toutes mes dettes.
            ....... Il n'était ni juste ni possible, vu sa nouvelle façon de vivre que nous fussions plus longtemps en communauté de dépenses.
            Dans cette conjoncture....... je ne sais quelle heureuse influence de mon étoile ou de la bonne opinion que Voltaire donnait de moi, fit souhaiter à une femme, dont je révère la mémoire, que je voulusse me charger d'achever l'éducation de son petit-fils........

            Ma tragédie étant achevée, il était temps de la soumettre à la correction de Voltaire ; mais Voltaire était à Cirey........ Mais plus mon ouvrage eût gagné en passant sous ses yeux, moins il eût été mon ouvrage.....  et j'allai demander aux comédiens d'entendre la lecture de ma pièce....... Les trois premiers actes et le cinquième furent pleinement approuvés. Mais on ne me dissimula point que le quatrième était trop faible...... Je demandai trois jours pour travailler..... mais je fus bien payé..... par le succès...... Ce fut alors que commencèrent les tribulations de l'auteur ; et la première eut pour objet la distribution des rôles.
            ....... la vigueur que demandait le rôle de mon héroïne, mademoiselle Gaussin n'avait pas dissimulé le désir de l'avoir......
hippolyte_la_clairon_par_quentin__2.jpg            Dans ce temps-là les tragédies nouvelles étaient rares, et plus rares encore les rôles dont on attendait du succès ; mais le motif le plus intéressant pour elle était d'ôter ce rôle à l'actrice qui tous les jours lui en enlevait quelqu'un. Jamais la jalousie du talent n'avait inspiré plus de haine qu'à la belle Gaussin pour la jeune Clairon. Celle-ci n'avait pas le même charme dans la figure ; mais en elle, les traits, la voix, le regard, l'action, et surtout la fierté, l'énergie du caractère, tout s'accordait pour exprimer les passions violentes et les sentiments élevés. Depuis qu'elle s'était saisie des rôles de Camille, de Didon, d'Ariane, de Roxane, d'Hermione, d'Alzire, il avait fallu les lui céder. Son jeu n' était pas encore réglé et modéré comme il l'a été dans la suite, mais il avait déjà toute la sève et la vigueur d'un grand talent. Il n'y avait dont pas à balancer entre elle et sa rivale,pour un rôle de force, de fierté, d'enthousiasme, tel que le rôle d'Arétie ; et, malgré toute ma répugnance à désobliger l'une, je n'hésitai point à l'offrir à l'autre. Le dépit de Gaussin ne put se contenir. Elle dit " qu'on savait bien par quelle genre de séduction Clairon s'était fait préférer. " Assurément elle avait tort, mais Clairon piquée à son tour m'obligea de la suivre dans la loge de sa rivale ; et là, sans m'avoir prévenu de ce qui allait se passer :
            - Tenez, mademoiselle, je vous l'amène, lui dit-elle, et pour vous faire voir si je l'ai séduit, si j'ai même sollicité même la préférence qu'il m'a donnée, je vous déclare, et je lui déclare à lui-même, que si j'accepte son rôle, ce ne sera que de votre main.
            A ces mots, jetant le manuscrit sur la toilette de la loge, elle m'y laissa.
            J'avais alors vingt-quatre ans, et je me trouvais tête à tête avec la plus belle personne du monde.......
            - Que vous ai-je donc fait, me dit-elle avec sa douce voix, pour mériter l'humiliation et le chagrin que vous me causez ? Quand M. de Voltaire a demandé pour vous les entrées de ce spectacle, c'est moi qui ai porté la parole. Quand vous avez lu votre pièce, personne n'a été plus sensible à ses beautés que moi. J'ai bien écouté le rôle d'Arétie, et j'ai été trop émue pour ne pas me flatter de le rendre comme je l'ai senti. Pourquoi donc me le dérober ? Il m'appartient par droit d'ancienneté, et peut-être à quelqu'autre titre..... Croyez-moi, ce n'est pas le bruit d'une déclamation forcée qui convient à ce rôle. Réfléchissez-y bien ; je tiens à mes propres succès, mais je ne tiens pas moins aux vôtres.......
            Il fut pénible, je l'avoue, l'effort que je fis sur moi-même...... Charmé..... j'étais prêt à céder..... mais il y allait du sort de mon ouvrage..... cet intérêt l'emporta sur tous les mouvements dont j'étais agité.
            - Mademoiselle, lui répondis-je,..... Personne ne sent mieux que moi le charme que vous ajoutez à l'expression d'une douleur....... Laissez les périls et les risques de mon début à celle qui veut bien les courir ; et, en vous réservant l'honneur de lui avoir cédé ce rôle, évitez les hasards qu'en le jouant vous-même vous partageriez avec moi.
            - C'en est assez, dit-elle avec un dépit renfermé. Vous le voulez, je le lui cède.....
            ..... et retrouvant Clairon dans le foyer :
            - Je vous le rends, et sans regret, ce rôle dont vous attendez tant de succès.....
            Mademoiselle Clairon le reçut avec une fierté modeste ; et, moi les yeux baissés en silence...... Elle ne fut pas peu sensible à la constance avec laquelle j'avais soutenu cette épreuve et ce fut là que prit naissance cette amitié durable qui a vieilli avec nous.
            ... Vint le moment des répétitions.......Mademoiselle Clairon me proposa d'assembler chez elle un petit nombre de gens de goût qu'elle consultait elle-même...... Je me soumis, comme vous le croyez bien.....
            D'Argental, l'âme damnée de Voltaire, et l'ennemi de tous les talents qui menaçaient de réussir.
            L'Abbé de Chauvelin, le dénonciateur des jésuites.
            Le comte de Praslin qui, comme d'Argental, n'existait que dans les coulisses....               
            Ce vilain de Thibouvillen distingué parmi les infâmes par l'impudence du plus sale des vices et les raffinements d'un luxe dégoûtant de mollesse et de vanité......
            Comment ces personnages avaient-ils du crédit, de l'autorité au théâtre ? En courtisant Voltaire......
            Je leur lus mon ouvrage....... et après lecture....... Comme en les écoutant je n'avais rien appris de net et de précis sur mon ouvrage, il me vint dans l'idée que, par ménagement, ils avaient pris, en parlant devant moi, ce langage insignifiant.
            - Je vous laisse avec ces messieurs, dis-je tout bas à mon actrice ; ils s'expliqueront mieux quand je n'y serai plus.
            Et le soir en la revoyant :
            - Eh bien !......
            - Vraiment, me dit-elle en riant, ils ont parlé tout à leur aise.
            - Et qu'ont-ils dit ?
            - Ils ont dit qu'il était possible que cet ouvrage eût du succès ; mais qu'il était possible qu'il n'en eût pas. Et toute réflexion faite, l'un ne répond de rien, l'autre n'ose rien assurer.
            - Mais n'ont-ils fait aucune observation particulière ? Et par exemple, sur le sujet ?
            - Ah ! le sujet ! c'est là le point critique. Cependant, que sait-on ? Le public est si journalier !
            - ....... c'est de vous, mademoiselle, qu'il dépend de déterminer la prédiction en ma faveur.....
            L'actrice m'entendit.......

