dimanche 3 mai 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extrait 8 France )


autoportrait vigée-lebrun

                                                           Livre huitième

            Lorsque Diderot se vit seul avec moi, et assez loin de la compagnie pour n'en être pas entendu, il commença son récit en ces mots :
           " - Si vous ne saviez pas une partie de ce que j'ai à vous dire, je garderais avec vous le silence, comme je le garde avec le public sur l'origine et le motif de l'injure que m'a faite un homme que j'aimais et que je plains encore, car je le crois bien malheureux. Il est cruel d'être calomnié, de l'être avec noirceur, de l'être sur le ton perfide de l'amitié trahie et de ne pouvoir se défendre. Mais telle est ma position. Vous allez voir que ma réputation n'est pas ici la seule intéressée. Or, dès que l'on ne peut défendre son honneur qu'aux dépens de l'honneur d'autrui, il faut se taire, et je me tais.
            Rousseau m'outrage sans s'expliquer. Mais moi, pour lui répondre, il faut que je m'explique, il faut que je divulgue ce qu'il a passé sous silence. Et il a bien prévu que je n'en ferais rien. Il était bien sûr que je le laisserais jouir de son outrage plutôt que de mettre le public dans la confidence d'un secret qui n'est pas le mien. Et en cela Rousseau est un agresseur malhonnête : il frappe un homme désarmé.
            Vous connaissez la passion malheureuse qu'avait prise Rousseau pour madame ***. Il eut un jour la témérité de la lui déclarer d'une manière qui devait la blesser. Peu de temps après Rousseau vint me trouver à Paris : " - Je suis un fou, je suis un homme perdu, me dit-il. Voici ce qui m'est arrivé. " Et il me raconta son aventure.
            " - Eh bien, lui dis-je où est le malheur  ? - Comment ! Où est le malheur ! reprit-il, ne voyez-vous pas qu'elle va écrire à *** que j'ai voulu la séduire, la lui enlever ! et doutez-vous qu'il m'accuse d'insolence, de perfidie ! C'est pour la vie un ennemi mortel que je me suis fait . - Point du tout, lui dis-je froidement,
*** est un homme juste, il vous connaît , il sait bien que vous n'êtes ni un Cyrus ni un Scipion. Après tout, de quoi s'agit-il  ? D'un moment de délire, d'égarement. Il faut vous-même, sans différer, lui écrire, lui tout avouer et, en vous donnant pour excuse une ivresse qu'il doit connaître, le prier de vous pardonner ce moment de trouble et d'erreur. Je vous promets qu'il ne s'en souviendra que pour vous aimer davantage. "
            Rousseau transporté m'embrassa. "- Vous me rendez la vie, me dit-il, et le conseil que vous me donnez me réconcilie avec moi-même, dès ce soir je m'en vais écrire. "
            Depuis je le vis plus tranquille, et je ne doutais pas qu'il n'eût fait ce dont nous étions convenus.
            Mais, quelque temps après, *** arriva, et m'étant venu voir il me parut, sans s'expliquer, si profondément indigné contre Rousseau, que ma première idée fut que Rousseau ne lui avait point écrit.
" - N'avez-vous point reçu de lui une lettre ? lui demandai-je. - Oui, me dit-il, une lettre qui mériterait le plus sévère châtiment. -Ah ! monsieur, lui dis-je, est-ce à vous de concevoir tant de colère d'un moment de folie dont il vous fait l'aveu, vous demande pardon ? Si cette lettre vous offense, c'est moi qu'il en faut accuser, car c'est moi qui lui ai conseillé de vous l'écrire. - Et savez-vous, me dit-il, ce qu'elle contient cette lettre ? - Je sais qu'elle contient un aveu, des excuses, et un pardon qu'il vous demande. - Rien moins que tout cela. C'est un tissu de fourberie et d'insolence, c'est un chef-d'oeuvre d'artifice pour rejeter sur madame *** le tort dont il veut se laver. - Vous m'étonnez, lui dis-je, et ce n'est point là ce qu'il m'avait promis. " Alors, pour l'apaiser, je lui racontai simplement la douleur et le repentir où j'avais vu Rousseau d'avoir pu l'offenser et la résolution où il avait été de lui en demander grâce. Par là je l'amenai sans peine au point de le voir en pitié. "
            C'est à cet éclaircissement que Rousseau a donné le nom de perfidie. Dès qu'il apprit que j'avais fait pour lui un aveu qu'il n'avait pas fait, il jeta feu et flamme, m'accusant de l'avoir trahi. Je l'appris, j'allai le trouver. " - Que venez-vous faire ici, me demanda-t-il ? - Je viens savoir, lui dis-je, si vous êtes fou ou méchant. - Ni l'un ni l'autre, me dit-il, mais j'ai le coeur blessé, ulcéré contre vous. Je ne veux plus vous voir. - Qu'ai-je donc fait ? lui demandai-je. - Vous avez fouillé, me dit-il, dans les replis de mon âme, vous en avez arraché mon secret, vous l'avez trahi. Vous m'avez livré au mépris, à la haine d'un homme qui ne me pardonnera jamais. " Je laissai son feu s'exhaler et quand il se fut épuisé en reproches. "  - Nous sommes seuls, lui dis-je, et entre nous votre éloquence est inutile. Nos juges sont, ici, la raison, la vérité, votre conscience et la mienne. Voulez-vous les interroger ? " Sans me répondre il se jeta dans son fauteuil, les deux mains sur les yeux, et je pris la parole. " Le jour, lui dis-je, où nous convînmes que vous seriez sincère dans votre lettre à *** vous étiez, disiez-vous, réconcilié avec vous-même. Qui vous fit donc changer de résolution ? Vous ne répondez point. Je vais me répondre pour vous. Quand il vous fallut prendre la plume et faire l'humble aveu d'une malheureuse folie, aveu qui cependant vous aurait honoré, votre diable d'orgueil se souleva, oui votre orgueil, vous m'avez accusé de perfidie, et je l'ai souffert, souffrez à votre tour que je vous accuse d'orgueil, car sans cela votre conduite ne serait que de la bassesse. L'orgueil donc vint vous faire entendre qu'il était indigne de votre caractère de vous humilier devant un homme et de demander grâce à un rival heureux, que ce n'était pas vous qu'il fallait accuser, mais celle dont la séduction, la coquetterie attrayante, les flatteuses douceurs vous avaient engagé. Et vous, avec votre art, colorant cette belle excuse, vous ne vous êtes pas aperçu qu'en attribuant le manège d'une coquette à une femme délicate et sensible aux yeux d'un homme qui l'estime et qui l'aime, vous blessiez deux coeurs à la fois. - Eh bien, s'écria-t-il ! que j'aie été injuste, imprudent, insensé, qu'en inférez-vous qui vous justifie à mes yeux d'avoir trahi ma confiance et d'avoir révélé le secret de mon coeur ?
            - J'en infère, lui dis-je, que c'est vous qui m'avez trompé, que c'est vous qui m'avez induit à vous défendre comme j'ai fait. Que ne me disiez-vous que vous aviez changé d'avis?Je n'aurais point parlé de votre repentir, je n'aurais pas cru répéter les propres termes de votre lettre...... Allez, puisque dans l'amitié la plus tendre vous cherchez des sujets de haine, votre coeur ne sait que haïr.
            - Courage ! barbare, me dit-il, achevez d'accabler un homme faible et misérable. Il ne me restait au monde que ma propre estime et vous venez me l'arracher. "
             ...... En me voyant pleurer, lui-même il s'attendrit, et il me reçut dans ses bras.
             Nous voilà donc réconciliés, lui continuant de me lire sa Nouvelle Héloïse qu'il avait achevée et moi allant à pied, deux ou trois fois la semaine de Paris à son Ermitage pour en entendre la lecture et répondre en ami à la confiance de mon ami. C'était dans les bois de Montmorency qu'était le rendez-vous. J'y arrivais baigné de sueur, et il ne laissait pas de se plaindre lorsque je m'étais fait attendre. Ce fut dans ce temps-là que partit la lettre sur les spectacles, avec ce beau passage de Salomon par lequel il m'accuse de l'avoir outragé et de l'avoir trahi. "
            - Quoi, m'écriai-je, en pleine paix ! après votre réconciliation ! cela n'est point croyable.
            - Non cela ne l'est point, et cela n'en est pas moins vrai. Rousseau voulait rompre avec moi et avec mes amis. Il en avait manqué l'occasion la plus favorable. Quoi de plus commode en effet que de m'attribuer des torts dont je ne pouvais me laver ? Fâché d'avoir perdu cet avantage, il le reprit en se persuadant que, de ma par, notre réconciliation n'avait été qu'un scène jouée où je lui en avais imposé.  *
            - Quel homme ! m'écriai-je encore. Et il croit être bon !        
            - Il serait bon, répondit Diderot, car il est né sensible et, dans *
l'éloignement, il aime assez les hommes. Il ne hait que ceux qui l'approchent, parce que son orgueil lui fait croire qu'ils sont tous envieux de lui, qu'ils ne le flattent que pour lui nuire et que ceux même qui font sembler de l'aimer sont de ce complot. C'est là sa maladie. Intéressant par son infortune, par ses talents, par un fonds de bonté, de droiture qu'il a dans l'âme,..... Ce délire d'un esprit ombrageux, timide, effarouché par le malheur, fut bien réellement la maladie de Rousseau et le tourment de sa pensée.
            On en voyait tous les jours des exemples dans la manière injurieuse dont il rompait avec les gens qui lui étaient les plus dévoués, les accusant tantôt de lui tendre des pièges, tantôt de ne venir chez lui que pour l'épier, le trahir et le vendre à ses ennemis. J'en sais des détails incroyables, mais le plus étonnant de tous fut la monstrueuse ingratitudes dont il paya l'amitié tendre, officieuse, active de vertueux David Hume.... Vous trouverez dans le recueil même des Oeuvres de Rousseau ce monument de sa honte. Vous y verrez avec quel artifice il a ourdi sa calomnie. Vous y verrez de quelles fausses lueurs il a cru tirer, contre son ami le plus vrai, contre le plus honnête et le meilleur des hommes, une conviction de mauvaise foi, de duplicité, de noirceur......
                                Premier soufflet sur la joue de mon patron
                                Second soufflet sur la joue de mon patron
                                Troisième soufflet sur la joue de mon patron.
            ..... Voici des faits dont j'ai été témoin.
            ..... Hume offrit à Rousseau de lui procurer en Angleterre une retraite libre et tranquille et que Rousseau ayant accepté cette offre généreuse ils furent sur le point de partir, Hume, qui voyait le baron d'Holbach, lui apprit qu'il emmenait Rousseau dans sa patrie " Monsieur, lui dit le baron, vous allez réchauffer une vipère dans votre sein. Je vous en avertis, vous en sentirez la morsure. " .... Sa maison était  le rendez-vous de ce qu'on appelait alors les philosophes
               ......  On peut voir dans son Émile comment il les avait notés.
               ...... Il ne laissa donc pas d'emmener Rousseau avec lui..... Il croyait et il devait croire avoir rendu heureux le plus sensible et le meilleur des hommes. Il s'en félicitait dans toutes les lettres...... D'Holbach.... en nous les lisant disait toujours : " - Il ne le connaît pas encore. Patience ! il le connaîtra. " .... Peu de temps après il reçut une lettre : " .... Rousseau est un monstre ! " " Ah ! nous dit le baron, froidement et sans s'étonner, il le connaît enfin. "
            ....... Grande leçon pour les esprits enclins à ce vice de l'amour-propre ! Sans cela personne n'eût été plus chéri, plus considéré que Rousseau. Ce fut le poison de sa vie. Il lui rendit les bienfaits odieux, les bienfaiteurs insupportables, la reconnaissance importune. Il lui fit outrager l'amitié. Il l'a fait vivre malheureux et mourir presque abandonné.
**          Passons à des objets plus doux et qui me touchent de plus près         Ni la vie agréable que je menais à Paris, ni celle plus agréable encore que je menais à la campagne, ne dérobaient à mon cher Odde et à ma soeur la délicieuse quinzaine qui, tous les ans, leur était réservée, et que j'allais passer avec à Saumur..... Leur tendresse me pénétrait..... Madame Odde y était citée pour le modèle des femmes, le nom de M Odde était comme un synonyme de justice et de vérité..... Moi-même je participais au respect qu'on avait pour eux. On ne savait quelle fête me faire, et tous les jours que nous passions ensemble étaient des jours de réjouissance. Vous ne seriez pas nés mes enfants si ma bonne soeur eût vécu. C'eût été auprès d'elle que je serais allé vieillir..... Bientôt cet espoir dont je m'étais flatté me fut cruellement ravi.
            Dans l'un de ces heureux voyage que je faisais à Saumur, je profitai du voisinage de la terre des Ormes pour y aller voir le comte d'Argenson, l'ancien ministre de la guerre que le roi y avait exilé..... Chez lui à table il m'avait présenté comme un jeune homme qui avait des droits à sa reconnaissance et à sa protection
Il me reçut dans son exil avec une extrême sensibilité. O mes enfants ! quelle maladie incurable que celle de l'ambition ! quelle tristesse que celle de la vie d'un ministre disgracié ! Déjà usé par le travail, le chagrin achevait de ruiner sa santé. Son corps était rongé de goutte.....
            En me promenant avec lui dans ses jardins, j'aperçus de loin une statue de marbre. Je lui demandai ce que c'était.
            " - C'est, me dit-il, ce que je n'ai plus le courage de regarder. Et en se détournant : Ah, Marmontel ! si vous saviez avec quel zèle je l'ai servi !..... Voilà les promesses des rois ! Voilà leur amitié !..... Combien il a changé ! rien de moi ne le touche plus. "
            ....... Le malheureux qui ne vivait que de poisson à l'eau  à cause de sa goutte, était encore privé par là du seul plaisir de ses sens auquel il eût été sensible, car il était gourmand. Mais le régime le plus austère ne procurait pas même de soulagement à ses maux..... Peu de temps après il obtint la permission d'être transporté à Paris. Je l'y vis arriver mourant, et j'y reçus ses derniers adieux.

