Conte. 1è parution dans Gil Blas le 25 nov. 1883 puis dans
le recueil " Miss Harriet " en
1884.
Maupassant né en Seine Maritime élevé ainsi que son frère à
Etretat par sa mère après la séparation de ses parents dépeint ici le monde
rural qu'il connait.
Sur toutes les
routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes s'en venaient vers le bourg
; car c'était le jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles, tout le
corps en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes torses, déformées par
les rudes travaux, par la pesée sur la
charrue qui fait en même temps monter l'épaule gauche et dévier la taille, par
le fauchage des blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide,
par toutes les besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue,
empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignées d'un petit dessin de fil blanc, gonflée
autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à s'envoler, d'où
sortaient une tête, deux bras et deux pied.
Les uns tiraient
au bout d'une corde une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l'animal, lui
fouettaient les reins d'une branche encore garnie de feuilles, pour hâter sa
marche. Elles portaient au bras de larges paniers d'où sortaient des têtes de
poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d'un pas plus
court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans un
petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête enveloppée d'un
linge blanc collé sur les cheveux et surmonté d'un bonnet.
Puis, un char à
bancs passait, au trot saccadé d'un bidet, secouant étrangement deux hommes
assis côte à côte et une femme dans le fond du véhicule, dont elle tenait le
bord pour atténuer les durs cahots.
Sur la place de
Goderville, c'était une foule, une cohue d'humains et de bêtes mélangés. Les
cornes de boeufs, les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches et les
coiffes des paysannes émergeaient à la surface de l'assemblée. Et les voix
criardes, aigues, glapissantes, formaient une clameur continue et sauvage que
dominait parfois un grand éclat poussé par la robuste poitrine d'un campagnard
en gaieté, ou le long meuglement d'une vache attachée au mur d'une maison.
Tout cela sentait
l'étable, le lait lait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette
saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens des champs.
Maître
Hauchecorne, de Bréauté, venait d'arriver à Goderville, et il se dirigeait vers
la place, quand il aperçut par terre un petit bout de ficelle. Maître
Hauchecorne, économe en vrai normand, pensa que tout était bon à ramasser qui
peut servir ; et il se baissa péniblement, car il souffrait de rhumatismes. Il
prit, par terre, le morceau de corde mince, et il se disposait à le rouler avec
soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, maître Malandain, le bourrelier,
qui le regardait. Ils avaient eu des affaires ensemble au sujet d'un licol,
autrefois, et ils étaient restaient fâchés, étant rancuniers tous deux. Maître
Hauchecorne fut pris d 'une sorte de honte d'être vu ainsi, par son ennemi,
cherchant dans la crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement sa trouvaille
sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte ; puis il fit semblant de
chercher encore par terre quelque chose qu'il ne trouvait point, et il s'en
alla vers le marché, la tête en avant, courbé en deux par ses douleurs.
Il se perdit
aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée par les interminables
marchandages. Les paysans tâtaient les vaches, s'en allaient, revenaient,
perplexes, toujours dans la crainte d'être mis dedans, n'osant jamais se
décider, épiant l'oeil du vendeur, cherchant sans fin à découvrir la ruse de
l'homme et le défaut de la bête.
Les femmes, ayant
posé à leurs pieds leurs grands paniers, en avaient tiré leurs volailles qui
gisaient par terre, liées par les pattes, l'oeil effaré, la crête écarlate.
Elles écoutaient
les propositions, maintenaient leurs prix, l'air sec, le visage impassible, ou
bien tout à coup, se décidant au rabais proposé, criaient au client qui
s'éloignait lentement :
- C'est dit, maît'
Anthime. J'vous l'donne.
Puis, peu à peu,
la place se dépeupla, et l'Angélus sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin
se répandirent dans les auberges.
Chez Jourdain, la
grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules
de toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilburys, carrioles
innommables, jaunes de crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux
bras, leurs brancards, ou bien le nez par terre et le derrière en l'air.
Tout contre les dîneurs
attablés, l'immense cheminée, pleine de flamme claire, jetait une chaleur vive
dans le dos de la rangée de droite. Trois broches tournaient, chargées de
poulets, de pigeons et de gigots ; et une délectable odeur de viande rôtie et
de jus ruisselant sur la peau rissolée, s'envolait de l'âtre, allumait les
gaietés, mouillait les bouches.
Toute
l'aristocratie de la charue mangeait là, chez maît' Jourdain aubergiste et
maquignon, un malin qui avait des écus.