            Dès lors je ne fus plus inquiet que du sort de ma tragédie, et c'était bien assez. L'événement était pour moi d'une telle importance, qu'on me pardonnera, j'espère, les moments de faiblesse dont je vais m'accuser.
            Dans ce temps-là, l'auteur d'une pièce nouvelle avait pour lui et pour ses amis une petite loge grillée aux troisièmes sur l'avant-scène, dont je puis dire que la banquette était un vrai fagot d'épines. Je m'y rendis demi-heure avant qu'on ne levât la toile ; et jusque-là je conservai assez de force dans mes angoisses. Mais, au bruit que la toile fit à mon oreille en se levant, mon sang se gela dans mes veines. On eut beau me faire respirer des liqueurs, je ne revenais point. Ce ne fut qu'à la fin du premier monologue, au bruit des applaudissements que je fus ranimé. Dès ce moment tout alla bien, et de mieux en mieux, jusqu'à l'endroit du quatrième acte dont on m'avait tant menacé ; mais à l'approche de moment, je fus saisi d'un tremblement si fort, que, sans exagérer, les dents me claquaient dans la bouche...... lorsqu'à l'heureuse violence que fit aux spectateurs la sublime Clairon en prononçant ces vers: "Va, ne crains rien, etc. ", toute la salle retentit d'applaudissements redoublés.........
**            ...... Crébillon était vieux, Voltaire vieillissant ; aucun jeune homme entre eux et moi ne s'offrait pour les remplacer. J'avais l'air de tomber des nues ; ce coup d'essai d'un provincial, d'un Limosin de vingt-quatre ans, semblait promettre des merveilles, et l'on sait qu'en fait de plaisirs, le public se complaît à exagérer ses espérances ; mais malheur à qui les déçoit........

            Dès que le sort de ma pièce fut décidé, j'en fis part à Voltaire, et en même temps je le priai de permettre qu'elle lui fût dédiée...... Les maisons que je fréquentais étaient celles de madame Harenc et de madame Desfourniels, son amie, où j'étais toujours désiré ; celle de Voltaire, où je jouissais avec délices des entretiens de mon illustre maître, et celle de madame Denis sa nièce, femme aimable avec sa laideur, et dont l'esprit naturel et facile avait pris la teinture de l'esprit de son oncle, de son goût, de son enjouement, de son exquise politesse, assez pour faire rechercher et chérir sa société.......
            Les conversations de Voltaire et de Vauvenatgues étaient ce que jamais on peut entendre de plus riche et de plus fécond. ...... Mais, dans le moment dont je parle, l'un de ces deux amis illustres n'était plus, et l'autre était absent. Je fus trop livré à moi-même.