            Dans ces trois mois j'avais avancé mon ouvrage.....
            ..... Le premier essai que je fis de cette lecture ce fût sur l'âme de Diderot, le second sur l'âme du prince héréditaire de Brunswick, aujourd'hui régnant. Diderot fut très content de la partie morale, il trouva la partie politique trop rétrécie et il m'engagea à l'étendre..... Il se plaisait singulièrement au commerce des gens de lettres..... Helvétius lui donna à dîner avec nous, et il convint qu'il n'avait de sa vie fait un dîner pareil. Je n'étais pas fait pour y être remarqué, je le fus cependant. Helvétius ayant dit au prince qu'il lui trouvait de la ressemblance avec le prétendant, et le prince lui ayant répondu qu'en effet..... je dis à mi-voix : " Avec quelques traits de plus de cette ressemblance, le prince Edouard aurait été roi d'Angleterre. " Ce mot fut entendu et je le vis rougir de modestie et de pudeur.
            Autant la lecture de Bélisaire avait réussi à l'Académie, autant j'étais certain qu'il réussirait mal à la Sorbonne. Mais ce n'était point là ce qui m'inquiétait, et pourvu que la cour et le parlement ne s'en mêlassent point, je voulus bien être aux prises avec la faculté de théologie. Je pris donc mes précautions pour n'avoir qu'elle à redouter.
richelieu-champaigne            ..... L'endroit périlleux de mon livre n'était pas la théologie. Je redoutais les allusions, les applications malignes et l'accusation d'avoir pensé à un autre que Justinien dans la peinture d'un roi faible et trompé. Il n'y avait malheureusement que trop d'analogie d'un règne à l'autre..... Cependant il n'y avait pas moyen de prendre à cet égard des précautions directes. La moindre inquiétude que j'aurais témoignée aurait donné l'éveil et m'aurait dénoncé...... que n'aurait-il pas fallu en effacer ?
            Je pris la contenance toute contraire à celle de l'inquiétude. J'écrivis au ministre de la maison du roi....
que je souhaitais vivement que sa majesté me permit de le lui dédier et qu'en le lui donnant à examiner j'irais le supplier de solliciter pour moi cette faveur......
            En lui confiant mon manuscrit je lui avouai, en confidence, qu'il y avait un chapitre dont les théologiens fanatiques pourraient bien n'être pas contents. " ..... Je vous supplie monsieur le comte de ne pas laisser sortir mon manuscrit de votre cabinet. "..... Il me le promit et il me tint parole. Mais quelques jours plus tard..... il me dit que la religion de Bélisaire ne serait pas du goût des théologiens, que vraisemblablement mon  livre serait censuré et que, pour cela seul, il n'osait proposer au roi d'en accepter la dédicace. Sur quoi je le priai de vouloir bien me garder le silence et je me retirai content.
            Que voulais-je, en effet ? Avoir à la cour un témoin de l'intention où j'avais été de dédier mon ouvrage au roi et, par conséquent, une preuve que rien n'avait été plus éloigné de ma pensée que de faire la satire de son règne...... Il me fallait passer sous les yeux d'un censeur et, au lieu d'un, l'on m'en donna deux, le censeur littéraire n'ayant osé prendre sur lui d'approuver ce qui touchait à la théologie.
            Voilà donc Bélisaire soumis à l'examen d'un docteur de Sorbonne, il s'appelait Chevrier. Huit jours après que je lui eus livré mon ouvrage j'allai le voir.... Il m'en fit grands éloges, mais lorsque je jetai les yeux sur le dernier feuillet je n'y vis point son approbation..... " - .... Ne l'approuvez-vous pas ? - Non, monsieur, Dieu m'en garde, me répondit-il doucement. - Et puis-je au moins savoir ce que vous y trouvez de répréhensible ? - Peu de chose en détail, mais beaucoup dans le tout ensemble.... Vous m'entendez très bien et je vous entends de même..... cherchez un autre censeur. " Heureusement j'en trouvai un moins difficile, et Bélisaire  fut imprimé.
            Aussitôt qu'il parut, la Sorbonne fut en rumeur et il fut résolu par les sages docteurs que l'on  en ferait la censure..... cette censure était encore une chose effrayante..... Je rassurai les uns et les autres, ne dis mon secret à aucun, et commençai par bien écouter le public.
Résultat de recherche d'images pour "bélisaire marmontel"            Mon livre était enlevé, la première édition en était épuisée. Je pressai la seconde, je hâtai la troisième. Il y en avait 9 000 exemplaires de répandus avant que la Sorbonne en eût extrait ce qu'elle devait censurer et grâce au bruit qu'elle faisait sur le quinzième chapitre, on ne parlait que de celui-là. C'était pour moi comme la queue du chien d'Alcibiade. Je me réjouissais de voir comme les docteurs me servaient en donnant le change aux esprits. Mon rôle à moi était de ne paraître ni faible, ni mutin et de gagner du temps pour laisser se multiplier et se répandre dans l'Europe les éditions de mon livre.....
            L'abbé Georgel vint m'inviter à prendre pour médiateur l'archevêque..... J'allai voir le prélat. Il me reçut d'un air paterne, en m'appelant toujours " Mon cher monsieur Marmontel ". ..... J'ai su depuis que c'était le protocole de Monseigneur en parlant aux petites gens...... Ce personnage de médiateur parut lui plaire.... il me dit d'aller voir le syndic de la Faculté, le docteur Riballier et de m'expliquer avec lui..... Nos entretiens et ma correspondance avec lui sont imprimés, je vous y renvoie.
 ***        Les autres docteurs qu'assembla l'archevêque à sa maison de Conflans où je me rendais pour y conférer avec eux, furent un peu moins malhonnêtes que Riballier
            ..... Armé de patience et de modération, je rectifiais le texte qu'ils avaient altéré et leur expliquais ma pensée ..... et l'archevêque était assez content de moi.Mais ces messieurs ne l'étaient pas. " - Tout ce que vous nous dîtes là est inutile, conclut enfin l'abbé le Fèvre, vieil ergoteur que dans l'école on n'appelait que
La grande Cateau, il faut absolument faire disparaître de votre livre le quinzième chapitre, c'est là qu'est le venin..... - Il y 40 000 exemplaires de mon livre répandus dans l'Europe et dans toutes les éditions qu'on en a faites et qu'on en fera , le quinzième chapitre est imprimé et le sera toujours. Que servirait donc aujourd'hui d'en faire une édition..... mutilée ? Personne ne l'achèterait . - Eh bien me dit-il votre livre sera censuré sans pitié..... - Eh bien ! leur demandai-je, puisque votre autorité seule doit faire loi, que me demandez-vous ? -
Le droit du glaive, me dirent-ils, pour exterminer l'hérésie, l'irréligion, l'impiété, et tout soumettre au joug de la foi. "
            ...... Je leur répondis donc " que le glaive était l'une de ces armes " charnelles " que saint Paul avait réprouvées lorsqu'il avait dit : " Arma militiae nostroe non carnalia sunt ".  A ces mots j'allais sortir. Le prélat me retint et, me serrant les mains entre les siennes, me conjura, avec un pathétique vraiment risible, de souscrire à ce dogme atroce.
            " - Non monseigneur, lui dis-je, si je l'avais signé, je croirais avoir trempé ma plume dans le sang. Je croirais avoir approuvé toutes les cruautés commises au nom de la religion.
              - Vous attachez donc, me dit le Fèvre avec son insolence doctorale, une grande importance et une grande autorité à votre opinion ?
              - Je sais, lui dis-je, monsieur l'abbé, que mon autorité n'est rien, mais ma conscience est quelque chose, et c'est elle qui, au nom de l'humanité, au nom de la religion même, me défend d'approuver les persécutions. " Defendenda religio est,...... " C'est le serment de Lactance, c'est aussi celui de Tertulien et celui de saint Paul, et vous me permettrez de croire que ces gens-là vous valaient bien.
              - Allons, dit-il à ses confrères, monsieur veut être censuré, il le sera. "
            Ils ont voulu, pouvais-je dire, me faire reconnaître le droit de forcer la croyance, d'y employer le glaive, les tortures, les échafauds et les bûchers. Ils ont voulu me faire approuver qu'on prêchât l'Evangile le poignard à la main, et j'ai refusé de signer cette doctrine abominable.Voilà pourquoi l'abbé le Fèvre m'a déclaré que je serais censuré sans pitié.
            Ce résumé que je fis répandre à la ville, à la cour, au parlement, dans les conseils, rendit la Sorbonne odieuse. En même temps mes amis travaillèrent à la rendre ridicule, et je m'en reposai sur eux.
            La première opération de la faculté de théologie avait été d'extraire de mon livre les propositions condamnables..... Ils les triaient curieusement comme des perles..... Après en avoir recueilli trente-sept, trouvant ce nombre suffisant, ils en firent imprimer la liste sous le titre d'Indiculus. Voltaire y ajouta l'épithète de Ridiculus. Indiculus Ridiculus semblaient faits l'un pour l'autre, ils restèrent inséparables
            M Turgot se joua d'une autre manière de la sottise des docteurs. Comme il était bon théologien lui-même, et encore meilleur logicien, il établit d'abord ce principe évident et universellement reconnu, que de deux propositions contradictoires, si l'une est fausse l'autre est nécessairement vraie. Il mit ensuite en opposition sur deux colonnes parallèles, les trente-sept propositions réprouvées par la Sorbonne et les trente-sept contradictoires, bien exactement énoncées. Point de milieu, en condamnant les unes il fallait que la faculté adoptât, professât les autres. Or, parmi celles-ci, il n'y en avait pas une seule qui ne fût révoltante d'horreur ou ridicule d'absurdité. Ce coup de lumière jeté sur la doctrine de la Sorbonne, fut foudroyant pour elle. Inutilement voulut-elle retirer son Indiculus, il n'était plus temps, le coup était porté.
            Voltaire se chargea de traîner dans la boue le syndic Riballier et son scribe Cogé, professeur à ce même collège Mazarin, dont Riballier était principal et qui, sous sa dictée avait écrit contre Bélisaire et contre moi un libelle calomnieux. En même temps avec cette arme du ridicule qu'il maniait si bien, Voltaire tomba à bras raccourcis sur la Sorbonne entière. Et ses petites feuilles qui arrivaient de Genève et qui voltigeaient dans Paris, amusaient le public aux dépens de la faculté...... Le décret du tribunal théologique était déjà honni et bafoué avant d'avoir paru.
Résultat de recherche d'images pour "mme de seran" ****       Tandis que la Sorbonne plus furieuse encore de se voir harcelée travaillait de toutes ses forces à rendre Bélisaire hérétique.... ennemi du trône et de l'autel....... les lettres des souverains de l'Europe..... m'arrivaient de tous les côtés, pleines d'éloges pour mon livre, qu'ils disaient être le bréviaire des rois. L' impératrice de Russie l'avait traduit en langue russe et en avait dédié la traduction à un archevêque de son pays..... Je ne négligeai pas, comme vous pensez bien, de donner connaissance à la cour et au parlement de ce succès universel. Ni l'une ni l'autre n'eurent envie de partager le ridicule de la Sorbonne.  