Les plats
passaient, se vidaient comme les brocs de cidre jaune. Chacun racontait ses
affaires, ses achats et ses ventes. On prenait des nouvelles des récoltes. Le
temps était bon pour les verts, mais un peu mucre pour les blés.
Tout à coup, le
tambour roula, dans la cour, devant la maison. Tout le monde aussitôt fut
debout, sauf quelques indifférents, et on courut à la porte, aux fenêtres, la
bouche encore pleine et la serviette à la main.
Après qu'il eut
terminé son roulement, le crieur public lança d'une voix saccadée, scandant ses
phrases à contretemps :
- Il est fait
assavoir aux habitants de Godervlle, et en général à toutes - les personnes
présentes au marché qu'il a été perdu ce matin, sur la route de Beuzeville,
entre - neuf heures et dix heures, un portefeuille en cuir noir, contenant cinq
cents francs et des papiers d'affaires. On est prié de le rapporter - à la
mairie incontinent, ou chez maître Fortuné Houlebrèque, de Mannerville. Il y
aura vingt francs de récompense.
Puis l'homme s'en
alla. On entendit encore une fois au loin les battements sourds de l'instrument
et la voix affaiblie du crieur.
Alors on se mit à
parler de cet évènement en énumérant les chances qu'avait maître Houlbrèque de
retrouver ou de ne pas retrouver son portefeuille.
Et le repas
s'acheva.
On finissait le
café, quand le brigadier de gendarmerie parut sur le seuil.
Il demanda
- Maître Hauchecorne,
de Bréauté, est-il ici ?
Maître Hauchecorne, assis à l'autre bout de la table, répondit
:
- Me v'là.
Et le brigadier
reprit :
- Maître
Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance de m'accompagner à la mairie. M.
le maire voudrait vous parler.
Le paysan surpris,
inquiet, avala d'un coup son petit verre, se leva et, plus courbé encore que le
matin, car les premiers pas après chaque repos étaient particulièrement
difficiles, et il se mit en route en répétant :
- Me v'là, me
v'là.
Et il suivit le
brigadier.
Le maire
l'attendait, assis dans un fauteuil. C'était le notaire de l'endroit, homme
gros, grave, à phrases pompeuses.
- Maître
Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser, sur la route de
Beuzeville, le portefeuille perdu par maître Houlbrèque, de Manneville.
Le campagnard,
interdit, regardait le maire, apeuré déjà par ce soupçon qui pesait sur lui,
sans qu'il comprit pourquoi.
- Mé, mé, j'ai
ramassé çu portefeuille ?
- Oui, vous-même.
- Parole
d'honneur, je n'en ai point eu connaissance.
- On vous a vu.
- On m'a vu, mé ?
Qui ça qui m'a vu ?
- M. Malandain, le
bourrelier.
Alors le vieux se
rappela, comprit et, rougissant de colère :
- Ah ! I m'a vu,
çu manan ! Im'a vu ramasser c'te ficelle-là, tenez, m'sieur le maire.
Et, fouillant au
fonde de sa poche, il en retira le petit bout de corde.
Mais le maire,
incrédule, remuait la tête.
- Vous ne me ferez
pas accroire, maître Hauchecorne que M. Malandain, qui est un homme digne de
foi, a pris ce fil pour un portefeuille.
Le paysan,
furieux, leva la main, cracha de côté pour attester son honneur, répétant :
- C'est pourtant
la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m'sieur le maire. Là, sur mon âme et
mon salut, j'le répète.
Le maire reprit :
Après avoir
ramassé l'objet, vous avez même encore chercher longtemps dans la boue, si
quelque pièce de monnaie ne s'en était pas échappée.
Le bonhomme
suffoquait d'indignation et de peur.
- Si on peut dire
!... Si on peut dire... des menteries comme ça pour dénaturer un honnête homme
! Si on peut dire !...
Il eut beau
protester, on ne le crut pas.
Il fut confronté
avec M. Malandain, qui répéta et soutint son affirmation. Ils s'injurièrent une
heure durant.
On fouilla, sur sa
demande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.
Enfin, le maire,
fort perplexe, le renvoya en le prévenant qu'il allait aviser le parquet et
demander des ordres.
La nouvelle
s'était répandue. A sa sortie de la mairie, le vieux fut entouré, interrogé
avec une curiosité sérieuse ou goguenarde, mais où n'entrait aucune
indignation.
Et il se mit à
raconter l'histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait.
Il allait, arrêté
par tous, arrêtant ses connaissances, recommençant sans fin son récit et ses
protestations, montrant ses poches retournées, pour prouver qu'il n'avait rien.
On lui disait :
- Vieux malin, va
!
