dimanche 15 mars 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 5 France )



                                                   Livre cinquième

            Après avoir vu M de Marigny mon premier soin en arrivant à Versailles fut d'aller remercier Mme de Pompadour. Elle me témoigna du plaisir à me voir tranquille et ajouta avec bonté :
            - Les gens de lettres ont dans la tête un système d'égalité qui les fait parfois manquer aux convenances. J'espère, Marmontel, qu'à l'égard de mon frère vous ne les oublierez jamais.
            Je l'assurai que mes sentiments étaient d'accord avec mes devoirs.
            J'avais déjà fait connaissance avec M de Marigny dans la société des intendants des Menus-Plaisirs, et par eux j'avais su quel était l'homme à qui sa soeur m'avait recommandé de ne manquer jamais. Quant à l'intention j'étais bien sûr de moi. La reconnaissance, elle seule, m'eût inspiré tous les égards que sa position et la mienne exigeaient. Mais à l'intention il fallait ajouter l'attention à ménager en lui un amour-propre inquiet, ombrageux, susceptible, à l'excès de méfiance et de soupçons. La faiblesse de craindre qu'on ne l'estimât pas assez et qu'on ne dît de lui malignement et par envie ce qu'il y avait à dire sur sa naissance et sur sa fortune, cette inquiétude, dis-je, était au point que si, en sa présence, on se disait quelques mots à l'oreille, il en était effarouché. Attentif à l'opinion qu'on avait de lui, il lui arrivait souvent de parler de lui avec une humilité feinte pour éprouver si l'on se plairait à l'entendre se dépriser, et alors, pour peu qu'un sourire ou qu'un mot équivoque eût échappé, la blessure était profonde et sans remède. Avec les qualités essentielles de l'honnête homme et quelques-unes même de celles de l'homme aimable, de l'esprit, de la culture, un goût éclairé dans les arts, dont il avait fait une étude, car tel était l'objet d'un voyage en Italie, et dans les moeurs une droiture, une franchise, une probité rare. Mais en lui, l'humeur gâtait tout et cette humeur était quelquefois hérissée de rudesse et de brusquerie.
            Vous sentez, mes enfants, combien j'avais à m'observer pour être *
 toujours bien avec un homme de ce caractère.  Mais il m'était connu et cette connaissance était la règle de ma conduite. D'ailleurs, soit à dessein soit sans intention, il m'avertit par son exemple de la manière dont il voulait que je fusse avec lui. Étions-nous seuls, il avait l'air avec moi amical, libre, enjoué, l'air enfin de la société où nous avions vécu ensemble. Avions-nous des témoins, et singulièrement des artistes, il me parlait d'un air d'estime et avec affabilité, mais dans sa politesse le sérieux de l'homme en place et du supérieur se faisait sentir. Ce rôle me dicta le mien. Je distinguai en moi le secrétaire des Bâtiments de l'homme de lettres et de l'homme du monde et, en public, je donnai aux deux Académies dont il était le chef et à tous les artistes employés sous ses ordres, l'exemple du respect que nous devions tous à sa place. Personne, à ses audiences, n'avait le maintien, le langage plus décemment composé que moi.... Comme le badinage ne pouvait être égal entre nous, je m'y refusais doucement.....  Il avait dans l'esprit certain tour de plaisanterie pas toujours assez fin..... Je vis donc qu'avec lui il fallait m'en tenir à une gaîté modérée et je n'allais pas au-delà...... il voulut bien me tenir un langage analogue au mien.
            Seulement quelquefois sur ce qui le touchait, il semblait vouloir essayer mon sentiment et ma pensée.
Par exemple, lorsqu'il obtint dans l'ordre du Saint-Esprit, la charge qui le décorait, et que j'allai lui en faire compliment :
            - Mr Marmontel, me dit-il, le roi me décrasse.
            Je répondis comme je le pensais, " que sa noblesse à lui était dans l'âme, et valait bien celle du sang."
            Une autre fois revenant du spectacle, il me raconta qu'il y avait passé un mauvais moment ; qu'étant assis au balcon et ne songeant qu'à rire de la petite pièce, il avait tout à coup entendu l'un des personnage, un soldat ivre  qui disait :
            " Quoi ! j'aurais une jolie soeur, et cela ne me vaudra rien, lorsque tant d'autres font fortune par leurs arrières-petites-cousines ? " 
            - Figurez-vous, ajouta-t-il, mon embarras et ma confusion ! Heureusement le parterre n'a pas fait attention à moi.
            - Monsieur, lui répondis-je, vous n'avez rien à craindre. vous justifiez si bien ce que l'on fait pour vous, que personne ne pense à le trouver mauvais.
            ...... Ce fut ainsi que je fus cinq ans sous ses ordres sans le plus léger mécontentement ni de son côté ni du mien, et qu'en quittant la place qu'il m'avait accordée je le conservai pour ami.

 **           Je n'ai eu guère de meilleur temps en ma vie que les cinq années que je passai à Versailles. C'est que Versailles était pour moi divisé en deux régions : l'une était celle de l'intrigue, de l'ambition, de l'envie et de toutes les passions qu'engendre l'intérêt servile et le luxe nécessiteux. Je n'allais presque jamais là, l'autre était le séjour du travail, du silence, du repos. Après le travail, de la joie au sein du repos, et c'était là que je passais ma vie. Libre d'inquiétude, presque tout à moi-même, et n'ayant guère que deux jours de la semaine à donner au léger travail de ma place, je m'étais fait une occupation aussi douce qu'intéressante : c'était un cours d'études où méthodiquement et la plume à la main, je parcourais les principales branches de la littérature ancienne et moderne, les comparant l'une avec l'autre, sans partialité, sans égards, en homme indépendant et qui n'aurait été d'aucun pays ni d'aucun siècle. Ce fut dans cet esprit que recueillant de mes lectures les traits qui me frappaient et les réflexions que me suggéraient les exemples, je formai cet amas de matériaux que j'employai d'abord dans mon travail pour l'Encyclopédie, d'où je tirai ensuite ma Poétique française, et que j'ai depuis rassemblé dans mes Éléments de Littérature.....  je déposais en homme libre mes sentiments et mes pensées, et ce cours de lectures et de méditations avait pour moi d'autant plus d'attrait qu'à chaque pas je croyais découvrir, entre les intentions de l'art et ses moyens, entre ses procédés et ceux de la nature, des rapports qui pouvaient servir à fixer les règles du goût. J'avais peu de livres à moi, mais la bibliothèque royale m'en fournissait en abondance. J'en faisais bonne provision pour les voyages de la cour où je suivais M de Marigny, et les bois de Marly, les forêts de Compiègne et de Fontainebleau étaient mes cabinets d'étude. Je n'avais pas le même agrément à Versailles et la seule incommodité que j'y éprouvais était le manque de promenades. Le croira-t-on ? ces jardins magnifiques étaient impraticables dans la belle saison, surtout quand venaient les chaleurs ces pièces d'eau, ce beau canal, ces bassins de marbre entourés de statues où semblait respirer le bronze, exhalaient au loin des vapeurs pestilentielles. Et les eaux de Marly ne venaient à grands frais croupir dans ce vallon que pour empoisonner l'air qu'on y respirait. J'étais obligé d'aller chercher un air pur et une ombre saine dans les bois de Verrières ou de Satory.
            Cependant pour moi les voyages ne se ressemblaient pas. A Marly, à Compiègne je vivais solitaire et sobre. Il m'arriva une fois à Compiègne d'être six semaines au lait pour mon plaisir et en pleine santé.. Jamais mon âme n'a été plus calme, plus paisible. Mes jours s'écoulaient dans l'étude et avec une égalité inaltérable, mes nuits n'étaient qu'un doux sommeil et, après m'être éveillé le matin pour avaler une ample jatte du lait écumant de ma vache noire je refermais les yeux pour sommeiller encore une heure. La discorde aurait bouleversé le monde je ne m'en serais point ému. A Marly je n'avais qu'un seul amusement : c'était le curieux spectacle du jeu du roi dans le salon. Là, j'allais voir autour d'une table de lansquenet, le tourment des passions concentrées par le respect, l'avide soif de l'or, l'espérance, la crainte, la douleur de la perte, l'ardeur du gain, la joie après une main pleine, le désespoir après un coup-gorge, se succéder rapidement dans l'âme des joueurs, sous le masque immobile d'une froide tranquillité.
            Ma vie était moins solitaire et moins sage à Fontainebleau. Les soupers des Menus-Plaisirs, les courses aux chasses du roi, les spectacles étaient pour moi de fréquentes dissipations, et je n'avais pas, je l'avoue, le courage de m'en défendre.
            A Versailles j'avais aussi mes amusements, mais réglés sur mon plan d'étude et de travail, de façon à ne jamais être que des   délassements pour moi.                                                                ***

            Ma soeur aînée était en âge d'être mariée et, quoique je n'eusse qu'une bien petite dot à lui donner, il se présentait pour elle, dans mon pays, nombre de partis convenables. Je préférai celui qui, du côté des moeurs et des talents m'était connu pour le meilleur. Et mon choix se trouva le même que ma soeur..... Odde mon condisciple...... Il vit encore..... pour héritage un ami rare et précieux. Cet ami dont M Turgot m'a fait souvent l'éloge, était un M de Malsaigue, vrai philosophe qui, dans notre ville isolée.... passait sa vie à lire Tacite, Plutarque, Montaigne, à prendre soin de ses domaines, à cultiver ses jardins..... Le mariage fut conclu.