            Madame de Seran m'avait mis dans sa confidence..... succéder si elle l'avait voulu à madame de Pompadour.....
            Si le roi avait été jeune et animé de ce feu qui donne de l'audace et qui la fait pardonner, je n'aurais pas juré que la jeune et sage comtesse eût toujours passé sans péril le pas glissant du tête à tête. Mais un désir faible, timide, mal assuré, tel qu'il était dans un homme vieilli par les plaisirs plus que par les années, avait besoin d'être encouragé, et un air de décence, de réserve et de modestie n'était pas ce qu'il lui fallait. La
jeune femme le sentait bien. " - Aussi, nous disait-elle, il n'osera jamais être que mon ami, j'en suis sûre, et je m'en tiens là. "
            Elle lui parla cependant un jour de ses maîtresses, et lui demanda s'il avait jamais été véritablement amoureux. Il répondit qu'il l'avait été de madame de Châteauroux.
            " - Et de madame de Pompadour ?
              - Non, dit-il, je n'ai jamais eu de l'amour pour elle.
              - Vous l'avez cependant gardée aussi longtemps qu'elle a vécu.
              - Oui, parce que la renvoyer c'eût été lui donner la mort. "
              Cette naïveté n'était pas séduisante, aussi madame de Séran ne fut-elle jamais tentée de succéder à une femme que le roi n'avait gardée que par pitié.......