            Dans ce temps de dissipation et d'étourdissement , je vis un jour arriver chez moi un certain Monet qui fut directeur de l'Opéra-Comique, et que je ne connaissais pas.........
            - Avez-vous entendu parler de mademoiselle Navarre...... elle vient de Bruxelles..... elle a vu " Denys le Tyran " ; elle brûle d'envie d'en connaître l'auteur.....
            - Mon père est à Bruxelles à la tête d'un magasin qu'il ne peut quitter.... Je pars demain pour Avenay j'y serai seule jusques après les vendanges. Il y aura bien du malheur si, avec moi et d'excellent vin de Champagne, vous ne faites pas de beaux vers........ Ici mes enfants je jette un voile sur mes déplorables folies.....  Mais ce que vous devez savoir, c'est que les perfides douceurs dont j'étais abreuvé furent mêlées des plus affreuses amertumes......... Dès que j'étais sorti d'une épreuve, elle en inventait d'autres...... Son père l'ayant rappelée à Bruxelles, il fallut nous quitter......je revins à Paris.
            La cause de mon évasion n'était plus un mystère...... Je me trouvai donc avoir acquis la réputation d'homme à bonnes fortunes, dont je me serais bien passé ; car elle me fit des jaloux, c'est-à-dire des ennemis
            ........ Hélas ! oui je savais déjà par ma fatale expérience, combien la passion de l'amour, même lorsqu'on le croit heureux, est encore un état pénible et violent ; mais jusque-là je n'en avais connu que les peines les plus légères ; il me réservait un supplice bien plus long et bien plus cruel !
            La première lettre que je reçus de mademoiselle Navarre fut vive et tendre. La seconde fut tendre encore, mais elle fut moins vive. La troisième se fit attendre. Je m'en plaignis....... Celle-ci cependant moins libertine que romanesque parut avoir changé de moeurs dans ses amours avec le chevalier de Mirabeau.....
Dans la suite j'appris qu'après s'être mariée en Hollande...... cet ami des    hommes, que j'ai connu pour un hypocrite de moeurs et pour un intrigant de cour, haineux, orgueilleux et méchant, a été ma bête d'aversion .....  Mademoiselle Clairon, qui voyait la langueur où j'étais tombé, s'empressa d'y apporter remède.....
            Ainsi se forma cette nouvelle liaison, qui, comme on peut bien le prévoir, ne fut pas de longue durée, mais qui eut pour moi l'avantage de me ranimer au travail. Jamais l'amour et l'amour de la gloire ne furent mieux d'accord qu'ils l'étaient dans mon coeur.......
            " Aristomène " était achevé ; je le lus aux comédiens..... Mademoiselle Clairon.....
             - Venez donc, mon ami, venez dîner chez votre bonne amie.
             Dès ce moment l'intimité la plus parfaite s'établit entre nous ; elle a duré trente ans la même.......


                                                                                                 à suivre Livre quatrième........../

ruedaix.ag13-blogspot-orange.fr   ** dessin daumier- peinture william thompson 3          

samedi 17 janvier 2015

Adieu - Le Papillon Alphonse de Lamartine ( poèmes France )




tnhistoireportraits.net
Decaisne peint Lamartine 1833

                                            Adieu

            Oui, j'ai quitté ce port tranquille,
            Ce port si longtemps appelé,
            Où loin des ennuis de la ville,
            Dans un loisir doux et facile, 
            Sans bruit mes jours auraient coulé.
            J'ai quitté l'obscure vallée,
            Le toit champêtre d'un ami ;
            Loin des bocages de Bissy,
            Ma muse, à regret exilée,
            S'éloigne triste et désolée
            Du séjour qu'elle avait choisi.
            Nous n'irons plus dans les prairies,
            Au premier rayon du matin, 
            Égarer, d'un pas incertain, 
            Nos poétiques rêveries.
            Nous ne verrons plus le soleil,
            Du haut des cimes d'Italie
            Précipitant son char vermeil,
            Semblable au père de la vie,
            Rendre à la nature assoupie
            Le premier éclat du réveil.
            Nous ne goûterons plus votre ombre,
            Vieux pins, l'honneur de ces forêts,
            Vous n'entendrez plus nos secrets, 
            Sous cette grotte humide et sombre                                              fr.upside-art.com
            Nous ne chercherons plus le frais,
            Et le soir, au temple rustique, 
            Quand la cloche mélancolique
            Appellera tout le hameau,
            Nous n'irons plus, à la prière,
            Nous courber sur la simple pierre
            Qui couvre un rustique tombeau.
            Adieu, vallons ; adieu, bocages ;
            Lac azuré, rochers sauvages,
            Bois touffus, tranquille séjour,
            Séjour des heureux et des sages                                                                               Je vous ai quittés sans retour.   