            Il me reste à parler de deux liaison particulières que j'avais encore à Versailles : l'une de simple convenance, avec Quesnai médecin de madame de Pompadour, l'autre avec Mme de Marchais et son ami intime, le comte d'Angiviller, jeune homme d'un grand caractère. Pour celle-ci elle fut bientôt une liaison de sentiment, et depuis quarante ans qu'elle dure, je puis la citer comme exemple d'une amitié que ni les années, ni les événements n'ont fait varier ni fléchir. Commençons par Quesnai, car c'est le moins intéressant. Quesnai logé bien à l'étroit dans l'entresol de Mme de Pompadour, ne s'occupait du matin au soir que d'économie politique et rurale. Il croyait en avoir réduit le système en calculs et en axiomes d'une évidence irrésistible et, comme il formait une école, il voulait bien se donner la peine de m'expliquer sa nouvelle doctrine pour se faire de moi un disciple et un prosélyte. Moi qui songeais à me faire de lui un médiateur auprès de Mme de Pompadour, j'appliquais tout mon entendement à concevoir ces vérités qu'il me donnait pour évidentes, et je n'y voyais que du vague et de l'obscurité. Lui faire croire que j'entendais ce qu'en effet je n'entendais pas était au-dessus de mes forces, mais je l'écoutais avec une patiente docilité et je lui laissai l'espérance de m'éclaircir enfin et de m'inculquer sa doctrine. C'en eût été assez pour me gagner sa bienveillance. Je faisais plus, j'applaudissais à un travail que je trouvais en effet estimable, car il tendait à rendre l'agriculture recommandable dans un pays où elle était trop dédaignée et à tourner vers cette étude une foule de bons esprits. J'eus même une occasion de la flatter par cet endroit sensible, et ce fut lui qui me l'offrit.
            Un Irlandais appelé " Patulo " ayant fait un livre où il développait les avantages de l'agriculture anglaise sur la nôtre, avait obtenu par Quesnai de Mme de Pompadour, que ce livre lui fût dédié. Mais il avait mal fait son épître dédicatoire. Mme de Pompadour, après l'avoir lue, lui dit de s'adresser à moi et de me prier de sa part de la retoucher avec soin. Je trouvai plus facile de lui en faire une autre et, en y parlant de cultivateurs, j'attachai à leur condition un intérêt assez sensible pour que Mme de Pompadour, à la lecture de cette épître, eût les larmes aux yeux. Quesnai s'en aperçut, et je ne puis vous dire combien il fut content de moi. Sa manière de me servir auprès de la marquise était de dire çà et là des mots qui semblaient lui échapper, et qui cependant laissaient des traces.
            A l'égard de mon caractère je n'en rappellerai qu'un trait qui va le faire assez connaître. Il avait été placé là par le vieux duc de Villeroy et par une comtesse d'Estrade, amie et complaisante de Mme d'Etioles qui, ne croyant pas réchauffer un serpent dans son sein, l'avait tirée de la misère et amenée à la cour. Quesnai était donc attaché à Mme d'Estrade par la reconnaissance, lorsque cette intrigante abandonna sa bienfaitrice pour se livrer au comte d'Argenson et conspirer avec lui contre elle.
            Il est difficile de concevoir qu'une aussi vilaine femme, dans tous les sens, eût, malgré la laideur de son âme et de sa figure, séduit un homme du caractère, de l'esprit et de l'âge de M d'Argenson. Mais elle avait à ses yeux le mérite de lui sacrifier une personne à qui elle devait tout, et d'être, pour l'amour de lui, la plus ingrate des créatures.
            Cependant Quesnai, sans s'émouvoir de ces passions ennemies, était, d'un côté, l'incorruptible serviteur de Mme de Pompadour, et de l'autre, le fidèle obligé de Mme d'Estrade laquelle répondait de lui à M d'Argenson et, quoique sans mystère, il allât les voir quelquefois, Mme de Pompadour n'en avait aucune inquiétude. De leur côté ils avaient en lui autant de confiance que s'il n'avait tenu par aucun lien à Mme de Pompadour.
            Or, voici qu'après l'exil de M d'Argenson , me raconta Dubois qui avait été son secrétaire, c'est lui-même qui va parler. Son récit m'est présent et vous pouvez croire l'entendre.
            " Pour supplanter Mme de Pompadour, me dit-il, M d'Argenson et Mme d'Estrade avaient fait inspirer au roi le désir d'avoir les faveurs de la jeune et belle Mme de Choiseul, femme du menin. L'intrigue avait fait des progrès, elle en était au dénouement. Le rendez-vous était donné, la jeune dame y était allée, elle y était dans le moment même où M d'Argenson, Mme d'Estrade, Quesnai et moi nous étions ensemble dans le cabinet  du ministre. Nous deux, témoins muets, mais M d'Argenson et Mme d'Estrade, très occupés, très inquiets de ce qui se serait passé. Après une assez longue attente, arrive Mme de Choiseul, échevelée et dans le désordre qui était la marque de son triomphe. Mme d'Estrade court au-devant d'elle, les bras ouverts, et lui demande si c'en est fait.
            " - Oui, c'en est fait, répondit-elle. Je suis aimée, il est heureux. Elle va être renvoyée, il m'en a donné sa parole. "
             A ces mots ce fut un grand éclat de joie dans le cabinet. Quesnai, lui seul, ne fut point ému. 
            " - Docteur, lui dit M d'Argenson, rien ne changera pour vous, et nous espérons bien que vous nous resterez.
            - Moi, monsieur le comte, répondit froidement Quesnai en se levant, j'ai été attaché à Mme de Pompadour dans sa prospérité, je le serai dans sa disgrâce. " 
            Et il s'en alla sur-le-champ. Nous restâmes pétrifiés. Mais on ne prit de lui aucune méfiance.
            - Je le connais, dit Mme d'Estrade, il n'est pas homme à nous trahir. 
           Et en effet, ce ne fut pas par lui que le secret fut découvert et que la marquise de Pompadour fut délivrée de sa rivale.                                 ****
            Voilà le rôle de Dubois.
            Tandis que les orages se formaient et se dissipaient au-dessus de l'entresol de Quesnai, il griffonnait ses axiomes et ses calculs d'économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvements de la cour que s'il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on délibérait de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi des ministres, et nous, dans l'entresol, nous raisonnions d'agriculture, nous calculions le produit net, ou quelquefois nous dînions gaîment avec Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon. Et Mme de Pompadour ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venait elle-même les voir à table et causer avec eux.
            L'autre liaison dont j'ai parlé m'était infiniment plus chère. Mme de Marchais n'était pas seulement, à mon gré, la plus spirituelle et la plus aimable des femmes, mais la meilleure et la plus essentielle des amies, la plus active, la plus constante, la plus vivement occupée de tout ce qui m'intéressait. Imaginez-vous tous les charmes du caractère, de l'esprit, du langage réunis au plus haut degré, et même ceux de la figure, quoiqu'elle ne fût pas jolie. Surtout dans ses manières, une grâce pleine d'attraits, telle était cette jeune fée. Son âme active au-delà de toute expression donnait aux traits de sa physionomie une mobilité éblouissante.et ravissante. Aucun de ses traits n'était celui que le pinceau aurait choisi, mais tous ensemble avaient un agrément que le pinceau n'aurait pu rendre. Sa taille, dans sa petitesse, était, comme on dit, faite au tour, et son maintien communiquait à toute sa personne un caractère de noblesse imposant. Ajoutez à cela une culture exquise, variée, étendue, depuis la plus légère littérature jusqu'aux plus hautes conceptions du génie. Une netteté dans les idées, une finesse, une justesse, une rapidité dont on était surpris, une facilité, un choix d'expressions toujours heureuses, coulant de source et aussi vite que la pensée. Ajoutez une âme excellente.....
            Sa société était composée de tout ce que la cour avait de plus aimable et de ce qu'il y avait parmi les gens de lettres de plus estimable du côté des moeurs, de plus distingué du côté des talents. Avec les gens de cour elle était un modèle de la politesse la plus délicate et la plus noble. Les jeunes femmes venaient chez elle en étudier l'air et le ton. Avec les gens de lettres elle était au pair des plus ingénieux et au niveau des plus instruits...... Mais la variété de sa conversation en était surtout le prodige..... Telle était la manière dont cette femme unique savait animer, embellir, et comme enchanter sa maison.
7            Grande musicienne..... elle avait été du petit spectacle de Mme de Pompadour et, lorsque cet amusement avait cessé elle était restée son amie. Elle avait soin, plus que moi, de cultiver ses bontés pour moi.....
            Son jeune ami, M d'Angiviller, était d'autant plus intéressant, qu'avec tout ce qui rend aimable, et tout ce qui peut rendre heureux, une belle figure, un esprit cultivé, le goût des lettres et des arts, une âme élevée, un coeur pur, l'estime du roi, la confiance et la faveur intime de M le Dauphin..... il ne laissait pas d'être ou de paraître, du moins intérieurement, malheureux. Inséparable de Mme de Marchais, mais triste, interdit devant elle, d'autant plus sérieux qu'elle était plus riante, timide et tremblant à sa voix, lui, dont le caractère avait de la force et de l'énergie, troublé lorsqu'elle lui parlait, la regardant d'un air souffrant..... au contraire, en son absence déployant sa belle physionomie, causant bien et avec chaleur..... rien ne ressemblait plus à la situation d'un amant traité avec rigueur et dominé avec empire..... Si ce personnage d'amant malheureux n'eût duré que peu de temps, on l'aurait cru joué. Mais plus de quinze ans de suite il a été le même. Il l'a été depuis la mort de M de Marchais, comme de son vivant, jusqu'au moment où sa veuve a épousé M d'Angiviller. Alors la scène a changé de face. Toute l'autorité a passé à l'époux et ce n'a plus été, du côté de l'épouse, que déférence et complaisance, avec l'air soumis du respect. Je n'ai rien observé en ma vie de si singulier dans les moeurs, que cette mutation volontaire et subite, qui fut depuis, pour l'un et l'autre, un sort également heureux.
            Il y avait longtemps que sur la manière de déclamer les vers tragiques j'étais en dispute réglée avec Mlle Clairon. Je trouvais dans son jeu trop d'éclat, trop fougue, pas assez de souplesse et de variété, et surtout une force qui, n'étant pas modérée, tenait plus de l'emportement que de la sensibilité. C'est ce que, avec ménagement, je tachais de lui faire entendre
            " - Vous avez, lui disais-je, tous les moyens d'exceller dans votre art et, toute grande actrice que vous êtes il vous serait facile encore de vous élever au-dessus de vous-même, en les ménageant davantage ces moyens que vous prodiguez. vous m'opposez vos succès éclatants et ceux que vous m'avez valus, vous m'opposez l'opinion et les suffrages de vos amis, vous m'opposez l'autorité de M de Voltaire qui, lui-même, récite ses vers avec emphase et qui prétend que les vers tragiques veulent dans la déclamation la même pompe que dans le style. Et moi, je n'ai à vous opposer qu'un sentiment irrésistible qui me dit que la déclamation,comme le style, peut être noble, majestueux, tragique avec simplicité, que l'expression, pour être vive et profondément pénétrante, veut des gradations, de nuances, des traits imprévus et soudains, qu'elle ne peut avoir lorsqu'elle est tendue et forcée. "
            Elle me disait quelquefois, avec impatience, que je ne la laisserais pas tranquille qu'elle n'eût pris le ton familier et comique dans la tragédie.
           " - Eh ! non, mademoiselle, lui disais-je, vous ne l'aurez jamais, la nature vous l'a défendu. vous ne l'avez pas même au moment où vous me parlez. Le son de votre voix, l'air de votre visage, votre prononciation, votre geste, vos attitudes sont naturellement nobles. Osez seulement vous fier à ce beau naturel, j'ose vous garantir que vous en serez plus tragique. "                    
            D'autres conseils que les miens prévalurent, et las de me rendre
inutilement importun, j'avais cédé, lorsque je vis l'actrice revenir tout à coup d'elle-même à mon sentiment. Elle venait jouer Roxane au petit théâtre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette et, pour la première fois, je la trouvai habillée en sultane. Sans panier, les bras à demi-nus, et dans la vérité du costume oriental, je lui en fis mon compliment.
            " - Vous allez, me dit-elle, être content de moi. Je viens de faire un voyage à Bordeaux, je n'y ai trouvé qu'une très petite salle, il a fallu m'en accommoder. Il m'est venu dans la pensée d'y réduire mon jeu et d'y faire l'essai de cette déclamation simple que vous m'avez tant demandée. Elle y a eu le plus grand succès. Je vais en essayer encore ici sur ce petit théâtre. Allez m'entendre. Si elle y réussit de même, adieu l'ancienne déclamation. "
            L'événement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Rowane elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement, l'illusion, le ravissement fut extrême. On se demandait : " Où sommes-nous ? " On n'avait rien entendu de pareil. Je la revis après le spectacle, je voulus parler du succès qu'elle venait d'avoir :
            " - Et ne voyez-vous pas, me dit-elle, qu'il me ruine ? Il faut dans tous mes rôles que le costume soit observé. La vérité de la déclamation tient à celle du vêtement. Toute ma riche garde-robe de théâtre est, dès ce moment, réformée. J'y perds pour dix mille écus d'habits, mais le sacrifice en est fait. Vous me verrez ici dans huit jours jouer Electre au naturel, comme je viens de jouer Roxane. "
            C'était l'Electre de Crébillon. Au lieu du panier ridicule et de l'ample robe de deuil qu'on lui avait vus dans ce rôle, elle y parut en simple habit d'esclave, échevelée et les bras chargés de longues chaînes.Elle y fut admirable, et quelque temps après, elle fut plus sublime encore dans l'Electre de Voltaire. Ce rôle que Voltaire lui avait fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même, puisqu'en le lui entendant jouer sur son théâtre de Ferney où elle l'alla voir, il s'écria baigné de larmes et transporté d'admiration :
            " - Ce n'est pas moi qui ai fait cela, c'est elle. Elle a créé son rôle. " 
            Et en effet, par les nuances infinies qu'elle y avait mises, par l'expression qu'elle donnait aux passions dont ce rôle est rempli, c'était peut-être celui de tous où elle était le plus étonnante.
            Paris, comme Versailles, reconnut dans ces changements le véritable accent tragique et le nouveau degré de vraisemblance que donnait à l'action théâtrale le costume bien observé. Ainsi, dès lors, tous les acteurs furent forcés d'abandonner ces tonnelets, ces gants à frange, ces perruques volumineuses, ces chapeaux à plumets et tout cet attirail fantasque qui, depuis si longtemps, choquait la vue des gens de goût. Lekain lui-même suivit l'exemple de Mlle Clairon, et dès ce moment-là leurs talents perfectionnés furent en émulation et dignes rivaux l'un de l'autre.