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                                                                                                         livre neuvième....../

            Un logement fait à souhait.....
                                                                                                                                   
                                       
               

Mémoires d'un père Marmontel ( extrait 7 France )


montespan par mignard
                                         Livre septième

            J'ai observé plus d'une fois, et dans les circonstances les plus critiques de ma vie que, lorsque la fortune a paru me contrarier, elle a mieux fait pour moi que je n'aurais voulu moi-même. Ici me voilà ruiné et, du milieu de ma ruine vous allez, mes enfants, voir naître le bonheur..... L'âge ou les maladies, celle surtout qui semblais être contagieuse dans ma famille, diminuaient successivement le nombre de ces bons parents que j'avais eu tant de plaisir à faire vivre dans l'aisance. J'avais déjà obtenu de mes tantes de cesser tout commerce et, après avoir liquidé nos dettes, j'avais ajouté des pensions au revenu de mon petit bien. Or ces pensions de cent écus chacune étant réduites au nombre de cinq, il me restait à moi d'abord la moitié de mes mille écus de pension sur le Mercure. J'avais de plus les cinq cents livres d'intérêts de mes dix mille francs que j'avais employé au cautionnement de M Odde, j'y ajoutai une rente de cinq cent quarante livres sur le duc d'Orléans et, du surplus des fonds qui me restaient dans la caisse du Mercure, j'achetai quelques effets royaux. Ainsi, pour mon loyer, mon domestique et moi je n'avais guère moins de mille écus à dépenser. Je n'en avais jamais dépensé davantage. Madame Geoffrin voulait même que le paiement de mon loyer cessât dès lors. Mais je la priai de permettre que j'essayasse encore un an si mes facultés ne me suffiraient pas, en l'assurant que, si mon loyer me gênait, je le lui avouerais sans rougir. Je ne fus point à cette peine. Bien malheureusement le nombre des pensions que je faisais diminua par la mort de mes deux soeurs qui étaient au couvent de Clermont, et que m'enleva la même maladie dont étaient morts nos père et mère. Peu de temps après je perdis mes deux tantes, les seules qui me restaient à la maison. La mort ne me laissa que la soeur de ma mère, cette tante d'Albois qui vit encore. Ainsi j'héritais tous les ans de quelques-uns de mes bienfaits. D'un autre côté les premières éditions de mes contes commencèrent à m'enrichir.
            Tranquille du côté de la fortune, ma seule ambition était l'Académie Française, et cette ambition même était modérée et paisible. Avant d'atteindre à ma quarantième année j'avais encore trois ans à donner au travail, et dans trois ans j'aurais acquis de nouveaux titres à cette place. Ma traduction de Lucain s'avançait, je préparais en même temps les matériaux de ma Poétique, et la célébrité de mes contes allait toujours croissant à chaque édition nouvelle. Je croyais donc pouvoir me donner du bon temps.
            Vous avez vu de quelle manière obligeante l'officieux Bouret avait débuté avec moi. La connaissance faite, la liaison formée, ses sociétés avaient été les miennes. Dans l'un des contes de la veillée j'ai peint le caractère de la plus intime de ses amies, la belle madame Gaulard. L'un de ses deux fils, homme aimable, occupait à Bordeaux l'emploi de la recette générale des fermes. Il avait fait un voyage à Paris et, la veille de son départ, l'un des plus beaux jours de l'année, nous dînions ensemble chez notre ami Bouret en belle et bonne compagnie. La magnificence de cet hôtel que les arts avaient décoré, la somptuosité de la table, la naissante verdure des jardins, la sérénité d'un ciel pur, et surtout l'amabilité d'un hôte qui, au milieu de ses convives, semblait être l'amoureux de toutes les femmes, le meilleur de tous les hommes, enfin tout ce qui peut répandre la belle humeur dans un repas, y avait exalté les esprits.......
            Au milieu de cette gaîté, le jeune fils de madame Gaulard nous faisait ses adieux et, en me parlant de Bordeaux, il me demanda s'il pouvait m'y être bon à quelque chose ?
            " - A m'y bien recevoir, lui dis-je, lorsque j'irai voir ce beau port et cette ville opulente car, dans les rêves de ma vie, c'est l'un de mes projets les plus intéressants.
            - Si je l'avais su, me dit-il, vous auriez pu l'exécuter dès demain. J'avais une place à vous offrir dans ma chaise.
            - Et moi, me dit l'un des convives (c'était un juif appelé Gradis , l'un des plus riches négociants de Bordeaux ), et moi je me serais chargé de faire voiturer vos malles.
            - Mes malles, dis-je, n'auraient pas été lourdes. Mais pour mon retour à Paris ?
            - Dans six semaines, reprit Gaulard, je vous y aurais ramené.
            - Tout cela n'est donc plus possible, leur demandai-je ?
            - Très possible de notre part, me dirent-ils. Mais nous partons demain. "
            Alors, disant quatre mots à l'oreille au fidèle Bury qui me servait à table, je l'envoyai faire mes paquets. Et aussitôt, buvant à la santé de mes compagnons de voyage :
            " - Me voilà prêt, leur dis-je, et nous partons demain. "
            Tout le monde applaudit à une résolution si leste, et tout le monde but à la santé des voyageurs.
             Il est difficile d'imaginer un voyage plus agréable......
             A Bordeaux, je fus accueilli et traité aussi bien qu'il était possible, c'est-à-dire qu'on m'y donna de bons dîners, d'excellents vins et même des salves de canon des vaisseaux que je visitais.