            Déjà ma barque fugitive
            Au souffle des zéphyrs trompeurs
           S'éloigne à regret de la rive
           Que m'offraient des dieux protecteurs.
           J'affronte de nouveaux orages ; 
           Sans doute à de nouveaux naufrages
           Mon frêle esquif est dévoué ;
           Et pourtant à la fleur de l'âge,
           Sur quels écueils, sur quels rivages
           N'ai-je déjà pas échoué ?
           Mais d'une plainte téméraire
           Pourquoi fatiguer le destin ?
           A peine au milieu du chemin,
           Faut-il regarder en arrière ?
           Mes lèvres à peine ont goûté
           Le calice amer de la vie,
           Loin de moi je l'ai rejeté ;
           Mais l'arrêt cruel est porté,
           Il faut boire jusqu'à la lie !
           Lorsque mes pas auront franchi
           Les deux tiers de notre carrière,
           Sous le poids d'une vie entière
           Quand mes cheveux auront blanchi,
           Je reviendrai du vieux Bissy
           Visiter le toit solitaire
           Où le ciel me garde un ami,
           Dans quelque retraite profonde,
           Sous les arbres par lui plantés, 
           Nous verrons couler comme l'onde                                                lejsl.com
           La fin de nos jours agités.
           Là, sans crainte et sans espérance,
           Sur notre orageuse existence,
           Ramenés par le souvenir,
           Jetant mes regards en arrière,
           Nous mesurerons la carrière
           Qu'il aura fallu parcourir.

           Tel un pilote octogénaire,
           Du haut d'un rocher solitaire,
           Le soir, tranquillement assis, 
           Laisse au loin égarer sa vue
           Et contemple encor l'étendue
           Des mers qu'il sillonna jadis.


                                                                           Lamartine
                                                                                                  Paris 19 août 1815     
                                                                                           ( Méditations poétiques )



                                                      ********************


                                                        Le Papillon


            Naître avec le printemps, mourir avec les roses,
            Sur l'aile du zéphyr nager dans un ciel pur,
            Balancé sur le sein des fleurs à peine écloses,
            S'enivrer de parfums, de lumière et d'azur,                                      lexpress.fr
            Secouant, jeune encor, la poudre de ses ailes,
            S'envoler comme un souffle aux voûtes éternelles,
            Voilà du papillon, le destin enchanté !
            Il ressemble au désir, qui jamais ne se pose,
            Et sans se satisfaire, effleurant toute chose,
            Retourne enfin au ciel chercher la volupté !


                                                                           Lamartine

                                                                                                  Saint - Point 1823
                                                                                                                               ( nouvelles méditations poétiques )
                                        
                               

mercredi 14 janvier 2015

Un bon fils Pascal Bruckner ( récit France )


Un bon fils

                                              Un bon fils

            Enfant unique très aimé d'une mère souvent frappée par le père de ce fils qui un jour priera le Dieu à qui enfant il s'adresse " ... Je l'abjure de provoquer la mort de mon père... " Il suit l'enseignement d'un enfant catholique, né dans une famille aux origines discutées. Sexagénaire, philosophe, ( génération " nouveaux philosophes tels Glucksmann, B.H. Lévy... ) il revient sur ses vies, son évolution, la mort récente de son père à 92 ans, et certaine découverte peu avant la fin de cet homme terriblement antisémite d'un détail troublant. A peine sorti de l'adolescence il renie ses croyances et gagne une semi-liberté, grâce à son parcours d'étudiant en philosophie à Paris. Voyageur dès l'enfance, né à Paris, pensionnaire en Autriche petit enfant malade, puis la famille s'installe près de Lyon ( lire les quelques lignes sur la ville ) à Charbonnières, et enfin Paris d'un logis exigu à l'autre, de Mabillon à Odéon, il lie une amitié durable, une fraternité stimulante, défaite, reconquise sans doute avec Finkielkraute " ... Nous étions devenus des duplicata, des frères siamois... il faut alors changer de rival, c'est-à-dire de modèle... " . "... Pour l'enfant le père est un géant qui rapetisse à mesure que lui grandit... Mon père se montrait autoritaire à défaut d'exercer une véritable autorité.... " Plus loin l'auteur poursuit "... Je suis devenu écrivain pour être aimé, racheté du pêché d'exister... Vie et rage, quelques scènes avec sa mère assez drôles, certain examen manqué pas d'enseignement, mène une vie plus aléatoire, mais rencontre les grands philosophes du XXè siècle, Roland Barthes, mort après un déjeuner avec François Mitterrand, Jankélévitch. Père très jeune d'un fils souvent cité dans le livre, qu'il vit peu enfant, plus tard d'une fille Anna, il entre alors dans une famille juive aussi plaisante, chaleureuse qu'il peut l'accepter. Un homme libre, volage dit-il, insomniaque "... c'est une expérience totale... " "... Je l'avais cru invincible... deux jours auparavant... il lisait Pot Bouille d'Emile Zola... " Chaque lecteur a sa lecture propre du livre où l'on trouve réflexion sur la maladie, même les pompes funèbres. Bon guide.


dimanche 11 janvier 2015

Où vas-tu donc Vulpio ? - Tout Renait - L'heure de ma mort - Alfred de Musset ( Poèmes France, en pensant à Charlie H.+ )

                                            

                                                                                                 auroralisblog.com
                        (  en pensant à Charlie H. Vincennes et les autres )

                                                    Où vas-tu donc Vulpio ?

