Peu après le 8 Novembre 1912
Cher Monsieur,
Je ne peux pas vous dire le plaisir que votre lettre m'a fait ; vous avez eu les mots les plus simples et les plus efficaces pour dissiper le léger malaise moral que j'éprouvais et je vous en remercie sincèrement.
Vous ne pouvez pas venir chercher vous-même cette dactylographie car vous ne savez pas quel poids cela a. Je vous la ferai porter demain. Elle n'est pas conforme au texte véritable, mais enfin elle vous donnera une idée exacte. C'est seulement un peu amélioré depuis. C'est à la page 633 de cette dactylographie que pourrait à la rigueur se terminer le 1er volume. En réalité cela fait un peu plus car il y a des pages bis, ter, etc. Mais il y en a d'autres qui sont supprimées et comme une page d'imprimerie est beaucoup plus longue je crois que cela ne ferait pas plus de 550 pages. - Quant au
x 2è et 3è volume
s je ne puis facilement vous en communiquer le manuscrit, ne possédant que mon brouillon sans être sûr que le 2è ( ou 2è et 3è s'il il y en trois ) seront publiés. Vous voyez d'ici ce que serait une oeuvre interrompue en pleine publication. Du reste en quelques mots je pourrais si vous le vouliez vous dire ce que c'est que cette seconde partie. Mais ce serait très confidentiel car c'est un sujet très singulier et j'aime mieux qu'il ne soit pas connu d'avance. Quant à l'intervalle entre les volumes je vous remercie de tout mon coeur ( sachant combien c'est peu agréable à un éditeur, et comprenant à quel sentiment délicat et quelle compréhension fine de mon état de santé vous obéissez), De me les offrir si courts. Mais je crois que cela n'est pas nécessaire. Je crois que le 1er volume ( que nous n'appellerions pas 1er volume mais auquel on donnerait un sous-titre :
Par exemple titre général "Les Intermittences du coeur " 1er volume sous-titre Le temps perdu 2è volume sous-titre L'adoration Perpétuelle ( ou peut-être A l'ombre des Jeunes Filles en fleur ) 3è volume sous-titre Le Temps retrouvé ). Je crois que le 1er volume paraissant en février ou mars ( mieux février ) il faudrait que le 2è parut seulement en novembre pour laisser l'assimilation d'un aussi gros morceau se faire normalement et le 3è en février
1914. - Hélas tous ces projets, redevenus charmants, depuis que vous m'avez dit que j'étais mépris, puisque
ce n'est pas à l'éditeur mais au neveu de mon ami que je parle, je vous la précise avec noms propres que je vous prie formellement de taire :
Mon livre a été porté par Calmette à Fasquelle qui l'a accepté dans les conditions les plus charmantes, et notamment n'a pas voulu le lire avant de promettre de le publier pour montrer l'estime qu'il a pour moi, je n'ai pas le ridicule de croire que cela puisse faire plaisir à un éditeur dont la maison marche admirablement comme Fasquelle de publier un ouvrage si différent de ses romans habituels. Mais il y a de ma part, vis-à-vis de lui, vis-à-vis de Calmette, vis-à-vis des amis charmants qui comme je ne pouvais me lever ont fait la navette entre l'un et l'autre, une question de délicatesse qui prime tout. Peut-être si dans quelques jours je vais mieux, une causerie avec mes amis si je peux aller les trouver résoudra-t-elle le tout. Mais chaque jour qui s'écoule rend tout plus douteux. Si je reçois mes premières épreuves il n'y a plus rien à faire et dans ce cas je vous télégraphierais aussitôt. Quant à nous voir, voici : comme c'est difficile à cause de mes heures et des vôtres, je crois que le mieux est d'attendre un peu. Si vous m'éditez il faudra bien que nous nous voyions. Et si vous ne m'éditez pas il sera plus agréable encore de nous voir sans les arrières préoccupations professionnelles. Puisque je vous ai écrit une si longue lettre et comme cela me fatigue d'écrire trop souvent j'ai bien envie
( 2è confidence ) de vous dire ce qu'il y a de choquant dans le 2è volume, pour que si cela vous semblait impubliable vous n'ayez pas besoin de lire le 1er. A la fin du 1er volume ( 3è partie ) vous verrez un M. de Fleurus ( ou de Gurcy, j'ai plusieurs fois changé les noms ). dont il a été vaguement question comme amant supposé de Mme Swann. Or comme dans la vie où les réputations sont souvent fausses et où on met longtemps à connaître les gens, on verra dans le 2è volume seulement que ce vieux monsieur n'est pas du tout l'amant de Mme Swann mais un pédéraste. C'est un caractère que je crois assez neuf, le pédéraste viril, épris de virilité, détestant les jeunes gens efféminés, détestant à vrai dire tous les jeunes gens comme sont misogynes les hommes qui ont souffert par les femmes. Ce personnage est assez épars au milieu de parties absolument différentes pour que ce volume n'ait nullement un air de monographie spéciale comme le Lucien de Binet- Valmer pr exemple ( rien n'est du reste plus opposé, à tous points de vue ). De plus il n'y a pas une expression crue. Et enfin vous pouvez penser que le p de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l'oeuvre. Mais enfin on voit ce vieux monsieur lever un concierge et entretenir un pianiste. J'aime mieux
vous prévenir d'avance de tout ce qui pourrait vous décourager. - Je crois que je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire et que c'est la dernière lettre dont je vous ennuie. J'en arrive presque à souhaiter que vous n'aimiez pas mon oeuvre et n'en vouliez pas, et de cette façon m'épargner et mes perplexités actuelles, et le regret que j'aurais demain si je recevais des épreuves de Fasquelle, maintenant que j'ai entrevu une collaboration avec vous. Et je suis comme ce voyageur qui ne pouvant se résoudre eux-mêmes à renoncer à un voyage qui les tente, tâchent de se mettre en retard, de manquer le train, pour être forcés de ne pas partir. - Mais non je serai t de même content si vous aimez mon oeuvre car je tiens beaucoup à votre jugement. Je vous ai lu dans la Revue f. Et si mon livre n'est pas de ces oeuvres que vous aimez parce qu' " elles frisent comme un chou ", cependant la part de spontanéité y est infiniment plus grande qu'un parti pris d'intercaler des démonstrations intellectuelles de vérités trouvées par la sensibilité ne le laisse croire au premier abord. Le 3è volume, le Temps Retrouvé, ne laisse aucun doute à cet égard.