            Dans les loisirs que me laissait la société d'une ville où, le matin, tout le monde est à ses affaires, je repris le goût de la poésie, et je composai mon épître aux poètes. J'eus aussi pour amusement les facéties qu'on imprimait à Paris dans ce moment-là contre un homme qui méritait d'être châtié de son insolence, mais qui le fut aussi bien rigoureusement : c'était Le Franc de Pompignan.
            Avec un mérite littéraire considérable dans sa province, médiocre à Paris, mais suffisant encore pour y être estimé, il y aurait joui paisiblement de cette estime, si l'excès de sa vanité, de sa présomption, de son ambition ne l'avait pas tant enivré. Malheureusement trop flatté dans ses académies de Montauban et de Toulouse, accoutumé à s'y entendre applaudir dès qu'il ouvrait la bouche, et avant même qu'il eût parlé, vanté dans les journaux dont il savait gagner ou payer la faveur, il se croyait un homme d'importance en littérature. Et par malheur encore, il avait ajouté à l'arrogance d'un seigneur de paroisse l'orgueil d'un président de cour supérieure dans sa ville de Montauban. Ce qui formait un personnage ridicule dans tous les points.  bdgest.com
            D'après l'opinion qu'il avait de lui-même, il avait trouvé malhonnête qu'à la première envie qu'il avait témoignée d'être de l'Académie française, on ne se fût pas empressé à l'y recevoir. Et lorsqu'en 1758 Sainte-Palaye y avait eu sur lui la préférence, il en avait marqué un superbe dépit. Deux ans après, l'Académie n'avait pas laissé de lui accorder ses suffrages. Et il n'y avait pour lui que de l'agrément dans l'unanimité de son élection. Mais au lieu de la modestie que les plus grands hommes eux-mêmes affectaient, au moins en y entrant, il y apporta l'humeur de l'orgueil offensé, avec un excès d'âpreté et de hauteur inconcevable..... Il savait que dans ses principes de religion, M le Dauphin n'aimait pas Voltaire, et qu'il voyait de mauvais oeil l'atelier encyclopédique...... il croyait l'avoir très flatté en lui confiant le manuscrit de sa traduction des Georgiques. Il ne savait pas à qui sa vanité avait à faire..... le dauphin lui-même,..... Il crut faire un coup de partie en attaquant publiquement dans son discours de réception à l'Académie française, cette classe de gens de lettres que l'on appelait philosophes, et singulièrement Voltaire et les encycopédistes.
            Il venait de faire cette sortie, lorsque je partis pour Bordeaux et, ce qui n'était guère moins étonnant que son arrogance, c'était le succès qu'elle avait eu. L'Académie avait écouté en silence cette insolente déclamation, le public l'avait applaudie. Pompignan était sorti de là triomphant et enflé de sa vaine gloire.
            Mais, peu de temps après commença contre lui la légère escarmouche des " Facéties parisiennes "
et ce fut l'un de ses amis, le président Barbeau qui, étant venu me voir, m'apprit que - ce pauvre M de Pompignan était la fable de Paris ! - Il me montra les premières feuilles qu'il venait de recevoir. C'étaient les quand et les pourquoi. Je vis la tournure et le ton que prenait la plaisanterie.
            " - Vous êtes donc l'ami de M Le Franc ?
              - Hélas ! oui, me dit-il.
              - Je vous plains donc, car je connais les railleurs qui sont à ses trousses. voilà les quand et les pourqyoi, bientôt les si, les mais, les car vont venir à la file, et je vous annonce qu'on ne le quittera point qu'il n'ait passé par les particules. "
            La correction fut encore plus sévère que je n'avais prévu. On se joua de lui de toutes les manières. Il voulut se défendre sérieusement, il n'en fut que plus ridicule. Il adressa un mémoire au roi. Son mémoire fut bafoué. Voltaire parut rajeunir pour s'égayer à ses dépens, en vers, en prose sa malice fut plus légère, plus piquante, plus féconde en idées originales et plaisantes qu'elle n'avait jamais été. Une saillie n'attendait pas l'autre. Le public ne cessait de rire au dépens du triste Le Franc. Obligé de se tenir enfermé chez lui, pour ne pas entendre chanter sa chanson dans le monde, et pour ne pas se voir montrer du doigt, il finit par aller s'ensevelir dans son château, où il est mort, sans avoir jamais osé reparaître à l'Académie. J'avoue que je n'eus aucune pitié de lui, non seulement parce qu'il était l'agresseur, mais parce que son agression avait été sérieuse et grave, et n'allait pas à moins, si on l'en avait cru, qu'à faire proscrire nombre de gens de lettres qu'il dénonçait et désignait comme les ennemis du trône et de l'autel.
            Lorsque nous fûmes sur le point, Gaulard et moi, de revenir à Paris :
            " - Allons-nous, me dit-il, retourner par la même route ? n'aimeriez-vous pas mieux faire le tour par Toulouse, Montpellier, Nîmes, Avignon, Vaucluse, Aix, Marseille, Toulon, et par Lyon, Genève où nous verrions Voltaire, dont mon père a été connu ? "
            Vous pensez bien que j'embrassai ce beau projet avec transport et, avant de partir, j'écrivis à Voltaire.
         
