samedi 20 avril 2019

Deux en un Anton Tchekhov ( Nouvelle Russie )


natalja.net

                                       Deux en Un

            Ne croyez pas ces judas, ces caméléons. Aujourd'hui il est plus facile de perdre la foi que de perdre un vieux gant. Et je l'ai perdue.
            C'était le soir. J'étais dans le tramway. En tant que personnage haut placé, il ne me convient pas de voyager en tramway, mais cette fois-là je portais une grande pelisse avec un col de martre dans lequel je pouvais me cacher. Et puis, vous savez, ça coûte moins cher. Bien qu'il fût tard et qu'il fît froid le wagon était bondé. Personne ne m'avait reconnu, le col de martre m'assurait l'incognito.
            Je somnolais et observais les bons bougres autour de moi
            " Non, ce n'est pas lui, me disais-je en avisant un petit bonhomme en miteux manteau de lièvre. Ce n'est pas lui ! Si, c'est lui ! Lui ! "
            Tout en réfléchissant, je croyais et je n'en croyais pas mes yeux.
             L'homme en lièvre miteux ressemblait terriblement à Kapitonytch, l'un de mes greffiers. C'est un être chétif, accablé, écrasé. Il ne vit que pour ramasser les mouchoirs tombés et vous souhaiter bonne fête. Il est jeune mais il a le dos en arc de cercle, les genoux toujours fléchis, les mains pleines de taches, les bras au garde-vous. Son visage semble avoir été coincé dans une porte ou cinglé à coups de chiffon mouillé. Il est maussade et pitoyable. En le voyant on a envie de chanter Loutchinouchka et de gémir. Quand il me voit il tremble, pâlit, comme si je voulais l'égorger ou le manger, et quand je lui secoue les puces, il se ratatine et tremble de tous ses membres.
            Je ne connais pas de créature plus humble, plus silencieuse et plus insignifiante. Je ne connais même pas d'animal aussi doux.                                                               
            Le bonhomme en lièvre miteux me le rappelait fortement  c'était tout à fait lui ! Seulement, il n'était pas aussi voûté, ne    semblait pas accablé, se tenait avec désinvolture et, le plus révoltant de tout, discutait politique avec son voisin. Tout le wagon l'écoutait.
            - Gambetta est mort, disait-il pivotant du torse et moulinant des bras. Bismarck, ça l'arrange. C'est que Gambetta avait des idées derrière la tête. Il aurait fait la guerre aux Allemands et leur aurait fait payer les dommages. Parce que c'était un génie. Il était français, mais il avait l'âme russe. Un talent !
            Ah, la saleté !
            Il ne lâcha Bismarck que pour se jeter sur le receveur qui passait encaisser les billets.
            - Pourquoi fait-il si sombre dans ce wagon ? Vous n'avez donc pas de bougies ? Qu'est-ce que c'est que ce désordre ? Il n'y a personne pour vous apprendre à vivre ! Vous en auriez pris pour votre grade à l'étranger. Ce n'est pas le public qui est à votre service, c'est vous qui êtes au sien, nom de chien ! Je ne comprends pas ce que font vos chefs !
            Un instant après, il exigea que nous nous poussions tous.
             - Poussez-vous, on vous dit ! Cédez une place à Madame. Un peu de politesse ! Receveur !
Par ici, receveur ! Vous lui prenez de l'argent, alors donnez-lui une place ! C'est honteux !
            - Défense de fumer ! lui cria le receveur.
            - Sur l'ordre de qui ? De quel droit ? Vous portez atteinte à la liberté des gens. Je ne permettrai à personne d'attenter à la mienne. Je suis un homme libre !
            Ah, sacrée canaille ! Je regardais sa petite gueule médiocre et n'en croyais pas mes yeux. Non, ce n'était pas lui. Ce n'était pas possible. L'autre ne connaissait pas de mots comme " Gambetta " ou
" liberté ".  expressio.fr
            - Il n'y a pas à dire, il est beau, notre ordre ! dit-il en jetant sa cigarette. Allez vivre avec ces messieurs-là ! Ils sont obsédés par la forme, par la lettre. Formalistes, philistins ! A l'assassin !
            Je ne pus résister, j'éclatai de rire, ce qu'entendant il me lança un hâtif coup d'oeil et sa voix frémit. Il avait reconnu mon rire, et sans doute aussi ma pelisse. Instantanément, son dos se voûta, sa figure s'aigrit, ses mains s'étirèrent, au garde-à-vous, ses jambes fléchirent.
            Il avait changé en un tourne-main ! Je ne doutais plus : c'était lui, mon greffier. Il s'assit et enfouit son petit nez dans son manteau de lièvre.
            A présent je regardais son visage.
            " Se peut-il, me dis-je, que ce petit être désolé, aplati, sache articuler des mots comme
" philistin " ou " liberté ". Hein ? Cela se peut-il ? Hé oui ! Invraisemblable, mais vrai. Ah, canaille ! "
            Après cela faites confiance à de tels caméléons !
            Moi, c'est fini. Suffit, vous ne m'aurez plus !


 *  theatredesombres.free.fr
                                                   Tchekhov

                                                                      ( 18 janvier 1883 )

        

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