        Les années que je passais à Versailles étaient celles où l'esprit philosophique avait le plus d'activité. D'Alembert et Diderot en avaient arboré l'enseigne dans l'immense atelier de l'Encyclopédie, et tout ce qu'il y avait de plus distingué parmi les gens de lettres s'y était rallié autour d'eux. Voltaire, de retour de Berlin, d'où il avait fait chasser le malheureux d'Arnaud, et où il n'avait pu tenir lui-même, s'était retiré à Genève, et de là il soufflait cet esprit de liberté, d'innovation, d'indépendance, qui a fait depuis tant de progrès. Dans son dépit contre le roi il avait fait des imprudences, mais on en fit une bien plus grande lorsqu'il voulut rentrer dans sa patrie, de l'obliger à se tenir dans un pays de liberté. La réponse du roi, " qu'il reste où il est ", ne fut pas assez réfléchie. Ses attaques n'étaient pas de celles qu'on arrête aux frontières. Versailles, où il aurait été moins hardi qu'en Suisse et à Genève, était l'exil qu'il fallait lui donner. Les prêtres auraient dû lui faire ouvrir cette magnifique prison, la même que le cardinal de Richelieu avait donnée à la haute noblesse.
            En réclamant son titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il tendait lui-même le bout de chaîne avec lequel on l'aurait attaché si on avait voulu. Je dois ce témoignage à Mme de Pompadour, que c'était malgré elle qu'il était exilé. Elle s'intéressait à lui, elle m'en demandait quelquefois des nouvelles, et lorsque je lui répondais qu'il ne tenait qu'à elle d'en savoir de plus près :
            " - Eh! non, il ne tient pas à moi, disait-elle avec un soupir. "
            C'était donc de Sénevé que Voltaire animait les coopérateurs de l'Encyclopédie. J'étais du nombre, et mon plus grand plaisir, toutes les fois que j'allais à Paris, était de me trouver réuni avec eux. D'Alembert et Diderot étaient contents de mon travail, et nos relations serraient de plus en plus les noeuds d'une amitié qui a duré autant que leur vie. Plus intime, plus tendre, plus assidûment cultivé avec d'Alembert, mais non moins vraie, non moins inaltérable avec ce bon Diderot que j'étais toujours si content de voir et si charmé d'entendre.

            Comme l'histoire de ma vie est une promenade que je fais faire à mes enfants, il faut bien qu'ils remarquent les passants avec qui j'ai eu des rapports dans le monde.
            L'abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice où il avait mal réussi, était un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin et qui, avec le gentil Bernard, amusait de ses jolis vers les joyeux soupers de Paris. Voltaire l'appelait la bouquetière du Parnasse, et dans le monde, plus familièrement, on l'appelait
" Babet ", du nom d'une jolie bouquetière de ce temps-là. C'est de là, sans aucun mérite, qu'il est parti pour être cardinal et ambassadeur de France à la Cour de Rome. Il avait inutilement sollicité auprès de l'ancien évêque de Mirepoix, Boyer, une pension sur quelque abbaye. Cet évêque, qui faisait peu de cas des poésies galantes et qui savait la vie que menait cet abbé, lui avait durement déclaré que tant que lui, Boyer, serait en place, il n'avait rien à espérer. A quoi l'abbé avait répondu : " - Monseigneur j'attendrai. ", mot qui courut dans le monde et fit fortune, la sienne consistant alors en un canonicat de Brioude, qui ne lui valait rien, attendu son absence, et en un petit bénéfice simple à Boulogne-sur-Mer, qu'il avait eu je ne sais comment.
            Il en était là lorsqu'on apprit qu'aux rendez-vous de chasse de la forêt de Sénart, la belle Mme d'Etioles avait été l'objet des attentions du roi. Aussitôt l'abbé sollicite la permission d'aller faire sa cour à la jeune dame, et la comtesse d'Estrade, dont il était connu obtient pour lui cette faveur, Il arrive à Étioles par le coche d'eau, son petit paquet sous le bras. On lui fait réciter ses vers, il amuse, il met tous ses soins à se rendre agréable, et avec cette superficie d'esprit et ce vernis de poésie qui était son unique talent, il réussit au point qu'en l'absence du roi il est admis dans le secret des lettres que s'écrivent les deux amants. Rien n'allait mieux à la tournure de son esprit et de son style que cet espèce de ministère. Aussi, dès que la nouvelle maîtresse fut installée à la cour, l'un des premiers effets de sa faveur fut-il de lui obtenir une pension de cent louis sur la cassette et un logement aux Tuileries qu'elle fit meubler à ses frais. Je le vis dans ce logement sous le toit du palais, le plus content des hommes avec sa pension et ses meubles de brocatelle. Comme il était bon gentilhomme sa protectrice lui conseilla de passer du chapitre de Brioude à celui de Lyon et, pour celui-ci, elle obtint du nouveau chanoine une décoration nouvelle. En même temps il fut l'amant en titre et déclaré de la belle princesse de Rohan, ce qui le mit dans le grand monde sur le ton d'homme de qualité, et tout à coup il fut nommé à l'ambassade de Venise. Là, il reçut honorablement les neveux du pape Ganganelli, et par là il se procura la faveur de la Cour de Rome. Rappelé de Venise pour être des conseils du roi il conclut avec le comte de Staremberg le traité de Versailles. En récompense il obtint la place de ministre des Affaires Étrangères que lui céda M Rouillé et, peu de temps après, le chapeau de cardinal à la nomination de la Cour de Vienne.
            Au retour de son ambassade, je le vis et il me traita comme avant ses prospérités, cependant avec une teinte de dignité qui sentait un peu l'excellence, et rien n'était plus naturel. Après qu'il eut signé le traité de Versailles je lui en fis compliment et il me témoigna que je l'obligerais si, dans une épître adressée au roi, je célébrais les avantages de cette grande et heureuse alliance. Je lui répondis qu'il me serait plus facile et plus doux de lui adresser la parole à lui-même. Il ne me dissimula point qu'il en serait flatté. Je fis donc cette épître. Il en fut donc content, et son amie Mme de Pompadour en fut ravie. Elle voulut que cette pièce fut imprimée et présentée au roi, ce qui ne déplut point à l'abbé négociateur.

