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Narcisse
Narcisse se dissipait. De sa beauté interminablement
se détachait la proximité de son être,
condensée comme le parfum de l'héliotrope.
Mais il lui était prescrit de se voir.
Il s'enivrait de ce qui échappait de lui
et n'était plus contenu dans le vent ouvert
et refermait, enchanté, le cycle des formes
et s'annulait et ne pouvait plus être.
1913
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Pour le Docteur Landolt
Comment une telle oeuvre ne voudrait-elle
durer, accueillie qu'elle fut comme vous l'accueillîtes.
Un chef-d'oeuvre ? Mais non. Une petite chose,
une petite coupe puisée au trop-plein
de l'heureuse rivière. Quant à ma part :
le reflet de la coupe. De quoi remplie ?
De reflets de cette chose sans nom
dont souffrit la célèbre cordière.
Roses en miroirs. Roses lyonnaises
de mil cinq cent cinquante ! Chaque pas,
du léger pas de danse au lourd pas qui se traîne,
se serait-il à la terre transmis ?
Elle-même peut-être et non ce qui s'attarde
en des vers, se suscite l'adepte impressionnable
qui croit profondément et qui, dans sa croyance
répète le fragment d'amour et son centuple ;
et voilà qu'à l'instar de l'orfèvre il recourt au vif,
énigmatique feu qui en charbon ne se consume
1926 ( février )
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Une suite à la coupe de Roses
Elles enrichissaient l'espace, toujours plus plein, plus saturé.
Roses qui s'attardaient : soudain elles s'effeuillent. *
Le soir, peut-être. La chute résolue des pétales évoque
au manteau de la cheminée un applaudissement discret.
Applaudissent-ils le temps, qui si tendrement les tua ?
Eurent-ils assez de durée, eux qui trop tôt nous échappent ?
Vous, les plus rouges sont rougis jusqu'au noir,
et aux plus blêmes est advenue toute pâleur.
Et maintenant : leur au-delà commence entre les pages des livres;
un invincible arôme hante l'armoire et le tiroir,
pénètre en une chose qui nous sert, insinue dans les draps pliés
ce qui des roses nous saisit, ce qui dans les roses sombra.
Val-Mont 1926 15 février
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CHAT
Chat d'étalage, âme qui confère
à tant d'objets épars son rêve lent, **
et qui se prête, en conscience-mère,
à tout un monde inconscient.
Silence chaud et fauve, qui s'impose
à ce mutisme mutilé,
et qui remplit l'orphelinat des choses
d'un fier dédain à être caressé...
Elle s'endort d'un air si intégral
entre cristaux, faïences et dorure,
que le dessin plaintif de leurs fêlures
semble signé d'un malheur magistral.
Paris 1925 mai
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La Coupe de Roses
Tu as vu flamber la colère, tu as vu
deux garçons confondus en une seule masse, ***
toute pétrie de haine et se roulant par terre,
ainsi qu'un animal sous l'assaut des abeilles,
tu vis des comédiens, des pitres haut dressés,
des chevaux furieux qui s'effondraient soudain
le regard rejeté, hurlante la mâchoire,
comme si de leur gueule allait jaillir leur crâne.
Mais tu sais maintenant oublier tout cela
car devant toi, si pleine, est la coupe de roses,
elle est inoubliable et jusqu'au bord remplie
d'un immense trésor d'être et d'inclination,
d'offrande, de don impossible, de présence,
qui peut devenir nôtre : immense aussi pour nous.
Silencieuse vie, ouverture sans fin,
quête d'espace, sans rien prendre à cet espace
qui est autour de nous grignoté par les choses,
être sans nul contour, comme un espace libre
et tout intérieur et rempli jusqu'au bord
d'une étrange tendresse et d'intimes reflets :
connaissons-nous une chose semblable ?
Et cette chose, aussi : que naisse un sentiment
rien que dans le contact de pétale à pétale ?
Et ceci : qu'un pétale ainsi qu'une paupière
s'ouvre, et qu'il n'y ait dessous que des paupières
fermées, comme cherchant par un sommeil multiple,
à voiler l'acuité d'un regard intérieur.
Et avant tout ceci : qu'à travers ces pétales
le jour doive passer. En mille cieux cueillie,
ils filtrent lentement cette goutte de l'ombre
et son reflet, touchant le faisceau emmêlé
des étamines, les agite et les soulève.
Et l'art du mouvement qu'ont les roses, regarde :
des gestes oscillant d'un angle si infime,
qu'ils resteraient invisibles si leurs rayons
n'allaient pas se répandre au coeur de l'univers.
Vois cette blanche, tout heureuse d'être éclose
et qui est là, dans les sépales grands ouverts,
tout comme une Vénus dans sa conque dressée ;
et celle qui rougit et qui, comme troublée,
se détourne vers une rose plus distante, ****
qui, insensible, se replie en sa fraîcheur ;
vois la froide qui s'enveloppe en elle-même,
près des ouvertes rejetant toute vêture.
Ce qu'elles quittent, vois, est léger ou bien lourd,
comme un manteau, une aile, un masque ou un fardeau
peuvent tour à tour l'être ; et comme elles le quittent,
vois ! on dirait que c'est sous les yeux d'un amant.
Leur être est si divers : la jaune qui est là,
creuse et ouverte, ne fut-elle pas l'écorce
d'un fruit qui contenait, mais plus dense et plus rouge,
presque orange, ce jaune instillé en son jus ?
Et pour cet autre, était-ce trop de s'épanouir,
car au contact de l'air son indicible rose
du mauve avait capté l'arrière-goût amer ?
Et cette rose de batiste est bien l'habit
dans lequel reste encor l'odeur chaude et subtile
de la chemise avec laquelle il fut jeté
dans l'ombre du matin, au bois, près du vieux lac.
Et celle-ci encor, porcelaine opaline,
fragile et basse telle une coupe de Chine,
toute couverte de petits papillons clairs,
et enfin celle qui ne contient qu'elle-même.
Et toutes, en un sens, en elles se contiennent,
si ce sens est de transformer tout le réel,
le vent, la pluie et la patience du printemps,
la faute, l'inquiétude et le destin masqué,
toute l'obscurité de la terre, le soir,
les nuages changeants, leur fuite et leur approche
et des astres lointains l'incertaine influence,
en un monde intérieur qui tient dans une main.
Il loge, maintenant, serein, au coeur des roses.
Capri 1907 1er janvier
Rainer Maria Rilke
( extraits oeuvres poétiques collection la pléiade gallimard )
* papillesetpupilles.fr
** bleunordique.canalblog.com
*** legorafi.fr
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