jeudi 7 mars 2019

Incidents Daniil Harms extraits ( nouvelles Russie )




                                                      I N C I D E N T S
                                                             

            Daniil Harms auteur russe est mort à 36 ans en 1942 dans un hôpital psychiatrique où il avait été interné, considéré comme anti-soviétique. Depuis réhabilité en 1956 ses textes paraissent en Russie et sont traduites dans plusieurs langues. Les membres de l'Oulipo ne le renieraient sans doute pas. Absurdité des petits ou grands moments du quotidien, très courts textes parfois. Extraits d'Incidents.


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                                                               Alter Ego

                                                       La période d'incubation

            Je suis resté quatre mois dans la couveuse. La seule chose dont je me souvienne, c'est qu'elle était en verre, transparente, avec un thermomètre. J'étais assis à l'intérieur sur un coussin d'ouate. Je ne me rappelle plus rien d'autre.
            Au bout des quatre mois on m'a sorti de la couveuse. C'était justement le 1er janvier 1906,.....
Et c'est le 1er janvier qu'on a pris l'habitude de fêter mon anniversaire..

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                                                     Je suis né au milieu des joncs

            Je suis né au milieu des joncs. Comme une souris. Ma mère m'a accouché puis elle m'a laissé dans l'eau. Et l'eau m'a entraîné. Un poisson quatre fois moustachu n'arrêtait pas de tourner autour de moi. Je me suis mis à chialer. Le poisson pleurait aussi comme une madeleine. Tout à coup nous avons vu du gruau qui flottait sur l'eau. Nous l'avons mangé et, ensuite, nous avons éclaté de rire. On s'amusait comme des fous. Emportés par le courant nous avons rencontré un crabe. Un crabe énorme, et très vieux, qui tenait une hache entre ses pinces. Et, derrière le crabe, il y avait une grenouille, toute nue.
            - Pourquoi est-ce que tu te balades toujours à poil ? lui a demandé le crabe Tu devrais avoir honte !
            - Et pourquoi ça ? a répondu la grenouille. Pourquoi devrions-nous avoir honte de ce corps si beau que nous a donné la nature, alors que nous n'avons jamais honte de toutes les saletés que nous commettons dans la vie ?
            - Tu as certainement raison, a dit le crabe, et je ne sais pas quoi te répondre. Posons la question à un homme, si tu es d'accord, parce que les hommes en savent beaucoup plus que nous. Nous autres nous ne sommes intelligents que dans les fables qu'ils écrivent sur nous. Si bien que même là l'intelligent c'est lui, l'homme, mais pas nous.
            C'est alors que le crabe m'a aperçu, et il s'est exclamé :                

            - Pas besoin d'aller chercher loin, en voici justement un d'homme !
            Le crabe m'a demandé, en s'approchant de moi :
            - Est-ce qu'il faut avoir honte de son corps nu ? Réponds-nous, puisque tu es un homme.
            - Je suis un homme, c'est vrai, et je vais vous répondre tout de suite : il ne faut pas avoir honte de son corps nu.

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                                                      Cher Sacha, dans celle-ci...

           Cher Sacha, dans celle-ci ( je dis " dans celle-ci " par concision, mais je sous-entends " dans cette lettre " ) je ne vais t'entretenir que de moi-même. A proprement parler, je voudrais te décrire mon existence. Vraiment dommage que je ne t'aie pas écrit ma précédente lettre, car je t'y aurais raconté tout ce que j'ai dû omettre ici.
            Essayons de procéder par comparaison. Mettons que tu vis là-bas, à Achkhabad, de telle ou telle façon. Pour faire bref, disons que tu vis " comme cela ". Et moi je vis ici, disons pour abréger
" comme ceci et cela ". C'est moi qui ai choisi cette façon de désigner l'une et l'autre chose, afin que cela soit plus commode d'en parler par la suite. Si tu juges que les expressions " comme cela " et
" comme ceci et cela " sont peu commodes, on peut dire ainsi : tu vis d'une certaine façon, moi je vis aussi d'une certaine façon mais autrement. Si tu veux, restons-en à cette dernière formule.
            Supposons que je ne vive pas " d'une certaine façon mais autrement ", mais que je vive plutôt de la même manière que toi. Que s'ensuit-il ? Imaginons, et pour simplifier les choses oublions tout de suite ce que nous venons d'imaginer. Voyons maintenant ce qui en résulte. Ah, j'ai failli oublier de te dire que j'ai acheté un manteau qui m'est tout à fait inutile. Du reste il vaut mieux que je te le raconte une autre fois. Igor est venu en visite.

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                                               Nous logions dans deux pièces...