            Je le vis encore une fois. Ce fut le jour où, en habit de cardinal, en calotte rouge, en bas rouges et avec un rochet garni du plus riche point d'Angleterre, il allait se présenter au roi. Je traversai ses antichambres, entre deux longues haies de gens vêtus à neuf d'écarlate, et galonnés d'or. En entrant dans son cabinet je le trouvai glorieux comme un paon, plus joufflu que jamais, s'admirant dans sa gloire, surtout ne pouvant se lasser de regarder son rocher et ses bas ponceau.
            " - Ne suis-je pas bien mis, me demanda-t-il
              - Fort bien, lui dis-je, l'éminence vous sied à merveille, et je viens, Monseigneur, vous en faire mon compliment.
              - Et ma livrée, comment la trouvez-vous ?
              - Je l'ai prise, lui dis-je, pour la troupe dorée qui venait vous complimenter. "
            Ce sont les dernier mots que nous nous soyons dits.

            Je me consolai aisément de ne lui rien devoir, non seulement parce que je n'avais vu en lui qu'un fat sous la pourpre, mais parce que bientôt je le vis malhonnête et méconnaissant envers sa créatrice. Car rien ne pèse tant que la reconnaissance lorsqu'on la doit à des ingrats.


*          pinterest.com
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***      tpe-foret.blogspot.com
****    madameguillotine.org.uk

                                                                                  (........ à suivre...../
                                                                                                 Livre sixième )
            Si le Mercure n'avait été qu'un simple......./
     
         
            

vendredi 13 mars 2015

Le Grelot - L'Aurore - La Jacinthe Sully Prudhomme ( poèmes France )


Culbuto Maneki Neko grelot en porcelaine h6.5cm PM




                                       Le Grelot

            Il neige, un timonier tire une énorme pierre,
            et son flanc maigre écume au frottement du cuir.
            Le fouet ou le fardeau : ni s'arrêter ni fuir !
            Un morne désespoir alourdit sa paupière.
                                                                  
            Mais, plus que la charrette et la roide carrière,
Résultat de recherche d'images pour "grelot"            Un banal ennemi s'attache à l'abrutir:
            C'est le grelot qu'on pend au collier du martyr,
            Obsédant carillon, sonnaille meurtrière.

            Tels, sans jamais savoir s'ils se reposeront,
            Sous leur rêve accablant vont, la tête baissée,
            Les chercheurs inquiets, les serfs de la pensée,

            Et le vain bruit du monde insulte au poids du front,                  *
            Infligeant le grelot de la bête de somme,
            Sans trêve, à ces forçats, libérateurs de l'homme.



                                              ~~~~~~~~~~~~~~~~~~


                                        L'AURORE

Résultat de recherche d'images pour "ogre geant endormi"            Le sommeil, enchaînant le mensonge et le crime,
            Apaise l'air troublé ; l'homme dort, tout est pur.
            Aïeule du chaos, dans un repos sublime,
            La nuit plane et balance au-dessus de l'abîme
            Le monde enveloppé de son suaire obscur.

            " - Te repens-tu ? dit-elle au Créateur qui rêve,
            Le néant, c'est la fin ; parle et je lui rends tout. " 
            Sur la fange sanglante où fleurit encore Eve
            Dieu se penche. Il se tait. Le jour sauvé se lève,                                ** 
            Et, riant sous les pleurs, crie à l'homme : " - Debout  ! "

                                                                              1870

                                                             ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


                                                   La Jacinthe

            Dans un antique vase en Grèce découvert
            D'une tombe exhumé, fait d'une argile pure
            Et dont le col est svelte, exquise la courbure,
            Trempe cette jacinthe, emblème aux yeux offert.


            Un essor y tressaille, et le bulbe entr'ouvert
            Déchire le satin de sa fine pelure ;
            La racine s'épand comme une chevelure
            Et la sève a déjà doré le bourgeon vert

            L'eau du ciel et la grave élégance du vase
            L'assistent pour éclore et dresser son extase,
            Elle leur doit sa fleur et son haut piédestal.                       ***           

            Du poète inspiré la fortune est la même :
            Un deuil sublime, né hors du limon natal,
            L'exalte, et dans les pleurs germe et croît son poème

                                                                          Sully Prudhomme

mardi 10 mars 2015

Le premier amour - Lecture à deux - Palinodie Sully Prudhomme ( poèmes France )

Blanche Jacques Emile young-girl-in-a-hat-with-poppies
lakevio.canalblog.com

                                 Le premier amour 
                                                                                     

            J'admirais écolier l'enfant brune au front blanc ;
            Déjà je vous aimais : puérile folie
            Où germa le levain de ma mélancolie.
            Ah ! J'ignorais alors ma fortune et mon rang.

            Dans la taverne on peut, sans regret, sous le banc
            Répandre le gros vin dont la cruche est remplie,
               Quand le plus léger trouble en dénonce la lie,
            Et se verser un vin plus limpide et plus franc ;

            Mais esclave d'un filtre au décevant arôme
            Dont, encore aujourd'hui, le souvenir l'embaume
            Mon coeur pour s'en défaire a dû longtemps pleurer,

            Il a su rejeter cette liqueur perfide.
            Il se reconnait libre et sent trop qu'il est vide :
            Pourquoi nul amour vrai n'y peut-il plus entrer ?

                                                                                                      1862

                                                         ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~

                                             
                                                   Lecture à deux

            Lorsque tu lis les vers, je ne les saisis pas :                                            
            C'est toi le vrai poème et le seul qui me touche.
            Ensemble adorons-les, mais lisons-les tout bas ;
            Les vers quand tu les dis ne valent pas ta bouche.

            Ta grâce en les servant les trahit à la fois ;
            Tes lèvres font rêver au satin des corolles,
            Et dans leur souffle cher la beauté de la voix
            Fait oublier au coeur la beauté des paroles.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                      
                                                         ~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~


                                                       Palinodie

            " Je le jure ! " - Insensé ! bientôt l'instinct réclame,
            La conscience, et, contre mon serment,
            J'entends toutes les voix de la chair et de l'âme                        
            Se soulever ensemble et crier hautement ;

            J'entends leur blâme où tinte une amère risée :
            " A ton âge, les voeux de chasteté sont courts !
            Et jamais avorton d'une race épuisée
            N'a tenu sur la vie un plus lâche discours.
Résultat de recherche d'images pour "jeunes timides peintures 1900"                                                                                                                   
            " Pendant que du foyer tu récuses les charges                                  
            Regarde pulluler l'ennemi des Latins,
            Avec ses reins carrés et ses épaules larges
            Prêt à lever tout seul le poids des grands destins ;

            " Celui-là ne craint pas que son sang surabonde,
            Il ne s'attriste pas quand la maison s'emplit,
            Mais de blonds émigrants il envahit le monde,
            Des affamés qu'il fait n'accusant pas son lit !

            " Songe, quand les vainqueurs sous ton toit se prélassent
            Que le nombre, pour vaincre, est d'un puissant secours.
            Dans les beaux yeux rougis des Françaises qui passent
            Vois la patrie en pleurs commander les amours ! "

                                                                                                 1872


                                                                              Sully Prudhomme

*   pensezbibi.com
** peinturesetpoesies.blog50.com          

mercredi 4 mars 2015

Arrêtez-moi Liza Gardner ( roman policier États Unis )


Arretez-moi

                                                Arrêtez - moi

            Charlie, Charlene Rosalind Carter Grant appelée plus généralement Charlie et "... Je vis à Boston, je travaille à Boston et, d'ici quatre jours, il est probable que je meure dans cette ville... " Durant ces journées glacées de janvier, la jeune femme de 28 ans tente de repousser la menace qui pèse sur elle. Retour à l'enfance extrêmement douloureuse auprès d'une mère atteinte du syndrome de Mûnchhausen. Grièvement blessée, hospitalisée elle est récupérée par sa tante, la soeur de sa mère. Nancy tient une maison d'hôtes dans le New Hampshire. Charlie a une adolescence heureuse avec, tout particulièrement, deux amies. Séparées adultes, Charlie apprend un jour, qu'elles ont été assassinées un 21 janvier à un an d'intervalle. Elle est la troisième. Tout ce qu'elle sait de son passé, tout ce qu'elle a occulté et que sa mémoire ravivée par l'approche de la date fatidique l'éclaire. Solitaire elle travaille aux urgences téléphoniques, la nuit, le jour elle fortifie ses muscles, boxe, tire avec un magnum à crosse en bois de rose. Un jour elle croise l'inspectrice DD Warren qui enquête sur des assassinats de pédophiles. Mais l'étrange comportement de Charlie, trouble les policiers. Charlie, Charlie qui est-elle ? Qui doit mourir ce 21 janvier ? Les heures passent plus que quelques heures, une inspectrice très concernée par les réseaux de pédophiles sur internet sûre de la culpabilité de Charlie contre l'avis d'autres policiers. " Tout le monde doit mourir un jour " murmurait la mère de Charlie et de sans doute d'autres enfants, morts peut-être. Mais le mystère s'épaissit et se découvre avec Abigail. Beau roman policier, où l'inspectrice Warren renoue avec l'enquête, mais ici maman d'un bébé, alors qu'elle n'a toujours par réglé ses problèmes avec ses parents. Reproches, reproches. Le livre resté plusieurs semaines sur la liste des meilleures ventes du NewYork Times, non sans raison.





