Constantinople
J'ai vu Constantinople étant petite fille
Je m'en souviens un peu
Je me souviens d'un vase où la myrrhe grésille
Et d'un minaret bleu.
Je me souviens d'un soir aux Eaux-Douces d'Asie
Soir si traînant, si mou
Que déjà, comme un chaud serpent la Poésie
S'enroulait à mon cou.
Une barque passa, pleine de friandises
O parfums balancés.
Des marchands nous tendaient des pâtes de cerises
Et des cédrats glacés.
Une vieille faisait cuire des aubergines
Sur l'herbe, sous un toit.
Le ciel du soir était plus beau qu'on n'imagine,
J'avais pitié de moi.
Et puis j'ai vu cerné d'arbres et de fontaines,
Un palais rond et frais.
Des salons où luisait une étoile d'ébène
Au milieu des parquets.
Un lustre clair tintait au plafond de la salle
Quand on marchait trop fort ;
J'étais ivre d'ardeur, de pourpre orientale
Mais j'attendais encore.
J'attendais le bonheur que les petites filles
Rêvent si fortement
Quand l'odeur du benjoin et des vertes vanilles
Évoque un jeune amant ;
Je cherchais quelle aimable et soudaine aventure
Quel enfantin vizir
Dans ce palais plus tendre et frais que la nature
Allait me retenir.
Ah ! si, tiède d'azur, la terre occidentale
Est paisible en été,
Les langoureux trésors que l'Orient étale
Brûlent de volupté.
O senteurs des bazars ;
Vergers sur le Bosphore, ou des raisins étranges
Sont roses comme un fard.
Vie indolente et chaude, amoureuse et farouche,
Où tout le jour on dort,
Où la nuit, les désirs sont des chiens, dont la bouche,
Se provoque et se mord.
Figuiers d'Amaout-keuï, azur qui luit et tremble,
Monotone langueur
De contempler sans trêve un horizon qui semble
Consacré au bonheur.
Hélas ! Pourquoi faut-il que les beaux paysages
de rayons embrasés,
Penchent si fortement les mains et les visages
Vers les mortels baisers ?
Tombes où des turbans coiffent les blanches pierres
O morts qui sommeillez,
Ce n'est pas le repos, la douceur, les prières
Que vous nous conseillez.
Vous nous dîtes " Vivez, ce que contient le monde
De sucs délicieux,
On le boit à la coupe émouvante et profonde
Des lèvres et des yeux.
" La beauté du ciel turc, des cyprès, des murailles
Nul ne peut l'enfermer
Mais le bel univers se répand et tressaille,
Dans des regards pâmés.
L'immense odeur du musc, du cèdre et de la rose
Glisse comme le vent ;
Mais l'Amour, de ses doigts divins la recompose
Au creux d'un chaud divan.
Sainte-Sophie, avec ses forêts de lumière
Et ses bosquets d'encens
Se laisse contempler et toucher tout entière
Sur un corps languissant. "
Vous me brûlez les os,
Hélas ! je vous entends, morts de la terre chaude,
Depuis mes premiers ans toute mon âme rôde
Auprès de vos tombeaux.
J'étais faite pour vivre au bord de l'eau profane
Sous le soleil pressant
Consacrant chaque soir à la jeune Diane
La ville du Croissant.
J'étais faite pour vivre en mangeant des pignolles
Sous le frêle prunier
Où Xanthé préparait, enfant joueuse et molle,
Le coeur d'André Chénier.
J'étais faite pour vivre en ses voiles de soi
Et sous ces colliers verts,
Qui serrent faiblement, qui couvrent et qui noient
Des bras toujours ouverts.
La douce perfidie et la ruse subtile
Auraient conduit mes jeux
Dans les jardins secrets où l'ardeur juvénile
Jette un soupir joyeux.
On n'aurait jamais su ma peine ou mon délire
Je n'aurais pas chanté,
J'aurais tenu sur moi comme une grande lyre
Les soleils de l'été.
Peut-être que ma longue et profonde tristesse
Qui va priant, criant,
N'est que dur besoin,qui m'afflige et m'oppresse,
De vivre en Orient ?
Anna de Noaïlles
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