                    Où vas-tu donc Vulpio ? Qui penses-tu donc fuir ?
                    Sous quel ( quelque ) ciel lointain trouveras-tu deux heures
                    Du sommeil d'autrefois ? S'il est temps que tu meures
                    Plonge. Comme un linceul prêt à t'ensevelir,
                    Le flot s'ouvre et t'invite. Une chétive planche
                    Est là, pour tout obstacle, entre la mer et toi.
                    Plonge, c'en est assez.

                                                                                                                         
                                                              °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°


                                                                   Tout Renaît

                    Tout renaît, la chaleur, la vie et la lumière.
                    Le monde, en souriant, vient de se réveiller.
                    Toi seul, George, toi seul dans la nature entière
                    Tu détournes les yeux ; jusqu'à ton coeur glacé
                    De ce soleil de mai nul rayon n'a passé.
                    La brise passe en vain sur la corde brisée,
                    Et ton âme à la fraîche et céleste rosée
                    Ne se rouvrira pas.
                                                 Non, c'est par un beau jour
                   Que des lieux pleins jadis de bonheur et d'amour
                   Sont tristes et cruels. Ainsi qu'une maîtresse
                   Déloyale et sans coeur quand elle nous délaisse
                   Nous sourit sans pitié, de même dans ces lieux        
                   Tu souris, ô nature ! à l'oeil du malheureux.
                   Vous fuyez maintenant. A peine à l'horizon,
                   Je vous parlais encore, vous qui m'avez vu naître.
                   Mon coeur va se briser quand tu vas disparaître ;
                   Pitié ! Pitié ! Mon Dieu j'ai perdu la raison
                   Comme ce prince, issu d'une race sacrée
                   Qui jeta dans un lac une bague adorée,
                   Après d'autres humains croyant vaincre l'amour.


                                                                                   Musset   ( 1831 )


                                                              °°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°°

                                                     L'heure de ma mort

                    L'heure de ma mort, depuis dix-huit mois
                    De tous les côtés sonne à mes oreilles,
                    Depuis dix-huit mois d'ennuis et de veilles,
                    Partout je la sens, partout je la vois.

                    Plus je me débats contre ma misère,
                    Plus s'éveille en moi l'instinct du malheur ;
                    Et, dès que je veux faire un pas sur terre,
                    Je sens tout à coup s'arrêter mon coeur.

                    Ma force à lutter s'use et se prodigue.
                    Jusqu'à mon repos, tout est un combat ;
                    Et, comme un coursier brisé de fatigue,
                    Mon courage éteint chancelle et s'abat.


                                                                             Alfred de Musset    ( 1845 )
                                                                                                                        
                                                                                                                      sevicom.free.fr





















                                                                                                                                                                                                                                

jeudi 8 janvier 2015

Un souper chez Rachel - Epigramme - A l'Aigle Alfred de Musset ( Nouvelle France ).

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alfreddemusset.canalblog.com