lundi 2 mars 2015

Couleur de Printemps D.H. Lawrence ( Nouvelle Angleterre )



dhlawrencereview.org

                                               Couleur de Printemps

            Le chemin était plus court en prenant par le bois. Machinalement Syson tourna au coin de la forge et souleva la barrière. Le forgeron et son apprenti s'arrêtèrent pour le voir passer. Mais Syson avait une allure trop distinguée, ils n'osèrent pas l'accoster. Ils restèrent silencieux le regardant traverser le champ dans la direction du bois.
            Cette matinée était absolument semblable à celle des lumineux printemps, six ou huit ans plus tôt. Des poules blanches et beiges grattaient encore autour de la barrière, un sol tapissé de plumes et de débris. La trouée s'ouvrait toujours entre deux épais buissons de houx, à la lisière du bois, avec sa barrière qu'il fallait escalader pour passer sous le couvert, la peinture toujours rayée par les semelles cloutées du garde. Il se retrouvait dans l'éternel.
            Syson se sentait extraordinairement heureux. Comme un fantôme errant il était revenu au pays de son passé. Il le trouvait toujours le même, qui l'attendait. Comme autrefois le noisetier le saluait de leurs joyeuses petites mains, les clochettes d'un bleu lavé parsemaient l'herbe grasse, à l'ombre des buissons.
            Le chemin serpentait mollement à travers bois, sur la crête d'une pente, bordé de noyers hérissés de ramilles qui commençaient leur or. Sur le sol s'ouvraient des pâquerettes, des nappes d'anémones, des jacinthes en touffes. Les deux arbres tombés barraient toujours le chemin. Syson dévalait une pente escarpée et se retrouva devant le pays découvert, cette fois sur le versant nord, à travers une grande baie qui semblait s'ouvrir entre les arbres. Il s'arrêta pour regarder les champs de la colline d'en face et le village éparpillé sur le paysage dénudé, comme versé là au passage  par le char du dieu de l'industrie et oublié ensuite. Une petite église neuve, raide et grise, et des groupes de maisons rouges semées au hasard. A l'arrière-plan brillaient les chevalements métalliques de la mine, en avant de la silhouette brumeuse de la colline en exploitation. Tout était nu, découvert, pas un arbre. Rien n'avait changé.                              *        
Résultat de recherche d'images pour "noisetier en fleurs"            Syson repartit, satisfait, et retrouva le sentier qui descendait à travers bois. Singulièrement exalté, il vivait un rêve concret. Une hallucination stable. Tout à coup il s'arrêta. Un garde était debout, à quelques pas de lui, au milieu du chemin.
            - Où allez-vous par là, monsieur, demanda-t-il ?
            Il y avait une nuance de défi dans sa question. Syson posa les yeux sur lui, un regard neutre, mais aigu. Vingt quatre ou vingt cinq ans, le teint vermeil, bien découplé. Ses yeux bleu sombre s'attachaient     maintenant avec hostilité sur l'intrus. Sa moustache noire, très épaisse, courte au-dessus d'une petite bouche, assez douce d'expression. Tous les autres traits virils, il paraissait robuste. Grand, la poitrine bombée, l'aisance parfaite de son corps bien proportionné donnaient une impression de force naturelle, comme le jet solide d'une source jaillissante. Immobile, la crosse du fusil posé sur le sol, il regardait Syson, hésitant et intrigué. Les yeux de l'étranger, sombres et vifs, l'examinaient et le pénétraient sans tenir compte de sa question, le laissaient décontenancé.
            - Où est Naylor ? C'est vous qui l'avez remplacé ? demanda Syson.
            - Vous n'êtes pas du château, s'enquit le garde ?
            Non c'était impossible, il n'y avait personne pour le moment.
            - Non, je ne suis pas du château, répondit-il . Cette idée semblait l'amuser.
Résultat de recherche d'images pour "champs au printemps"            - Alors est-ce que je peux vous demander ce que vous faites ici ? demande le garde piqué.
            - Ce que je fais ici ? Répéta Syson. Je vais à la ferme de Willeywater.
            - Ce n'est pas le chemin.
**          - Je pense que si. En bas du sentier on dépasse le puits et on sort par la barrière blanche.
            - Ce n'est pas le chemin public.
            - Peut-être bien. Je passais si souvent ici, du temps de Naylor. J'ai oublié. Au fait, qu'est-il devenu?
            - Tout à fait infirme. Les rhumatismes, répondit le garde, d'un ton bourru.
            - Oh, vraiment ! Le pauvre ! s'exclama Syson peiné.
            - Et vous, qui êtes-vous donc ? demanda le garde, plus aimable.
            - John Adderley Syson. J'habitais Cordy Lane.
            - L'amoureux de Hilda Millership.
            Dans les yeux de Syson passa un léger sourire triste. Il acquiesça de la tête, puis un silence embarrassant s'installa.
            - Et vous, qui êtes-vous, demanda Syson.
            - Je m'appelle Arthur Pilbeam. Naylor est mon oncle.
            - Vous habitez ici, à Nuttal.
            - J'habite chez mon oncle.
Résultat de recherche d'images pour "tableaux fleurs des champs"            - Je vois.                
            - Vous avez dit que vous descendiez à Willeywater ? dit le garde.
            Ils se turent un moment puis le garde lâcha brusquement :
            - C'est moi qui courtise Hilda Millership.
            Le jeune homme regardait l'intrus avec une défiance têtue, presque pathétique. Syson ouvrait sur lui des yeux neufs.
            - C'est vrai ? demanda-t-il, étonné.
            Le garde rougit fortement.                                       ***
            - Nous nous fréquentons tous les deux, dit-il.
            - Je ne savais pas, dit Syson.
            L'autre semblait attendre, tout embarrassé.
            - Alors, c'est décidé ? reprit le nouveau venu.
            - Comment décidé ? demanda Pilbeam maussade.
            - Eh bien oui ! allez-vous vous marier bientôt ?
            Le garde le regarda fixement quelques instants, comme paralysé.
            - Je pense, oui, dit-il d'un ton colère.
            - Ah !
            Syson l'étudiait attentivement.
            - Je suis marié moi-même, précisa-t-il après un moment.          
            - C'est vrai ? répondit le jeune homme incrédule.
            Syson eut un grand rire éclatant, sans gaieté.
             - Depuis quinze mois, dit-il.
             Le garde posait sur lui un regard interrogateur. Visiblement son cerveau travaillait, et il essayait de voir clair dans cette situation.
            - Quoi ? vous ne le saviez pas ? demanda Syson.
            - Non, dit le garde bourru.
            Ils se turent, puis :  
            - Eh bien ! dit Syson, je continue. Je pense que je le peux ?
****        Le garde n'avait pas quitté son attitude de silencieuse opposition. Les deux hommes restaient hésitants au milieu de la clairière herbeuse, entourée de gerbes de grosses clochettes bleues, ouverte comme un balcon au flanc de la colline. Syson fit quelques pas, indécis, puis s'arrêta.
            - Comme c'est beau ! s'écria-t-il.
            Maintenant il avait devant lui toute la pente en enfilade. Le chemin coulait à ses pieds comme un ruisseau de clochettes bleues, partagé au milieu d'une ligne verte, sinueuse où marchait le garde. Cela déferlait en écume d'azur, le long des berges, puis le fil vert serpentait dans des nappes de clochettes, comme un courant venu des glaciers au travers des lacs bleus. Et sous les nuages pourpres des buissons en bourgeons ce brouillard bleu flottait, ainsi qu'une inondation fleurie dans le sous-bois.
            - C'est vraiment exquis ! s'exclamait Syson.
            C'était son passé, le pays qu'il avait quitté, et il avait mal le voyant si beau. Des ramiers roucoulaient dans les arbres, et l'air vibrait de chants d'oiseaux.
            - Si vous êtes marié, pourquoi continuez-vous à lui écrire et à lui envoyer des livres, des poésies, et tout ça ? demanda le garde.
            Syson le regarda, pris de court, gêné, puis il sourit.
            - Eh bien ! dit-il, je n'avais pas entendu parler de vous.
            Encore une fois le garde rougit violemment.
            - Mais puisque vous êtes marié..., plaida-t-il.
            - En effet, je le suis, répondit le visiteur cyniquement.
            Alors, les yeux sur le merveilleux sentier bleu, Syson fut envahi d'humiliation. " Quel droit ai-je de m'accrocher à elle ! " pensa-t-il amèrement, plein de mépris pour lui-même.
            - Elle sait que je suis marié, dit-il.
            - Mais vous continuez à lui envoyer des livres, dit le garde, une pointe de défi dans la voix.
            Syson, réduit au silence, posa sur l'autre homme un regard bizarre, nuancé de pitié, puis il tourna les talons.
            - Bonjour, dit-il.
            Il reprit sa route. A présent, tout l'irritait. Ces deux saules, l'un tout or, parfum et murmures, l'autre aux ramilles argentées lui rappelèrent que là il lui avait parlé de la fécondation des fleurs. Comme il avait été stupide ! Quelle ridicule folie, toute cette histoire !
            " Bon ! pensa-t-il, le pauvre diable semble m'avoir gardé rancune. Je ferai ce que je pourrai pour lui."
            Il ricanait tout seul, de très mauvaise humeur.                   *****