            Rien de plus singulier, de plus original que l'accueil que nous fit Voltaire. Il était dans son lit lorsque nous arrivâmes. Il nous tendit les bras. Il pleura de joie en m'embrassant, il embrassa de même le fils de mon ancien ami M Gaulard.
            " - Vous me trouvez mourant, nous dit-il, venez-vous me rendre la vie ou recevoir mes derniers soupirs ? "
            Mon camarade fut effrayé de ce début, mais moi qui avais cent fois entendu dire à Voltaire qu'il se mourait, je fis signe à Gaulard de se rassurer. En effet, le moment d'après, le mourant nous faisant asseoir auprès de son lit :
            " - Mon ami, me dit-il, que je suis aise de vous voir ! surtout dans le moment où je possède un homme que vous serez ravi d'entendre. C'est M de l'Ecluse, le chirurgien-dentiste du feu roi de Pologne, aujourd'hui seigneur d'une terre auprès de Montargis et qui a bien voulu venir raccommoder les dents irraccommodables de Mme Denis. C'est un homme charmant. Mais ne le connaissez-vous pas ?
            - Le seul l'Ecluse que je connaisse est, lui dis-je, un acteur de l'ancien Opéra-Comique.
            - C'est lui, mon ami, c'est lui-même. Si vous le connaissez vous avez entendu cette chanson du " Rémouleur " qu'il joue et qu'il chante si bien. "
            Et à l'instant voilà Voltaire imitant l'Ecluse, et avec ses bras nus et sa voix sépulcrale, jouant le           " Rémouleur " et chantant la chanson :
                                                       Je ne sais où la mettre
                                                           Ma jeune fillette
                                                        Je ne sais où la mettre
                                                            Car on me la che...
            Nous riions aux éclats et lui toujours sérieusement :
            " - Je l'imite mal, disait-il, c'est M de l'Ecluse qu'il faut entendre, et sa chanson de la Fileuse ! et celle du Postillon ! et la querelle des Ecosseuses avec Vadé ! c'est la vérité même. Ah ! vous aurez bien du plaisir. Allez voir madame Denis. Moi, tout malade que je suis, je m'en vais me lever pour dîner avec vous. Nous mangerons un ombre-chevalier, et nous entendrons M de l'Ecluse. Le plaisir de vous voir a suspendu mes maux, et je me sens tout ranimé. "
4082102696_f7acd523ca_z            Madame Denis nous reçut avec cette cordialité qui faisait le charme de son caractère. Elle nous présenta M de l'Ecluse et à dîner Voltaire l'anima, par les louanges les plus flatteuses, à nous donner le plaisir de l'entendre. Il déploya tous ses talents, et nous en parûmes charmés. Il le fallait bien, car Voltaire ne nous aurait point pardonné de faibles applaudissements.
            La promenade dans ses jardins fut employée à parler de Paris, du Mercure, de la Bastille, dont je ne lui dis que deux mots, du théâtre, de l'Encyclopédie et de ce malheureux Le Franc, qu'il harcelait encore. Son médecin lui ayant ordonné, disait-il, pour exercice, de courre une heure ou deux, tous les matins, le Pompignan. Il me chargea d'assurer nos amis que tous les jours on recevrait de lui quelque nouvelle facétie. Il fut fidèle à sa promesse.
            Au retour de la promenade, il fit quelques parties d'échec avec M Gaulard qui, respectueusement, le laissa gagner. Ensuite il revint à parler du théâtre et de la révolution que mademoiselle Clairon y avait faite.
            " - C'est donc, me dit-il, quelque chose de bien prodigieux que le changement qui s'est fait en elle ?
              - C'est, lui dis-je, un talent nouveau. C'est la perfection de l'art, ou plutôt, c'est la nature même telle que l'imagination peut vous la peindre en beau. "
            ...... J'épuisai le peu que j'avais d'éloquence à lui inspirer pour Clairon l'enthousiasme dont j'étais plein moi-même......
            " - Eh bien ! mon ami, me dit-il avec transport, c'est comme madame Denis, elle a fait des progrès étonnants, incroyables. Je voudrais que vous lui vissiez jouer Zaïre, Alzire, Idamé ! le talent ne va pas plus loin. "
            Madame Denis jouant Zaïre ! Madame Denis comparée à Clairon ! Je tombai de mon haut, tant il est vrai que le goût s'accommode aux objets dont il peut jouir, et que cette sage maxime
                                            Quand on n'a pas ce que l'on aime,
                                             Il faut aimer ce que l'on a
est en effet non seulement une leçon de la nature, mais un moyen qu'elle se ménage pour nous procurer des plaisirs.
            ...... Le lendemain nous eûmes la discrétion de lui laisser au moins une partie de sa matinée, et nous lui fîmes dire que nous attendrions qu'il sonnât. Il fut visible sur les onze heures. Il était dans son lit encore.
            ....... Avant dîner, il me mena faire à Genève quelques visites et, en me parlant de sa façon de vivre avec les Génévois :
            " - Il est fort doux, me dit-il, d'habiter dans un pays dont les souverains vous envoient demander votre carrosse pour venir dîner avec vous. "
            Sa maison leur était ouverte. Ils y passaient les jours entiers et, comme les portes de la ville se fermaient à l'entrée de la nuit pour ne s'ouvrir qu'au point du jour, ceux qui soupaient chez lui étaient obligés d'y coucher, ou dans les maisons de campagne dont les bords du lac sont couverts.
            Chemin faisant je lui demandai comment, presque sans territoire et sans aucune facilité de commerce avec l'étranger, Genève s'était enrichie.
            " - A fabriquer des mouvements de montre, me dit-il, à lire vos gazettes, et à profiter de vos sottises. Ces gens-ci savent calculer les bénéfices de vos emprunts. "                          
            A propos de Genève il me demanda ce que je pensais de Rousseau. Je répondis que dans ses écrits il ne me semblait qu'un éloquent sophiste, et dans son caractère qu'un faux cynique qui crèverait d'orgueil et de dépit dans son tonneau, si on cessait de le regarder. Quant à l'envie qui lui avait pris de revêtir ce personnage, j'en savais l'anecdote, et je la lui contai.                      
            Dans l'une des lettres de Rousseau à M de Malesherbes, l'on a vu dans quel accès d'inspiration et d'enthousiasme il avait conçu le projet de se déclarer contre les sciences et les arts.
            " - J'allais, dit-il dans le récit qu'il fait de ce miracle, j'allais voir Diderot alors prisonnier à Vincennes. J'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouvement qui se fit en moi à cette lecture.Tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières. Des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jetèrent dans un désordre inexprimable. Je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse. Un violente palpitation m'oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant je me laisse tomber sous un arbre de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. "
            Voilà une extase éloquemment décrite. Voici le fait dans sa simplicité, tel que me l'avait raconté Diderot, et tel que je le racontai à Voltaire.
            " J'étais ( c'est Diderot qui parle ), j'étais prisonnier à Vincennes. Rousseau venait m'y voir. Il avait fait de moi son Aristarque, comme il l'a dit lui-même. Un jour, nous promenant ensemble il me dit que l'académie de Dijon venait de proposer une question intéressante et qu'il avait envie de la traiter. Cette question était :  Le rétablissement des sciences et des arts a-t-il contribué à épurer les moeurs ?
Quel parti prendrez-vous ? Il me répondit :
             - Le parti de l'affirmative.
             - C'est le pont aux ânes, lui dis-je, tous les talents médiocres prendront ce chemin-là, et vous n'y trouverez que des idées communes, au lieu que le parti contraire présente à la philosophie et à l'éloquence un champ nouveau, riche et fécond.
            - Vous avez raison, me dit-il après y avoir réfléchi un moment, et je suivrai votre conseil.
*            Ainsi, dès ce moment, ajoutai-je, son rôle et son masque furent décidés. "
            " - Vous ne m'étonnez pas, me dit Voltaire. Cet homme-là est factice de la tête aux pieds, il l'est de l'esprit et de l'âme. Mais il a beau jouer tantôt le stoïcien et tantôt le cynique, il se démentira sans cesse, et son masque l'étouffera. "
            Parmi les Génevois que je voyais chez lui, les seuls que je goûtai et dont je fus goûté furent le chevalier Hubert et Cramer, le libraire.......
            .... M de Voltaire voulut nous faire voir son château de Tornay où était son théâtre, à un quart d'heure de Genève. Ce fut l'après-dînée le but de notre promenade en carrosse. Tornay était une petite gentilhommière assez négligée, mais dont la vue est admirable. Dans le vallon le lac de Genève bordé de maisons de plaisance et terminé par deux grandes villes, au-delà dans le lointain, une chaîne de montagnes de trente lieues d'étendue, et ce Mont-Blanc chargé de neiges et de glaces qui ne fondent jamais, telle est la vue de Tornay. Là je vis de petit théâtre qui tourmentait Rousseau et où Voltaire se consolait de ne plus voir celui qui était encore plein de sa gloire..... "
            ..... - Elle vous aime encore lui dis-je, elle me l'a répété souvent, mais elle est faible et n'ose pas ou ne peut pas tout ce qu'elle veut. Car la malheureuse n'est plus aimée et peut-être qu'elle porte envie au sort de madame Denis et voudrait bien être aux Délices.
            - Qu'elle y vienne, dit-il avec transport, jouer avec nous la tragédie. Je lui ferai des rôles, et des rôles de reine. Elle est belle, elle doit connaître le jeu des passions.
            - Elle connaît aussi, lui dis-je, les profondes douleurs et les larmes amères.
            - Tant mieux ! c'est là ce qu'il nous faut, s'écria-t-il comme enchanté d'avoir une nouvelle actrice. "
            ....... et madame Denis donnant dans l'illusion priait déjà son oncle de ne pas l'obliger à céder ses rôles à l'actrice nouvelle.
            Et le soir à souper, les rois et leurs maîtresses étant l'objet de l'entretien, Voltaire en comparant l'esprit et la galanterie de la vieille cour et de la cour actuelle, nous déploya cette riche mémoire à laquelle rien d'intéressant n'échappait. Depuis madame de La Vallière jusqu'à madame de Pompadour, l'histoire-anecdote des deux règnes, et dans l'intervalle celle de la Régence, nous passa sous les yeux avec une rapidité et un brillant de traits et de couleurs à éblouir.....
            Le lendemain, c'était le dernier jour que nous devions passer ensemble, il me fit appeler dès le matin et me donnant un manuscrit :                                                         **
Résultat de recherche d'images pour "rousseau"            " - Entrez dans mon cabinet, me dit-il, et lisez cela, vous m'en direz votre sentiment. "
            C'était la tragédie de Tancrède qu'il venait d'achever. Je la lus et, en revenant le visage baigné de larmes, je lui dis qu'il n'avait rien fait de plus intéressant.
            " - A qui donneriez-vous, me demanda-t-il, le rôle d'Aménaïde ?
              - A Clairon, lui répondis-je, à la sublime Clairon, et je vous réponds d'un succès égal au moins à celui de Zaïre.
              - Vos larmes, reprit-il, me disent bien ce qu'il m'importe le plus de savoir, mais dans la marche de l'action rien ne vous a-t-il arrêté ?
              - Je n'y ai trouvé, lui dis-je, à faire que ce que vous appelez des critiques de cabinet. On sera trop ému pour s'en occuper au théâtre. "
            Heureusement il ne me parla point du style ; j'aurais été obligé de dissimuler ma pensée ; car il s'en fallait bien qu'à mon avis Tancrède fût écrit comme ses belles tragédies. Dans Rome sauvée et dans l'Orphelin de la Chine, j'avais encore trouvé la belle versification de Zaïre, de Mérope et de La Mort de César. Mais dans Tancrède je croyais voir la décadence de son style, des vers lâches, diffus, chargés de ces mots redondants qui déguisent le manque de force et de vigueur, en un mot, la vieillesse du poète. Car en lui comme dans Corneille la poésie du style fut la première qui vieillit et, après Tancrède où ce feu du génie jetait encore des étincelles, il fut absolument éteint.....
            ...... " - Rousseau, me dit-il, est connu à Genève mieux qu'à Paris. On n'y est dupe ni de son faux zèle, ni de sa fausse éloquence. C'est à moi qu'il en veut, et cela saute aux yeux. Possédé d'un orgueil outré, il voudrait que dans sa patrie on ne parlât que de lui seul. Mon existence l'y offusque ; il m'envie l'air que j'y respire et surtout il ne peut souffrir qu'en amusant quelquefois Genève je lui dérobe à lui les moments où l'on pense à moi. " .
            Devant partir au point du jour, dès que, les portes de la ville étant ouvertes, nous pourrions avoir des chevaux, nous résolûmes, avec madame Denis et MM Hubert et Cramer, de prolonger jusque-là le plaisir de veiller et de causer ensemble. Voltaire voulut être de la partie, et inutilement le pressâmes-nous d'aller se coucher ; plus éveillé que nous il nous lut encore quelques chants du poème de " Jeanne ". Cette lecture avait pour moi un charme inexprimable, car, si Voltaire, en récitant les vers héroïques, affectait selon moi , une emphase trop monotone, une cadence trop marquée, personne ne disait les vers familiers et comiques avec autant de naturel, de finesse et de grâce. Ses yeux et son sourire avaient une expression que je n'ai vue qu'à lui. Hélas ! c'était pour moi le chant du cygne, et je ne devais plus le revoir qu'expirant !