                                                   Un souper chez Rachel

            " J'avais perdu l'adresse exacte d'Augerville. Je viens de la retrouver trop tard. " Merci d'abord de la lettre de Paolita. Elle est bien gentille mais moins que vous, qui ne manquez jamais une occasion d'envoyer un moment de joie à ceux qui vous aiment. Vous êtes la seule créature humaine, mâle ou femelle que je connaisse faite ainsi.
            Un bienfait n'est jamais perdu : en réponse à votre lettre sur Desdémone , je veux vous servir un souper chez Mlle Rachel qui vous amusera peut-être, si nous sommes toujours du même avis. Ma petite scène sera pour vous seule, d'abord parce que la noble enfant déteste les indiscrétions et ensuite parce que, depuis que je vais quelquefois chez elle, on a fait tant de cancans et de bavardages niais, que j'ai pris le parti de ne pas seulement dire que je l'ai vue au Français.
            On avait joué Tancrède, et j'étais allé dans l'entr'acte lui faire compliment sur son costume, qui était charmant.
            Au quatrième acte; elle avait lu sa lettre avec un accent plus touchant, plus profond que jamais, elle-même m'avait dit qu'à ce moment elle avait pleuré, et s'était sentie émue à tel point qu'elle avait craint d'être forcée de s'arrêter. Au sortir du théâtre, le hasard m'a fait la rencontrer sous les galeries du Palais-Royal, donnant le bras à Bonnaire et suivie d'un escadron de filles, parmi lesquelles Mlle Rabut,Mlle Dubois, du Conservatoire, etc., etc.,
            Je la salue et elle me répond : " Je vous emmène souper. "
            Nous voilà arrivés chez elle. Le triste Bonnaire, désolé de la rencontre, s'éclipse, et va noyer son désappointement dans plusieurs petits verres. A ce piteux départ, Rachel éclate de rire. Nous entrons, nous nous asseyons, les amoureux de ces demoiselles, chacun à côté de sa chacune, moi à côté de la chère fanfan. Après quelques propos insignifiants, Rachel s'aperçut qu'elle a oublié ses bagues et ses bracelets ; elle envoie la bonne les chercher. Plus de bonne pour faire le souper.
*            Rachel se lève, va se déshabiller et de là à la cuisine. Un quart d'heure après elle rentre en robe de chambre et en bonnet de nuit, un foulard sur l'oreille, jolie comme un ange, tenant à la main une assiette dans laquelle il y a trois biftecks qu'elle a fait cuire elle-même. Elle pose l'assiette au milieu de la table en nous disant : " Régalez-vous. "
            Elle retourne à la cuisine, revient avec une soupière pleine de bouillon fumant, et une petite casserole d'épinards. Voilà le souper. Point d'assiettes ni de cuillères, la bonne ayant les clés sur elle. Rachel ouvre le buffet, trouve un saladier plein de salade, prend la cuillère de bois, déterre une assiette et se met à manger seule.
            - Mais, dit la mère qui a faim, il y a des couverts d'étain à la cuisine.
            Rachel va les chercher et les apporte. Ici commence le dialogue suivant :
            La mère - Ma fille, tes biftecks sont trop cuits.
            Rachel - C'est vrai, ils sont durs comme du bois. Du temps où je faisais notre ménage, j'étais meilleure cuisinière que ça. Tu ne manges donc pas, Sarah ?
            Sarah, ( jadis comédienne ambulante, et n'ayant plus aujourd'hui de profession que celle de soeur aînée de Rachel ) - Non, je ne mange pas avec des couverts d'étain ( sic ).
            Rachel - Tu ne manges plus avec des couverts d'étain !... c'est donc depuis que j'ai acheté une douzaine de couverts d'argent avec mes économies. Il te faudra bientôt un domestique en livrée derrière toi et un autre par devant. ( montrant sa fourchette ). Je ne chasserai jamais ces couverts de la maison. Ils nous ont trop longtemps servi, n'est-ce pas, maman ?
            Maman ( la bouche pleine ) - Est-elle enfant !
            Rachel ( s'adressant à moi ) - Figurez-vous que lorsque j'étais au théâtre Molière, je n'avais que deux paires de bas, et tous les matins....
            Ici la soeur Sarah baragouine une phrase allemande pour empêcher Rachel de continuer.
            Rachel ( continuant ) - Point d'allemand ici ! il n'y a pas de honte. Je n'avais donc que deux paires de bas, et, pour jouer le soir, j'étais obligée d'en laver une paire tous les matins. Elle était dans ma chambre pendue à une ficelle pendant que je mettais l'autre.
           Moi - Et vous faisiez le ménage ?
           Rachel - Je me levais à six heures tous les jours, et à huit heures tous les lits étaient faits. J'allais ensuite à la halle acheter le dîner.
            Moi - Faisiez-vous danser l'anse du panier ?
            Rachel - Non, j'étais une honnête cuisinière, n'est-ce pas, maman ?
            Maman ( toujours mangeant ) - Oui, ça c'est vrai.
            Rachel - Une fois seulement, pendant un mois, j'ai dit que ce qui coûtait quatre sous en coûtait cinq, et que ce qui coûtait dix en valait douze. Avec cela, au bout du mois, j'ai amassé trois francs.
            Moi - Et qu'avez-vous fait de ces trois francs ?                                  *
            La mère, voyant que Rachel se tait - Monsieur, elle a acheté avec, les oeuvres de Molière.
            Moi - Vraiment ?
            Rachel - Ma foi, oui, j'ai acheté Molière avec mes trois francs. Pourquoi Mlle Rabut s'en va-t-elle ?Bonsoir Mademoiselle !
            Les trois quarts des ennuyeux s'en vont.