                                                                 2

            La ferme était à moins de cent yards de la lisière du bois, la rangée d'arbres formant le quatrième côté d'un clos rectangulaire. La maison faisait face au bois. Assailli de mille émotions confuses, Syson remarqua sous la pluie de fleurs de pruniers les couleurs vives des primevères qu'il avait plantées lui-même. Comme elles s'étaient multipliées ! C'étaient d'épaisses touffes écarlates, rouge pâle et rose sous les pruniers. Il s'aperçut qu'on l'observait de la fenêtre de la cuisine et un bruit de voix d'hommes l'atteignit.
            Tout à coup la porte s'ouvrit.... Comme elle était devenue belle ! Il se sentit pâlir.
            - Vous, Addy ! s'écria-t-elle, et elle ne bougea plus.
            - Qui est-ce ? dit le fermier.
            Des voix masculines répondirent, basses, presque moqueuses. Elles réveillèrent l'angoisse du visiteur, mais il la dévisageait avec un sourire hardi.
            - Moi-même, pourquoi pas ? dit-il.
            - Nous finissons de dîner, dit-elle, une rougeurs étendue sur ses joues et son cou.
            - Alors, j'attendrai dehors.
            Il fit un mouvement vers le réservoir en brique, près de la porte, au milieu des jonquilles, qui contenait l'eau potable.
            - Oh non ! entrez ! dit-elle précipitamment.
            Il la suivit. Du seuil il vit la famille et salua. Ils étaient tous mal à l'aise. Le fermier, sa femme et ses quatre fils étaient assis à la table, très simplement mise. Les hommes avaient les manches retroussées jusqu'au coude.
            - Je suis désolé d'arriver à l'heure du repas, dit Syson.
            - Hello, Addy ! dit le fermier, comme autrefois, mais le ton restait froid. Comment allez-vous ?
            Ils se serrèrent la main.
            - Voulez-vous manger un morceau, dit-il sans conviction, sûr que son offre serait refusé.
Monet - le déjeuner 1868 städel museum francfort.JPEG            Il supposait que Syson était devenu trop raffiné pour un repas rustique. Le jeune homme devina sa pensée.                                                                        *6
            - Avez-vous déjà dîné ? demanda la jeune fille.
            - Non, dit Syson. C'est trop tôt. Je reviendrai à une heure et demie.
            - Vous appelez ça lunch, n'est-ce pas ? demanda l'aîné des fils, presque ironique.
            Ils avaient été amis intimes autrefois.
            La mère infirme intervint :
            - Nous donnerons quelque chose à Addy quand nous aurons fini, dit-elle.
            - Non, ne vous dérangez pas, je ne veux pas vous donner d'embarras, dit Syson.                                                                  
            - On peut vivre d'amour et d'eau fraîche, dit en riant le plus jeune fils, un garçon de dix-neuf ans.
            Syson contourna les bâtiments et se trouva dans le verger derrière la maison où, le long des haies, les jonquilles se balançaient comme des oiseaux jaunes aux plumes frisées sur leurs bâtons. Tout dans ce lieu l'attirait étrangement : les collines qui l'entouraient à l'immense épaule couverte de bois comme d'une peau d'ours, les petites fermes rouges, broches pour attacher leur manteau, le filet d'eau bleutée dans la vallée, le pâturage nu, le chant des oiseaux, mille pépiements se croisaient et se perdaient. Jusqu'à son dernier rouge il se souviendrait de ce lieu où il avait senti la morsure du soleil sur ses joues, vu les tampons de neige entre les brindilles hivernales, et flairé l'approche du printemps.
            Maintenant qu'elle était si femme , Hilda était très imposante. Il se sentait gêné devant elle. Elle avait vingt-neuf ans comme lui, mais elle lui semblait plus âgée. Il se sentait presque un gamin, un être sans consistance à côté d'elle, dans sa stable réalité. Comme il égrenait des fleurs de prunier sur un tronc bas, elle vint à la porte du verger secouer la nappe. Les poules accoururent de la cour, des oiseaux frôlèrent les branches. Ses cheveux sombres arrangés en couronne sur sa tête, elle se tenait droite, très digne, et repliant la nappe elle regardait au loin, vers les collines.
            Syson se leva alors et pénétra dans la maison. Elle lui avait préparé des oeufs et du fromage caillé, de la compote de groseilles et de la crème.
           - Puisque vous dînez le soir, je vous donne un repas léger, dit-elle.
           - C'est très gentil à vous, dit-il, c'est charmant, tout à fait votre genre bucolique. On vous voit couronnée de lierre avec une ceinture d'épis.
            Il fallait qu'ils se fissent du mal.
            Il était mal à l'aise devant elle. Sa parole nette et brève, son allure distante, étaient nouvelles pour lui. Il se reprit à admirer ses sourcils d'un noir doux, et ses cils. Leurs yeux se croisèrent. Dans le noir argenté de son beau regard calme il aperçut une lueur bizarre, peut-être des larmes, et tout au fond, la tranquille acceptation d'elle-même, comme un triomphe sur lui.
monet - camille et jean monet dans le jardin 1873 collection particulière.jpg*7            Son coeur se serra. Avec effort il s'efforça au ton du badinage.
            Elle l'envoya au salon pendant qu'elle lavait la vaisselle. La longue pièce au plafond bas avait été remeublée après la vente de l'Abbaye. Des chaises recouvertes de reps rouge, très usé, une table ovale de noyer ciré et un nouveau piano, assez beau mais d'un modèle démodé. Cela lui plut, quoique étranger à ses souvenirs. En ouvrant un placard pris dans l'épaisseur du mur, il le trouva plein de ses livres, ses vieux livres de classe et des volumes de vers anglais et allemands qu'il lui avaient envoyés. Les jonquilles dans les jardinières des fenêtres brillaient à travers la pièce, la remplissaient d'un rayonnement qu'il sentait presque physiquement. L'ancien enchantement l'avait repris. Il ne pensait plus à faire la grimace devant les aquarelles de sa jeunesse, pendues au mur. Il se souvenait seulement de la ferveur avec laquelle il peignait pour elle, douze ans auparavant.
            Elle entra, finissant d'essuyer un plat, et il vit la splendeur de ses bras, blancs comme la chair des amandes.
           - C'est vraiment bien arrangé ici, dit-il, et leurs yeux se rencontrèrent.
           - Cela vous plaît, demanda-t-elle ?
           C'était le timbre ancien de leur intimité, bas et couvert. Son sang changea subitement d'allure. C'était l'exquise magie retrouvée, cet affinement, cette sublimation de lui-même, comme une libération de son esprit le plus intime.
            - Oui, dit-elle avec, revenu, son sourire adolescent.
            Elle inclina la tête.
            - C'était le fauteuil de la comtesse, dit-elle à voix basse. J'ai retrouvé ses ciseaux là, sous le capitonnage.
            - Pas possible, où sont-ils ?
            Preste, tournant joyeusement sur elle-même, elle alla chercher sa corbeille à ouvrage, et ils examinèrent ensemble les vieux ciseaux aux longues tiges.
            - Une vraie ballade des neiges d'antan ! dit-il en riant, glissant ses doigts dans les anneaux ronds.
            - Je savais bien que vous pourriez vous en servir ! dit-elle triomphalement.
            Elle savait ses doigts assez minces pour les frêles anneaux.
            - C'est toujours ça en ma faveur, dit-il en riant et posant les ciseaux.
            Elle se tourna vers la fenêtre. Il observa la belle courbe suave de ses joues, sa lèvre et son cou lisse, blanc comme la fleur d'ortie, et ses avant-bras qui luisaient comme les amandes fraîchement émondées. Il la voyait avec des yeux neufs, elle lui paraissait différente, il ne la reconnaissait pas.. Maintenant il pouvait la regarder objectivement.
            - Si nous faisions un petit tour, proposa-t-elle.
            - Bien sûr, dit-il.                                                                    *8
Résultat de recherche d'images pour "portrait femme renoir"            Mais une impression de crainte dominait la douce agitation  et la perplexité de son coeur. La revoyant ainsi, il avait peur. C'était toujours sa même manière d'être, la même inflexion dans sa voix, mais elle n'était pas ce qu'il avait cru. Il se souvenait parfaitement de ce qu'elle avait été pour lui, et peu à peu il s'apercevait qu'elle était une autre, et qu'elle l'avait toujours été.
            Elle resta tête nue, ôta seulement son tablier, et dit :
            - Allons vers les sapins.
            En traversant le vieux verger elle l'appela pour lui montrer un nid de mésanges dans un pommier, et un de fauvettes dans la haie. Il s'étonnait de son assurance et d'une certaine dureté qui ressemblait à de l'arrogance masquée d'humilité.
            - Regardez les fleurs de pommiers qui vont s'ouvrir, dit-elle, et il vit des myriades de petites boules rouges parmi les branches tombantes.
            Elle l'observait, et son regard durcit. Elle voyait que les écailles lui étaient tombées des yeux, et que le moment était venu où il allait la voir telle qu'elle était. C'était tout ensemble ce qu'elle avait craint le plus au monde, et voulu le plus énergiquement, pour son propre bien. Maintenant il la verrait dans sa vérité. Il ne pourrait plus l'aimer, et il saurait qu'il ne l'avait jamais aimée. L'ancienne illusion dissipée, ils deviendraient des étrangers, définitivement. Mais avant il lui paierait cela, elle voulait avoir son dû.
            Plus animée que jamais elle lui montrait des nids. Un nid de roitelets dans un buisson bas.
            - Regardez ce nid de rougets, s'écria-t-elle !
            Il fut surpris de l'entendre employer le nom local. Elle tâtonna avec précaution à travers les épines et passa un doigt à travers la porte ronde.
            - Cinq, s'écria-t-elle, cinq tout petits !
            Elle lui montra des nids de rouges-gorges, de loriots, de pinsons et de linottes, un de bergeronnettes près du ruisseau.
            - Et si nous descendons plus bas je crois bien qu'il y en un de martin-pêcheur. Dans les petits sapins il y a des nids de grives et de merles, presque à chaque arbre. Le premier jour que je les ai vus il me semblait que je n'avais plus le droit de me promener dans le bois. C'était comme une ville d'oiseaux, et le matin ils jacassaient, on aurait dit le bruit du marché. J'avais presque peur d'aller dans mon bois.
            Elle parlait le langage qu'ils avaient inventé ensemble. A ce moment il lui appartenait à elle toute seule. Pour lui, c'était fini, elle le laissa à son silence mais continua à le conduire, à lui faire visiter ses bois. Ils suivaient un sentier humide où des myosotis s'ouvraient en coussins veloutés.
Monet - les promeneurs 1865 washington national galleryof art.jpg            - On connaît tous les oiseaux, dit-elle, mais il y a beaucoup de fleurs qu'on ne connaît pas.
            C'était presque une invite, un appel vers lui qui savait le nom des choses.
            Elle resta rêveuse, le regard perdu sur les champs qui dormaient au soleil.
            - Vous savez que j'ai un amoureux, dit-elle d'un ton assuré, mais qui retrouvait les inflexions de l'intimité. Cela réveilla en lui quelque chose d'agressif.
            - Je crois que je l'ai rencontré, il est très bien, dans le genre berger d'Arcadie, lui aussi.
            Elle ne lui répondit pas et prit un chemin qui montait à travers bois, sous une ombre épaisse.                                                                                      *9
            - Ils faisaient bien dans le temps, dit-elle enfin, d'avoir beaucoup d'autels pour beaucoup de dieux.
            - Bien sûr, acquiesça-t-il. Pour quel dieu est le nouveau.
            - Il n'y en a pas d'ancien, dit-elle, c'est celui que j'ai toujours désiré.
            - Et à qui est-il dédié ?
            - Je ne sais pas, dit-elle, le regardant en face.
            - Je suis très heureux pour vous, si vous êtes contente.
            - Oui... mais l'homme n'a pas tellement d'importance.
            Il y eut un silence.
            - Non ! s'écria-t-il abasourdi.
            Il sentait cependant que c'était sa vraie nature.
            - Ce qui est important c'est soi-même, dit-elle. Être soi-même et servir son propre dieu.
            Il y eut une pause pendant laquelle il réfléchit. Le sentier était obscur, sans herbe ni fleurs. Ses talons s'enfonçaient dans une argile molle.