            ....... 1763........ Arrivé à l' Académie. Mais je ne vous ai pas dit quelles épines la vanité du bel-esprit avait semées sur mon chemin.
            Durant les contrariétés que j'éprouvais, madame Geoffrin était mal à son aise. Elle m'en parlait quelquefois du bout de ses lèvres pincées, et à chaque nouvelle élection qui reculait la mienne, je voyais qu'elle en avait du dépit :
            " - Eh bien ! me disait-elle, il est donc décidé que vous n'en serez point ? "
            Moi qui ne voulais pas qu'elle en fût tracassée, je répondais négligemment :
            " que c'était le moindre de mes soucis, que l'auteur de la Henriade, de Zaïre, de Mérope, n'avait été de l'Académie qu'à 50 ans passés, que je n'en avais pas 40, que j'en serais peut-être quelque jour.....
            Un jour elle me demanda :
            - Que vous a fait M de Marivaux, pour vous moquer de lui et le tourner en ridicule ?
            - Moi, madame ?
            - Oui, vous-même, qui lui riez au nez et faites rire à ses dépens.
            - En vérité, madame, je ne sais ce que vous voulez me dire.
            - Je veux vous dire ce qu'il m'a dit. Marivaux est un honnête homme qui ne m'en a pas imposé.
            - Il m'expliquera donc lui-même ce que je n'entends pas, car de ma vie il n'a été ni présent, ni absent
l'objet de mes plaisanteries.
            - Eh bien  voyez le donc ! et tâchez, me dit-elle, de le dissuader car, même dans ses plaintes, il ne dit que du bien de vous.
            En traversant le jardin du Palais-Royal, sur lequel il logeait, je le vis, et je l'abordai.
            ...... Il eut d'abord quelque répugnance à s'expliquer....... La mort m'enleva son suffrage, mais s'il me l'avait accordé, il se serait cru généreux.