            La bonne revient, apportant les bagues et les bracelets oubliés. On les met sur la table ; les deux bracelets sont magnifiques ; ils valent bien quatre à cinq mille francs ; avec eux arrive une couronne d'or du plus grand prix. Tout cela carambole sur la table avec la salade et les épinards. Pendant ce temps-là, frappé du ménage et des lits, je regarde les mains de Rachel, craignant quelque peu de les trouver laides. Elles sont mignonnes, blanches et effilées comme des fuseaux, vraies mains de princesse.
            Sarah, qui ne mange pas, continue, de grogner en allemand. Il est bon de savoir que Sarah s'est échappée de l'aile maternelle avec je ne sais qui, est allé on ne sait où, et n'a obtenu son pardon et sa place à table que sur la prière répétée de Rachel !
            Rachel répondant aux grogneries allemandes - Tu m'ennuies, je veux raconter ma jeunesse. ( A
moi ) Je me souviens qu'un jour je voulais faire du punch dans une de ces cuillères d'étain. J'ai mis ma cuillère sur la chandelle, pour faire chauffer mon punch, et la cuillère m'a fondu dans la main. A propos Sophie, donnez-moi du kirsch, je veux faire du punch.
            Ici la bonne se trompe et apporte de l'absinthe au lieu de kirsch.
            La mère - Mais c'est une bouteille d'absinthe.
            Moi - Un instant, c'est mon affaire, donnez-m'en un peu.
            Rachel - Je suis bien contente que vous preniez quelque chose ici.
            Elle me prépare un verre d'absinthe que j'avale d'un trait.
            La mère - On dit que l'absinthe est très saine ?
            Moi - Du tout. C'est malsain et détestable ; mais je ne l'en aime pas moins.
            Sarah - ¨Pourquoi ?
            Moi - Ah ! parce que.
            Rachel - Donnez-m'en.
            Elle en boit un verre. La bonne apporte un bol d'argent dans lequel Rachel met du sucre, du kirsch, après qyoi elle allume son punch et le fait flamber.
            Rachel - J'aime cette flamme bleue.
            Moi - C'est bien plus joli quand on est sans lumière.
            Rachel - Sophie, emportez les chandelles.
            La mère - Du tout, du tout, par exemple !
            Rachel - Tu m'ennuies !... ¨Pardon, maman, tu es délicieuse, tu es charmante. ( Elle l'embrasse ) mais je veux que Sophie emporte les chandelles.
            Un monsieur quelconque prend les chandelles, et les met sur la table. Effet de crépuscule. La mère, verte et bleue, à la lueur du punch, toujours la bouche pleine, braque ses yeux sur moi. Les chandelles reparaissent.
            Sarah pendant que Rachel fait le punch  - Mlle Rabut était bien laide ce soir.
            Moi - Mais non, elle est assez jolie, il ne lui manque que le bout de son nez.
            La mère - Mlle Rabut est joliment bête.
            Rachel -Pourquoi dis-tu ça ? Elle n'est pas plus bête qu'une autre.
            La mère - Je dis qu'elle est bête parce que c'est une imbécile.
            Rachel - Eh bien, au moins, si elle est bête, elle n'est pas bête et méchante. C'est une bonne fille ; laissez-la tranquille. Je ,e veux pas de ces choses-là ici.
            Le punch est fait. Rachel remplit les verres et en donne à tout le monde ; elle verse ensuite le reste dans une assiette creuse et se met à le boire avec une cuillère ; après quoi elle prend ma canne, tire le poignard qui est dedans et se cure les dents avec.
            Moi - Comme vous avez lu cette lettre ce soir ! vous étiez bien émue.
            Rachel - Oui, il m'a semblé sentir en moi quelque chose qui allait se briser. Mais c'est égal ; je n'aime pas cette pièce de Tancrède ; c'est faux.
            Moi -Qu'aimez-vous mieux de Corneille ou de Racine ?
            Rachel - J'aime bien Corneille, mais c'est quelquefois trivial et quelquefois ampoulé, tout cela n'est pas vrai.
            Moi - Oh ! oh !
            Rachel - Oui, tenez, lorsque dans Les Horaces par exemple, Sabine dit :
            On peut changer d'amant mais non changer d'époux
Eh ! bien, je n'aime pas ça, c'est grossier.
            Moi - Vous conviendrez du moins que c'est vrai ?
            Rachel - Oui, mais ce n'est pas digne de Corneille. J'adore Racine ; c'est si beau, si vrai, si noble !
            Moi - A propos de Racine, vous souvenez-vous d'avoir reçu, il y a quelque temps, une lettre anonyme sur la dernière scène de Mythridate ?
            Rachel - Oui, et j'ai suivi le conseil qu'on me donnait, et ce n'est que depuis ce temps-là qu'on m'applaudit à cette scène. Est-ce que vous connaissez la personne qui m'a écrit ?
            Moi - Beaucoup. C'est la femme de Paris qui a le plus grand esprit et le plus grand pied. Quel rôle étudiez-vous maintenant ?
            Rachel - Nous allons jouer cet été Marie Stuart pour le public ambulant. Je n'aime pas tous ces rôles de pleurnicheuses. A l'hiver nous jouerons Polyeucte et peut-être...
            Moi - Eh bien ?                                                                                         o'connell
            Rachel frappant du poing sur la table - Je veux jouer Phèdre. On me dit que je suis trop jeune,que je suis trop maigre, ce sont des sottises. C'est le plus beau rôle de Racine ; je veux le jouer.
            Sarah - Ma chère, tu as peut-être tort.