                                                                    3

              Très lentement, elle dit :
*10            - Je me suis mariée le même jour que vous.
            Il la regarda.
            - Pas officiellement bien sûr, dit-elle, mais... réellement.
            - Avec le garde, demanda-t-il, ne sachant que dire d'autre.
            Elle se tourna vers lui.
            - Vous pensiez que je n'oserais pas, dit-elle.
            Mais en dépit de son assurance une rougeur recouvrait ses joues et sa gorge.
            Syson demeurait se taisait. Elle s'efforça de lui expliquer.
            - Voyez-vous, j'ai fini par comprendre moi aussi.
            - Et qu'avez-vous fini par comprendre ?
            - Bien des choses. Pas vous ? Chacun est libre.
            - Et vous, n'êtes-vous pas déçue ?
            - Oh non !
            Son accent était profondément sincère.
            - Vous l'aimez ?
            - Oui, je l'aime.
            - C'est très bien, dit-il.
            Elle resta interdite un moment.
            - Ici, dans son domaine, je l'aime.
            Il eut un cri de vanité masculine.
            - Alors, il vous faut une mise en scène, demanda-t-il.
            - Oui, cria-t-elle. Vous m'avez toujours empêchée d'être moi-même.
            - Mais est-ce donc un question d'atmosphère ?
            Il l'avait crue tout âme.
            - Je suis comme une plante qui ne pousse que dans son propre sol.
            Ils arrivaient à un endroit où le taillis disparaissait, laissant la place à un espace brun, uni, où s'élevaient les fûts rouge brique ou pourpres des pins. Plus loin, les banderoles des fougères à demi-déroulées brillaient sous le vert sombre des vieux arbres, avec leurs fleurs en boutons plats. Au milieu de l'espace découvert s'élevait une cabane forestière faite de troncs, entourée de cages à faisans, les unes vides, les autres habitées d'une poule gémissante.
            Sur le tapis brun d'aiguilles de pin, Hilda se dirigea vers la cabane, prit une clé sous le bord du toit et ouvrit la porte. Ils virent une pièce nue, tout en bois avec un établi de menuisier, un étau, des outils, une hache dans un coin, des pièges, des collets rangés le long de la cloison, des peaux clouées, tout très en ordre.
            Hilda ferma la porte. Syson regardait les formes étranges des peaux d'animaux sauvages, aplaties, fixées sur des planches, prêtes à être travaillées. Hilda toucha une cheville dans la cloison qui s'ouvrit sur une autre petite pièce.
            - Comme c'est romantique, dit Syson.
            - Oui, il est très bizarre. Il a un peu le flair d'une bête des bois, dans le bon sens du mot. Et il a des idées, de l'imagination même, jusqu'à un certain point.                                                                            *11
            Elle tira un rideau vert foncé. La chambre était presque   entièrement occupée par un large lit de bruyères et de fougères sèches, recouvert d'une ample couverture de peaux de lièvres. Sur le sol de petits tapis de peaux de chats travaillés en mosaïque et une peau de veau aux reflets roux. D'autres fourrures pendaient au mur. Hilda en décrocha une qu'elle mit sur son dos. C'était une sorte de pèlerine de lapin et de fourrure blanche, avec un capuchon probablement fait de la robe d'été de hermines. Du fond de ce manteau barbare elle rit à Syson en disant :
            - Qu'en pensez-vous ?
            - Eh bien, mes compliments à votre homme, répondit-il.
            - Et regardez, reprit-elle.
            Sur un rayon, dans une petite cruche vernie, trempaient les brins frêles et blancs du premier chèvrefeuille.
            - Ils parfumeront la chambre ce soir, dit-elle.
            Syson regarda avec curiosité autour de lui.
            - Que lui manque-t-il donc alors, dit-il ?
            Elle le fixa quelques instants, puis détourna la tête.
            - Avec lui, les étoiles ne sont pas les mêmes, dit-elle. Vous, vous saviez les faire scintiller, flamboyer dans le ciel, et les myosotis étincelaient comme des soleils. Avec vous les choses étaient merveilleuses. Mais maintenant, elles sont à moi toute seule, je ne les partage plus avec personne.
            Il rit en disant :
            - Après tout, les étoiles et les myosotis, c'est du luxe. Vous devriez faire des vers.
            - C'est vrai, dit-elle. Mais maintenant tout ça est à moi.
            Il rit encore, amèrement.
            Elle se retourna brusquement. Lui s'appuyait au rebord de la fenêtre, au fond de la pièce étroite et sombre, elle était debout dans l'embrasure de la porte, toujours enveloppée dans son manteau. Il était tête nue, son visage et la forme de sa tête se détachaient clairement dans la chambre obscure. Ses cheveux lisses luisaient, brossés en arrière, et au bas de sa figure, au teint uni, clair, couleur d'ivoire, ses lèvres tremblaient.
            - Nous sommes très différents, dit-elle avec amertume.
            De nouveau il rit.
            - Je vois que je vous déplais, dit-il.
            - Ce qui me déplaît, c'est ce que vous êtes devenu, dit-elle.
            Il désigna des yeux la cabane.
            - Croyez-vous que nous aurions pu vivre ainsi vous et moi ?
Résultat de recherche d'images pour "daumier"            Elle secoua la tête.                                                     *12
            - Vous ! Jamais de la vie ! Vous, vous preniez les choses une à une, jusqu'à ce que vous en ayez pressé tout le jus, puis vous les jetiez.
            - C'est vrai, dit-il. N'auriez-vous pas pu faire comme moi ? Non, je ne le crois pas.
            - Comment l'aurais-je pu ? J'ai une existence propre.
            - Mais il peut arriver que deux êtres pensent exactement de même, dit-il.
            - Vous avez voulu m'arracher à moi-même, dit Hilda.
            Il savait bien qu'il s'était trompé sur elle, qu'il l'avait prise pour ce qu'elle n'était pas. C'était sa faute à lui, pas à elle.
            - Et vous ne vous en étiez pas aperçue, demanda-t-il ?
            - Non, vous ne me l'avez pas permis. Vous m'aviez mise en esclavage. J'ai été soulagée à votre départ, franchement.
            - Je le savais, dit-il.
            Mais il avait encore pâli, la peau de son visage était d'une mortelle transparence.
            - Pourtant, dit-il, c'est vous qui m'avez dirigé vers le chemin que j'ai pris.
            - Moi ! s'exclama-t-elle avec orgueil.
            - Vous avez voulu que j'aille au collège, qui m'avez poussé à exploiter l'attachement de chien fidèle du pauvre petit Botell, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus se passer de moi, tout cela parce que sa famille était riche et bien posée. Ce fut votre triomphe quand son père m'a offert d'aller à Cambridge pour tenir compagnie à son fils unique. Vous aviez une terrible ambition pour moi. Et toujours vous m'avez éloigné de vous. Chaque nouveau succès dressait un mur entre nous, et plus encore de votre point de vue que du mien. Vous n'avez jamais éprouvé le besoin de me suivre ; vous vouliez seulement voir ce que ça deviendrait. Ma parole, je crois que vous avez souhaité me voir épouser une jeune fille du monde. Vous avez voulu remporter une victoire sur la société à travers moi.
            - Et c'est moi qui suis responsable, dit-elle sarcastique.
            - Je me suis distingué pour vous satisfaire, répondit-il.
            - Ah ! cria-t-elle, vous vouliez toujours du nouveau, du nouveau, comme un enfant !
            - Évidemment. Et j'ai réussi, je le sais. Je suis ce qui s'appelle " quelqu'un ". Mais, je ne vous croyais pas ainsi. Pourquoi avez-vous pris cet homme ?
            - Qu'est-ce que vous dites ? dit-elle avec de grands yeux épouvantés.
            Il lui rendit un regard acéré.
            - Rien du tout, dit-il avec un rire bref.
            Le loquet extérieur grinça, et le garde entra dans la cabane. La femme regarda de ce côté, mais resta immobile, dans sa fourrure, debout devant la porte. Syson n'avait pas bougé.
            L'autre homme entra dans la pièce, les vit, et tourna les talons sans un mot. Ils se turent aussi.
            Pilbeam se pencha sur ses peaux.
            - Je vais partir, dit Syson.
            - Oui, répondit-elle.
            Il leva la main comme pour un serment.
            - A nos destins, vastes et changeants.
            - Nos destins vastes et changeants ! répéta-t-elle gravement, d'une voix neutre. Arthur ! dit-elle.