  
            Nous logions dans deux pièces. Mon ami occupait la plus petite, l'autre était plus spacieuse, avec trois fenêtres. Mon ami restait dehors des journées entières, ne rentrait que pour dormir. Je passais au contraire tout mon temps dans la chambre et, s'il m'arrivait de sortir ce n'était que pour aller à la poste ou pour m'acheter quelque chose à manger. En outre j'avais attrapé une pleurésie sèche, ça ne faisait que me clouer davantage à la maison.
            J'aime être seul. Mais au bout d'un mois j'en eus assez de cette solitude. Aucun livre ne pouvait me distraire, et je restais longtemps assis à ma table sans tracer une seule ligne. Je reprenais un livre, et le papier restait vierge. Et puis, cette fichue maladie ! Bref, je commençais à m'ennuyer ferme.
            La ville où je vivais à cette époque ne me plaisait pas le moins du monde. Elle se dressait sur une grande colline et on y avait de partout des vues de cartes postales. Moi, ces vues me donnaient la nausée, si bien que j'étais content de rester enfermé chez moi. D'ailleurs, à part le bureau de poste, le marché et le magasin d'alimentation, je ne vois pas où j'aurais pu aller.
            Donc, j'étais chez moi comme dans une geôle.
            Certains jours je restais même sans manger. Alors, je faisais tout pour me mettre de bonne humeur. Je m'allongeais sur le lit et je souriais. Je souriais pendant une vingtaine de minutes d'affilée, mais mon sourire se transformait tout à coup en bâillement. C'était vraiment désagréable. J'ouvrais la bouche juste assez pour un sourire, mais elle s'élargissait d'elle-même jusqu'à me faire bâiller. Je me mettais aussitôt à rêver.
            Je voyais devant moi une cruche remplie de lait et des morceaux de pain blanc. Et je me voyais aussi à la table en train d'écrire rapidement. Sur la table, sur les chaises et sur le lit, des tas de feuilles noircies. Je continuais d'écrire en faisant parfois des clins d'oeil et en souriant à quelque pensée secrète. C'était agréable d'avoir près de moi ce pain et ce lait, et une boîte en noyer pleine de tabac !
            J'ai ouvert la fenêtre et contemplé le jardin. Des fleurs jaunes et violettes poussaient juste devant la maison. Plus loin, c'étaient des fleurs de tabac et un grand marronnier d'allure martiale. Et au-delà il y avait un verger.
            Il se faisait un grand silence interrompu seulement par les trains qui chantaient au pied de la colline.
            Ce jour-là je n'ai rien pu faire, je ne pouvais que déambuler dans la pièce, puis je m'asseyais à la table, mais c'était pour me lever tout de suite et aller m'asseoir dans le fauteuil à bascule. Je prenais un livre et le lâchais aussitôt, puis je recommençais à faire les cent pas.
            Il me sembla soudain que j'avais oublié quelque chose, un incident ou un mot important.
            Je voulais à tout prix retrouver ce mot, et je commençais même à croire que la première lettre était un M. Non, pas un M, plutôt un R.
            Raison ? Rabat-joie ? Rame ? Râteau ? Ou bien Mentalité ? Martyr ? Matière ?
            Non, la lettre R, bien sûr, à condition qu'il s'agisse d'un mot !
            Je me suis fait du café en chantant des mots en R. Oh, combien de mots j'ai trouvés qui commençaient par cette lettre ! Peut-être celui que je cherchais était-il parmi eux, sauf que je ne l'ai pas reconnu, croyant qu'il était comme tous les autres. Ou peut-être ce mot n'existe même pas.


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                                                       J'ai entendu cette expression...    
          

            J'ai entendu cette expression : " Saisis l'instant au vol ! "                 

            Facile à dire, pas facile à faire. A mon avis, cette expression n'a pas de sens. On ne peut pas, en effet, appeler à faire l'impossible.
            Je dis cela avec certitude parce que j'ai pu en faire moi-même l'expérience. J'ai essayé de saisir l'instant au vol, mais je n'ai rien saisi, et n'ai fait que casser ma montre. Je sais maintenant que c'est impossible.
            De même il est impossible de " saisir l'époque ", parce que c'est aussi un instant, sauf qu'il est un peu plus long.
            Autre chose est de dire : " Fixez ce qui se passe à cet instant ", c'est tout à fait autre chose.
            Voyez par exemple : un, deux, trois ! Rien ne s'est produit ! Et c'est justement cet instant où rien ne s'est produit que j'ai fixé et gravé en moi.
            Je l'avais dit à Zabolotski. Ça lui a beaucoup plu, tellement même qu'il est resté assis toute la journée à compter : un, deux, trois ! En constatant que rien ne s'était produit.
            Schwartz a surpris Zabolotski en train de s'adonner à cette occupation. Et lui aussi s'est intéressé à cette façon originale de fixer ce qui se produit à notre époque, vu que l'époque est toute constituée d'instants.
            J'attire toutefois votre attention sur le fait que l'inventeur de cette méthode, c'est moi. Encore moi ! toujours moi ! Étonnant n'est-ce pas ?
            Ce que les autres font avec le plus grand mal, j'y parviens sans la moindre peine.
            Je sais même voler. Mais je ne vais pas vous le raconter parce que, de toute façon, personne ne voudra me croire.


                                                                                   Daniil Harms
                                                                                      
                                                                                    ( extraits 1 de Incidents )

 
                                             
         



    

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