            Rachel - Laisse-moi donc tranquille ! si c'est parce que je suis trop jeune et parce que le rôle n'est pas convenable, parbleu ! j'en dis bien d'autres dans Roxane, et qu'est-ce que ça me fait ? Si c'est parce que je suis trop maigre, je dis que c'est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s'y livrer, une femme qui dit qu'elle a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là n'a pas une poitrine comme madame Paradol. C'est un contre-sens. J'ai lu le rôle au moins dix fois depuis huit jours ; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je dis que je le sens. Les journalistes me dégoûtent ; ils ne savent qu'inventer pour me nuire ; mais cela m'est égal, je jouerai s'il le faut pour quatre personnes. ( Se tournant vers moi ). Oui, quand on fait des articles francs, en  conscience, je ne connais rien de plus beau, de meilleur ; mais ceux qui écrivent pour de l'argent, pour calomnier, pour mentir, c'est pis qu'un voleur, pis qu'un assassin ; ce sont des gens qui tuent à coups d'épingle ; je les empoisonnerais !
            La mère, à moitié assoupie, et en train de digérer. - Ma chère, tu ne fais que parler, tu te fatigues. Tu étais debout ce matin à six heures ; je ne sais pas ce que tu avais dans les jambes ; tu as bavardé toute la journée, et encore tu viens de jouer, tu te rendras malade.
            Rachel - Non, laisse-moi, ça me fait vivre. Je te dis que non. M. de Musset, voulez-vous que j'aille chercher le livre ? Nous allons lire la pièce ensemble.
            Moi- Ah ! certainement je le veux bien.
            Sarah - Ma chère, il est onze et demie.
            Rachel - Eh bien, va te coucher.
            Sarah va en effet se coucher. Rachel revient avec son Racine, s'assoit près de moi, mouche la chandelle ; la mère s'assoupit en souriant.
            Rachel, ouvrant le livre avec un respect singulier, et s'inclinant dessus. - Comme j'aime cet homme-là ! Si on ne mettrait pas son nez dans ce livre, pour y rester deux jours sans boire ni manger !
            La mère - Oui, surtout quand on a bien soupé.
            Rachel et moi nous commençons à lire, le livre entre nous deux. Tout le monde s'en va. Elle salue d'un signe de tête et continue. D'abord elle récite d'un ton très monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s'anime ; nous échangeons nos remarques, nos idées sur chaque passage. Elle arrive à la déclaration ; elle étend alors son bras sur la table, et le front sur sa main, appuyée sur son coude, elle s'abandonne entièrement. Cependant elle ne parle presque qu'à demi-voix : ses yeux étincellent, elle pâlit, elle rougit ; jamais je n'ai rien vu de si beau et jamais au théâtre elle n'a produit tant d'effet sur moi. La fatigue, un peu d'enrouement, le punch, l'heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d'un bonnet de nuit, je ne sais quel charme inouï répandu dans tout son être, ses yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela, tout enfin, jusqu'à cette table en désordre, cette chandelle qui tremblote, cette mère assoupie, il y avait là à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de William Meister, et un souvenir qui pour moi ne s'effacera jamais.
            Il est minuit et demi, le père rentre de l'Opéra où il vient de voir Mlle Nathan débuter dans la Juive. A peine assis, il adresse à sa fille deux ou trois paroles des plus brutales pour lui enjoindre de cesser sa lecture. Rachel ferme le livre en disant :
            - C'est révoltant, j'achèterai un briquet et je lirai seule dans mon lit.
            En disant cela elle avait les larmes aux yeux.
            C'était révoltant, en effet, de voir traiter ainsi une pareille créature. Je me suis levé et je suis parti, plein d'admiration, de respect et d'attendrissement.
            Et en rentrant chez moi, je vous fais à la hâte ce récit tout chaud, avec la fidélité d'un sténographe, et je vous l'envoie en vous priant de ne le communiquer à personne ; mais persuadé que vous en sentirez tout le prix, qu'il sera en sûreté chez vous, et qu'un jour on le retrouvera.
            Agréez, Madame, etc......


                                                                                      30 mai 1839 Alfred de Musset

                                                        ( texte peut-être repris et revu par Paul de Musset  ) 
                                                                           Publié le 25 mai 1859 in Le Magazine de la Librairie




                                                                      ===========================


                                                                           Épigramme

                          Par propreté, laissez à l'aise
                          Mordre cet animal rampant ;
                          En croyant frapper un serpent
                          N'écrasez pas une punaise.

                                                          *******
                                                                                                                               alfreddemusset.canalblog.com
                                                        A l'Aigle
                                   ( qui est sur la porte du château de Nohant )

                                  Oiseau de Jupiter, oiseau porte-tonnerres,                    
                          Sois superbe partout, dans les cieux, dans ton aire,
                          Mais ici sois modeste, aiglon, car sache bien
                          Que dans cette maison dont tu gardes la porte
                          Il est un aigle aussi, mais de race plus forte
                                   Et d'un oeil plus grand que le tien.


                                                                                 Alfred de Musset 
                                                                                                       ( 1833 )

* rachel par william etty
   salade pratique.fr