 *13           Le garde parut ne pas entendre. Syson, qui l'observait attentivement, esquissa un sourire. La femme se redressa.
            - Arthur ! répéta-t-elle d'une voix aiguë, si singulière que les deux hommes comprirent la gravité de la crise au bord de laquelle tremblait cette âme.
            Le garde posa posément son outil et s'approcha d'elle.
            - Voilà, dit-il.
            - Je voulais vous présenter, dit-elle tremblante.
            - Nous nous sommes déjà rencontrés, dit le garde.
            - Ah, oui ? C'est Addy Syson, dont vous avez entendu parler.Voici Arthur Pilbeam, ajouta-t-elle se tournant vers Syson.
            Ce dernier tendit la main au garde qui la serra en silence.
            - Je suis heureux de vous connaître, dit Syson. Nous arrêtons notre correspondance, Hilda ?
            - Pourquoi donc ? dit-elle.
            Les deux hommes restèrent interdits.
            - Vous ne croyez pas... ? dit Syson.
            La jeune femme demeura muette un long moment. A la fin elle dit :
            - C'est comme vous voudrez.
            Ils s'en retournèrent tous les trois, par le chemin ombreux.
            - Qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir ! cria Syson qui ne savait que dire.
            - Que voulez-vous dire ? dit-elle. Nous n'avons d'ailleurs pas à regretter notre blé en herbe, nous ne l'avons jamais mangé.
            Syson la regarda. Il était bouleversé de voir son jeune amour, sa madone, son ange de Botticelli, se révéler ainsi. C'est lui qui avait été un fou. Ils étaient aussi éloignés l'un de l'autre que les habitants des deux pôles. Elle ne désirait plus que rester en rapports épistolaires avec lui, lui aussi le voulait, bien entendu, il pourrait ainsi lui écrire, comme à une Béatrice irréelle, sans autre existence que celle de la chimère la plus chère de son esprit.
            Au bas du sentier, elle lui dit adieu. Il continua avec le garde jusqu'aux champs, à la porte d'accès du bois. Les deux hommes marchèrent côte à côte, presque comme des amis, parlant de choses et d'autres.
            Au lieu d'aller droit à la barrière de la route, Syson suivit la lisière du bois, où le ruisseau s'élargissait en un petit marécage. Sous les aulnes, le long des roseaux, les soucis étincelaient en constellations jaunes. Des filets d'eau brune ruisselaient ça et là, soulignés de fleurs d'or. Tout à coup, un éclair bleu traversa le ciel, passage d'un martin-pêcheur.
            Syson restait étrangement ému. Il grimpa jusqu'aux buissons d'ajoncs, leurs étincelles dorées ne s'étaient pas encore allumées en flammes. Étendu sur le sol sec et brun, il découvrit des brindilles d'euphorbe rouge et des tâches roses d'herbe-aux-poux. Quel     merveilleux univers que celui-là, inouï, toujours nouveau. Mais cette beauté, il ne la sentait plus que lointaine. Elle devenait distante et vague comme les prés d'asphodèles des Champs Élysées. Il sentait une douleur, au fond de sa poitrine, comme celle d'une blessure. Il pensa au chevalier du poème de William Morris, étendu dans la chapelle de Lyonesse, la pointe d'un épieu enfoncé dans la poitrine, allongé comme mort, et pourtant toujours vivant, et sur lui, jour après jour, les rayons du soleil plongent à travers un vitrail, et s'évanouissent. Il savait maintenant que rien de tout cela n'avait existé, entre elle et lui, pas un seul instant. Ils étaient tout le temps restés en-dehors de la vérité.
            Syson se leva pour partir. L'air était plein de cris d'alouettes, et le soleil semblait se fondre en une averse d'or. Sur ce bruit léger, des voix se détachaient, faibles mais distinctes.
            - Mais puisqu'il est marié et prêt à interrompre tout ça, qu'est-ce que tu avais contre ? disait la voix de l'homme.
           - Je ne veux pas en parler pour le moment. J'ai besoin d'être seule.
           Syson regarda à travers les ajoncs. Hilda se tenait près de la barrière, dans le bois. L'homme, dans le champ, musait le long de la haie, taquinant des abeilles qui butinaient sur les fleurs des ronces.
            Il y eut quelques moments de silence, pendant lesquels Syson pensa au souhait d'Hilda, au milieu des tintements des alouettes. Tout à coup le garde s'exclama en jurant. Il attrapa la manche de son vêtement près de l'épaule.
            - Bon sang ! dit-il furieux, ôtant une abeille et la jetant au loin.
            Puis, tordant son bras qui brillait au soleil, il regarda maladroitement par-dessus son épaule.
            - Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Hilda.
            - Une abeille a grimpé dans ma manche.
            - Viens ici, dit-elle.
            Il alla vers elle comme un enfant maussade. Elle prit le bras dans ses deux mains.
            - Voilà ! et l'aiguillon est resté dedans, pauvre abeille !
            Elle enleva l'aiguillon, posa sa bouche sur la plaie et suça la goutte de venin. Voyant la marque écarlate elle dit en riant :
            - Voilà le baiser le plus rouge que tu auras de ta vie.
            Quand Syson les regarda de nouveau, entendant les voix qui reprenaient, il les aperçut dans l'ombre, la bouche de l'homme sur le cou de sa bien-aimée, elle, la tête renversée, ses cheveux défaits en une grosse corde sombre en travers du bras dénudé.
            - Non, répondait-elle, quelle idée ! Je ne suis pas bouleversée parce qu'il est parti. Tu ne peux pas comprendre.
            Syson ne put distinguer la réponse de l'homme. Hilda reprit d'une voix nette et claire :
            - Tu sais que je t'aime. Il est complètement sorti de ma vie, ne te tracasse pas à son sujet.
            Dans un murmure, il l'embrassa. Elle eut un rire faux.
            - Oui, dit-elle conciliante. Nous nous marierons, bien sûr. Mais pas tout de suite.
            Il lui parla de nouveau. Syson n'entendit plus rien. Puis elle dit :
            - Rentrez chez vous maintenant, chéri, tout cela vous agite trop.
            Cette fois encore il put entendre la voix du garde, altérée par la passion et la crainte.
            - Mais pourquoi nous marier tout de suite ? reprit-elle. Qu'aurez-vous de plus ? C'est bien plus beau ainsi.
            Enfin, le garde ramassa sa veste et s'en alla. Elle resta à la barrière sans le suivre des yeux, le regard perdu sur la campagne ensoleillée.
            Quand elle se fut décidée à partir, Syson se leva et reprit le chemin de la ville.

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vendredi 27 février 2015

Les âmes blessées Boris Cyrulnik ( Document France )

Les âmes blessées de Boris  Cyrulnik

                                     Les âmes blessées

            Dans le deuxième volume de son autobiographie, Cyrulnik poursuit la quête de ce qui est le but de tout son parcours, soigner ou approcher au plus près le mal " des âmes blessées ". Comme il l'a raconté par ailleurs, enfant il assiste à l'arrestation de ses parents pendant la guerre. Il ne les reverra pas. Sauvé, pris en charge par différentes familles il observe, apprend. En 1948 il a écrit, répondant à la question " ... Que voulez-vous faire quand vous serez grand...... Je voulais devenir psychiatre. J'avais 11 ans.... " Cinquante ans d'études, d'approches, de voyages tout autour du monde, étudiant les enfants de Burarest vivant dans la rue, sans affection, visitant des hôpitaux où la paille sert de couche. Mais avançant toujours il écrit " ....  Les moments de bonheur de mon aventure intellectuelle ont tous été des moments pionniers... " La psychologie entre à l'université dans les années 70. Lacan, adoré ou exécré, lui-même a un suivi lacanien. Et l'auteur rappelle que dans les soins apportés par le psychanalyste son passé joue un rôle important. Arrivée des psychotropes qui éviteront la lobotomie à certains. Les schizophrènes ne sont plus enfermés, l'exemple d'une sortie à Saint-Tropez, donne le ton du livre. Cyrulnik ramène le scientifique à hauteur d'homme, rend compréhensible des avancées telles la résilience venue des EtatsUnis, mal accueillie en France, critiquée par certains psychanalystes.  " .... La définition est simple, elle est même bébête... Se remettre à vivre après un trauma psychique... " Emmy Werner est l'auteur du  mot, "résilience. " Le but devenir un adulte épanoui, après un mauvais départ dans l'existence. " Sauve-toi, la vie t'appelle ", précédent ouvrage complète cette partie de l'autobiographie de Boris Cyrulnik.