Et il se fâchait,
s'exaspérant, enfiévré, désolé de n'être pas cru, ne sachant que faire, et
contant toujours son histoire.
La nuit vint. Il
fallait partir. Il se mit en route avec trois voisins à qui il montra la place
où il avait ramassé le bout de corde ; et tout le long du chemin il parla de
son aventure.
Le soir, il fit
une tournée dans le village de Bréauté, afin de la dire à tout le monde. Il ne
rencontra que des incrédules.
Il en fut malade
toute la nuit.
Le lendemain, vers
une heure de l'après-midi, Marius Paumelle, valet de ferme de maître Breton,
cultivateur à Ymauville, rendait le portefeuille et son contenu à maître
Houlbrèque, de Manneville.
Cet homme
prétendait avoir, en effet, trouvé l'objet sur la route ; mais, ne sachant pas
lire, il l'avait rapporté à la maison et donné à son patron.
La nouvelle se
répandit aux environs. Maître Hauchecorne en fut informé. Il se mit aussitôt en
tournée et commença à narrer son histoire complète du dénouement. Il
triomphait.
- C'qui m'faisait
deuil, disait-il, c'est point tant la chose, comprenez-vous ; mais c'est la
menterie. Y a rien qui vous nuit comme d'être en réprobation pour une menterie.
Tout le jour il
parlait de son aventure, il la contait sur les routes aux gens qui passaient,
au cabaret aux gens qui buvaient, à la sortie de l'église le dimanche suivant.
Il arrêtait des inconnus pour la leur dire. Maintenant, il était tranquille, et
pourtant quelque chose le gênait sans qu'il sût au juste ce que c'était. On
avait l'air de plaisanter en l'écoutant. On ne paraissait pas convaincu. Il lui
semblait sentir des propos derrière son dos.
Le mardi de l'autre semaine, il se rendit au
marché de Goderville, uniquement poussé par le besoin de raconter son cas.
Malandain, debout
sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer. Pourquoi ?
Il aborda un
fermier de Cliquetot, qui ne le laissa pas achever et, lui jetant une tape dans
le creux de son ventre, lui cria par la figure ; " Gros malin, va ! "
Puis il tourna les talons.
Maître Hauchecorne
demeura interdit et de plus en plus inquiet. Pourquoi l'avait-on appelé
"gros malin" ?
Quand il fut assis à table, dans l'auberge de
Jourdain, il se remit à expliquer l'affaire.
Un maquignon de
Montivilliers lui cria :
- Allons, allons,
vieille pratique, je la connais ta ficelle !
Hauchecorne
balbutia :
- Puisqu'on l'a
retrouvé,çu portefeuille !
Mais l'autre
reprit :
- Tais-té, mon pé,
y en a un qui trouve et y en a un qui r'porte. Ni vu ni connu, je t'embrouille.
Le paysan resta
suffoqué. Il comprenait enfin. On l'accusait d'avoir fait reporter le
portefeuille par un compère, par un complice.
Il voulut
protester. Toute la table se mit à rire.
Il ne put achever
son dîner et s'en alla, au milieu des moqueries.
Il rentra chez
lui, honteux et indigné, étranglé par la colère, par la confusion, d'autant
plus atterré qu'il était capable, avec sa finauderie de Normand, de faire ce
dont on l'accusait, et même de s'en vanter comme d'un bon tour. Son innocence
lui apparaissait confusément comme impossible à prouver, sa malice étant connue.
Et il se sentait frappé au coeur par l'injustice du soupçon.
Alors il
recommença à conter l'aventure, en allongeant chaque jour son récit, ajoutant
chaque fois des raisons nouvelles, des protestations plus énergiques, des
serments plus solennels qu'il imaginait, qu'il préparait dans ses heures de
solitude, l'esprit uniquement occupé de l'histoire de la ficelle. On le croyait
d'autant moins que sa défense était plus compliquée et son argumentation plus
subtile.
- Ca, c'est des
raisons d'menteux, disait-on derrière son dos.
Il le sentait, se
rongeant les sangs, s'épuisait en efforts inutiles.
Il dépérissait à
vue d'oeil.
Les plaisants
maintenant lui faisaient conter " la Ficelle " pour s'amuser, comme
on fait conter sa bataille au soldat qui a fait campagne. Son esprit, atteint à
fond, s'affaiblissait.
Vers la fin de
décembre, il s'alita.
Il mourut dans les
premiers jours de janvier, et, dans le délire de l'agonie, il attestait son
innocence, répétant :
- Une 'tite
ficelle... une 'tite ficelle... t'nez, là voilà, m'sieur le maire.