Je vous demande le secret au sujet du nom de mon autre éditeur. D'ailleurs une discrétion absolue est ma seule chance de pouvoir arriver à une solution favorable sans qu'elle ait rien de désobligeant. Je vous recommande aussi le secret sur le sujet de ma 2è partie et en vous priant d'excuser cette lettre infinie et de croire au plaisir que m'a fait la vôtre, je vous envoie l'expression de mes meilleurs sentiments.
lturebox.francetvinf
Marcel Proust
Si vous voulez à tout hasard jeter un coup d'oeil sur mon livre, quand vous l'aurez fini prévenez-moi et je le ferai reprendre car je n'ai plus aucun texte pour travailler. Je préfère le faire prendre ayant surtout peur que des cahiers soient perdus. Je ne sais trop si je dois les faire porter à votre domicile privé ou rue Madame. Vous pourriez prévenir le concierge de l'endroit où vous ne voulez pas que ce soit porté, de prévenir un porteur quand il arrivera, de rebrousser chemin vers la bonne destination.
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16 Décembre 1912
jacques-leretrait.blogspot.com
Cher Monsieur,
J'espère que comme disent les gens " Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ". Et pourtant vous me feriez bien plaisir en me donnant des nouvelles. Voici pourquoi. Je peux maintenant me lever à peu près une fois par semaine. J'aurais donc peut-être été déjà une fois ou deux assez bien pour faire la démarche dont je vous ai parlé, mais ne sachant pas si vous aviez eu bonne impression de mon oeuvre et si vous vouliez l'éditer, je n'ai pas osé lâcher " le tiens " pour le " tu ne l'auras peut-être pas ". Je me suis contenté par de vagues ajournements de tâcher de chloroformer un peu la situation, mais en me réservant une porte de sortie si vous ne vouliez pas de moi. Remarquez que jamais je ne me serais permis de vous demander de lire un manuscrit que je n'étais pas sûr de pouvoir vous donner. Mais du moment que vous m'avez demandé à le lire, dès que vous pourrez me donner votre réponse ce sera mieux. Je n'ai pas besoin de vous répéter que votre réponse doit s'appliquer au
tout, car vous comprenez comme il ne s'agit pas de deux ouvrages mais d'un seul coupé arbitrairement en deux à cause de la longueur, que je ne peux pas rester en plan après le 1er volume. Mais je suppose que ce que je vous ai dit des " hardiesses " du second volume ne vous a pas effrayé puisque vous ne m'avez pas répondu, et que justement parce que c'est un seul et même ouvrage la lecture de 700 pages doit suffire à vous permettre de porter un jugement sur le tout. Le reste est en cahiers non dactylographiés qu'il me semble bien long de vous faire lire, tout en le faisant volontiers si vous le désirez. Vous savez que vous m'avez parlé, dans le cas où la lecture vous ferait bonne impression et où j'aurais pu me dégager, de paraître vers le 15 février. Mais comme vous ne m'avez pas encore répondu ( ceci n'est pas un reproche, croyez-le bien, je ne vous dois que des remerciements ), comme pour cette même raison ma démarche n'est pas faite, je crains bien que le 15 février ne soit plus possible. Mais si vous me répondez bientôt, si à ce moment-là je ne vais pas trop mal et peux faire ma démarche sans grand délai et vous donner ma réponse très vite, alors je crois que nous pourrions facilement paraître le 15 avril ( en somme cela fait 2 mois de plus et quand vous m'aviez parlé de février ou mars vous saviez que vous vouliez lire avant ). Et si nous pouvons faire un fort volume, je crois qu'en un seul autre, qui pourrait paraître en Décembre 1913 ou en février 1914, le tout serait bouclé. Mais il est inutile de vous redire encore une fois que tout cela est subordonné à la possibilité ( que j'ignore ) de me dégager. Et puisque vous avez eu la bonté de lire, je ne tenterai la chose que quand je serai sûr que vous consentez éventuellement à être mon éditeur de façon à ne pas me trouver tout d'un coup sans éditeur. Sans doute il y en a d'autres. Mais dans mon état de santé puisque je n'ai plus de démarches à faire, il est inutile d'en recommencer d'autres ailleurs chez un éditeur que je ne connaîtrais pas. Plutôt que cela, si vous ne vouliez pas de moi, j'aimerais mieux rester chez mon éditeur, d'autant plus qu'"après vous " ( je n'ai pas besoin d'insister sur ma préférence pour vous, puisque chez vous je ferai les frais de l'édition ) il est celui que je préfère et que de plus il a été fort gentil. Si par hasard vous aviez quelque chose à me dire de vive voix, vous me trouveriez ce soir lundi. Mais ne vous dérangez surtout en rien et croyez je vous prie en mes sentiments les meilleurs.
( En bas de page une note de l'éditeur de la Correspondance, Gallimard, indique que Fasquelle et la NRF ont refusé d'éditer le manuscrit . Lettres des 23 et 24 décembre qui n'ont pas été retrouvées. Les deux lettres ci-dessus sont notées Yale Universiy Librairy ).