***         Je ne mets pas au nombre de mes sociétés particulières l'assemblée qui se tenait les soirs chez mademoiselle l'Espinasse car, à l'exception de quelques amis de d'Alembert comme le chevalier de Chastellux, l'abbé Morellet, Saint-Lambert et moi, ce cercle était formé de gens qui n'étaient point liés ensemble. Elle les avait pris ça et là dans le monde, mais si bien assortis que, lorsqu'ils étaient là, ils s'y trouvaient en harmonie........ Et remarquez bien que les têtes qu'elle remuait à son gré n'étaient ni faibles, ni légères, les Condillac et les Turgot étaient du nombre...... son talent d'amener de nouvelles idées et de varier l'entretien...... ce talent dis-je n'était pas celui d'une femme vulgaire.
            L'histoire d'une personne aussi singulièrement douée que l'était Mlle l'Espinasse doit être pour vous, mes enfants, assez curieuse à savoir. Le récit n'en sera pas long.
            Il y avait à Paris une marquise du Deffand, femme pleine d'esprit, d'humeur et de malice. Galante et assez belle dans sa jeunesse, mais vieille dans le temps dont je vais parler, presque aveugle, et rongée de vapeurs et d'ennui. Retirée dans un couvent avec une étroite fortune, elle ne laissait pas de voir encore le grand monde où elle avait vécu. Elle avait connu d'Alembert chez son ancien amant, le président Hénault, qu'elle tyrannisait encore et qui, naturellement très timide, était resté esclave de la crainte longtemps après avoir cessé de l'être de l'amour. Madame du Deffand, charmée de l'esprit et de la gaîté de d'Alembert, l'avait attiré chez elle et si bien captivé qu'il en était inséparable. Il logeait loin d'elle, et il ne passait pas un jour sans l'aller voir.
            Cependant pour remplir sa solitude madame du Deffand cherchait une jeune personne bien élevée et sans fortune qui voulût être sa compagne et, à titre d'amie, c'est-à-dire de complaisante, vivre avec elle dans son couvent.. Elle rencontra celle-ci. Elle en fut enchantée, comme vous croyez bien. D'Alembert ne fut pas moins charmé de trouver chez sa vieille amie un tiers aussi intéressant......
            ..... Ils étaient tous les deux ce qu'on appelle enfants de l'amour. Je vis leur amitié naissante, lorsque madame du Deffand les menait avec elle souper chez mon amie, madame Harenc. Et c'est de ce temps-là que datait notre connaissance. Il ne fallait pas moins qu'un ami tel que d'Alembert pour adoucir et rendre supportable à Mlle l'Espinasse la tristesse et la dureté de sa condition, car c'était peu d'être assujettie à une assiduité perpétuelle auprès d'une femme aveugle et vaporeuse. Il fallait, pour vivre avec elle, faire comme elle du jour la nuit, et de la nuit le jour, veillez à côté de son lit, et l'endormir en faisant la lecture. Travail qui fut mortel à cette jeune fille naturellement délicate et dont jamais depuis sa poitrine épuisée n'a pu se rétablir. Elle y résistait cependant, lorsqu'arriva l'incident qui rompit la chaîne.
            Madame du Deffand, après avoir veillé toute la nuit chez elle-même ou chez madame du Luxembourg, qui veillait comme elle, donnait tout le jour au sommeil, et n'était visible que vers les six heures du soir. Mlle l'Espinasse, retirée dans sa petite chambre sur la cour du même couvent ne se levait guère qu'une heure avant sa dame. Mais cette heure si précieuse, dérobée à son esclavage, était employée à recevoir chez elle ses amis personnels, d'Alembert, Chastellux, Turgot et moi de temps en temps. Or, ces messieurs étaient aussi la compagnie habituelle de madame du Deffand, mais ils s'oubliaient quelquefois chez Mlle l'Espinasse, et c'était des moments qui lui étaient dérobés. Aussi ce rendez-vous particulier était-il pour elle un mystère, car on prévoyait bien qu'elle en serait jalouse.. Elle le découvrit. Elle en fit les haut cris......
            Leur séparation fut brusque, mais Mlle l'Espinasse ne resta point abandonnée. Tous les amis de madame du Deffand étaient devenus les siens..... Le président Hénault lui-même se déclara pour elle. La duchesse de Luxembourg donna le tort à sa vieille amie, et fit présent d'un meuble complet à Mlle l'Espinasse
dans le logement qu'elle prit. Enfin, par le duc de Choiseul, on obtint pour elle, du roi, une gratification annuelle qui la mettait au-dessus du besoin et les sociétés de Paris les plus distinguées se disputèrent le bonheur de la posséder.
            D'Alembert...... se livra tout entier à sa jeune amie. Ils demeuraient loin l'un de l'autre, et quoique dans le mauvais temps il fût pénible pour d'Alembert de retourner le soir de la rue de Belle-Chasse à la rue Michel-le-Comte où logeait sa nourrice, il ne pensait point à quitter celle-ci. Mais chez elle il tomba malade et assez dangereusement......son logement chez sa vitrière était une petite chambre mal éclairée, mal aérée..... Wetelet lui en offrit un dans son hôtel voisin du boulevard du Temple. Il y fut transporté. Mlle l'Espinasse, quoi qu'on en pût penser et dire, s'établit sa garde-malade. Personne n'en pensa et n'en dit que du bien.......
            Mlle l'Espinasse, avec tous les moyens qu'elle avait de séduire.... il lui parut possible que quelqu'un fut assez épris d'elle pour vouloir l'épouser..... ambitieuse espérance plus d'une fois trompée.....
            ....... Je vivais au milieu des femmes les plus séduisantes, sans tenir à aucune par les liens de l'esclavage......  Cependant, quelque intéressante que fût pour moi, du côté de l'esprit la société de ces femmes, elle ne me faisait pas négliger d'aller fortifier mon âme, fortifier, élever, entendre, agrandir ma pensée et la féconder dans une société d'hommes ;..... Diderot, Rousseau, Buffon.
            Je n'ai jamais bien su pourquoi d'Alembert se tint éloigné de la société dont je parle.
            Jean-Jacques Rousseau et Buffon furent d'abord quelque temps de cette société philosophique, mais l'un rompit ouvertement, l'autre avec plus de ménagement et d'adresse, se retira et se tint à l'écart.......
            Buffon environné chez lui de complaisants et de flatteurs, et accoutumé à une déférence obséquieuse pour ses idées systématiques, était quelquefois désagréablement surpris de trouver parmi nous moins de révérence et de docilité. Je le voyais s'en aller mécontent des contrariétés qu'il avait essuyées. Avec un mérite incontestable il avait un orgueil et une présomption égale au moins à son mérite.Gâté par l'adulation..... il avait le chagrin de voir que les mathématiciens, les chimistes, les astronomes ne lui accordaient qu'un rang très inférieur parmi eux, que les naturalistes eux-mêmes étaient peu disposés à le mettre à leur tête, et que, parmi les gens de lettres il n'obtenait que le mince éloge d'écrivains élégant et de grand coloriste......
            Buffon..... travaillant à part sa fortune chez les ministres et sa réputation dans les cours étrangères, d'où, en échange de ses ouvrages, il recevait de beaux présents......
            ...... Rousseau, prévoyant qu'avec des paradoxes colorés de son style, animés de son éloquence, il lui serait facile d'entraîner avec lui une foule d'enthousiastes, conçut l'ambition de faire secte. Et, au lieu d'être simple associé à l'école philosophique, il voulut être chef et professeur unique d'une école qui fût à lui..... Il avait essayé pour attirer la foule de se donner un air de philosophe antique. D'abord en vieille redingote, puis en habit d'Arménien, il se montrait à l'Opéra, dans les cafés, aux promenades. Mais ni sa petite perruque sale et son bâton de Diogène, ni son bonnet fourré, n'arrêtaient les passants. Il lui fallait un coup d'éclat pour avertir les ennemis des gens de lettres, et singulièrement de ceux qui étaient notés du nom de philosophes, que J.J. Rousseau avait fait divorce avec eux..... Ce fut donc peu pour lui de se séparer de Diderot et de ses amis, il leur dit des injures, et par un trait de calomnie lancé contre Diderot, il donna le signal de la guerre.....
            Cependant leur société, consolée de cette perte..... trouvait en elle-même les plaisirs les plus doux que puissent procurer la liberté de la pensée et le commerce des esprits...... il est des objets révérés et inviolables qui jamais n'y étaient soumis au débat des opinions. Dieu, la vertu, les saintes lois de la morale naturelle, n'y furent jamais mis en doute, du moins en ma présence........ C'était là que Galiani était..... que le chimiste Roux nous révélait, en homme de génie, les mystères de la nature. C'était là que le baron d'Holbach, qui avait tout lu.... versait abondamment les richesses de sa mémoire, c'était là surtout qu'avec sa douce et persuasive éloquence, et son visage étincelant du feu de l'inspiration, Diderot répandait sa lumière..... Qui n'a connu Diderot que dans ses écrits, ne l'a point connu...... Il écrivait de verve avant d'avoir rien médité ; aussi a-t-il écrit de belles pages, comme il disait lui-même, mais il n'a jamais fait un livre......
            Cet homme, l'un des plus éclairés du siècle, était encore l'un des plus aimables.....
            Vous devez comprendre combien il était doux pour moi de faire deux ou trois fois la semaine, d'excellents dîners en aussi bonne compagnie. Nous nous en trouvions si bien que, lorsque venaient les beaux jours, nous entremêlions ces dîners de promenades philosophiques en pique-nique dans les environs de Paris, sur les bords de la Seine, car le régal de ces jours-là était une ample matelote..... le plus souvent Saint-Cloud, nous y descendions le matin en bateau, respirant l'air de la rivière, et nous en revenions le soir à travers le bois de Boulogne. Vous croyez bien que dans ces promenades la conversation languissait rarement
            Un fois, m'étant trouvé seul avec Diderot, à propos de la lettre à d'Alembert sur les spectacles, je lui témoignai mon indignation de la note que Rousseau avait mise à la préface de cette lettre.....
            " - Jamais, lui dis-je, entre vous et Rousseau mon opinion ne sera en balance. Je vous connais et je crois le connaître. Mais, dîtes-moi par quelle rage et sur quel prétexte il vous a si cruellement outragé.
              - Retirons-nous, me dit-il, dans cette allée solitaire. Là je vous confierai ce que je ne dépose que dans le sein de mes amis. "


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                                                                          fin du livre septième
                                                                                                  à suivre
                                                                                 Livre huitième

            Lorsque Diderot se vit seul avec moi......