( Lettre 193 )
Fin octobre 1914
Cher Reynaldo
Je vous remercie de tout coeur de votre lettre, impérissable monument de bonté et d'amitié. Mais Bize se trompe entièrement s'il croit qu'un certificat me dispense de quoi qu'il soit. Peut'être un certificat de Pozzi, lieutenant-colonel au Val-de-Grâce, l'eût pu ( et je ne crois pas ). Mais avec des manières charmantes et des procédés parfaits il l'a éludé et refusé. Je vous tiendrai au courant de mes mésaventures militaires quand elles se produiront.
Mon cher petit vous êtes bien gentil d'avoir pensé que Cabourg avait dû m'être pénible à cause d'Agostinelli. Je dois avouer à ma honte qu'il ne l'a pas été autant que j'aurais cru et que ce voyage a plutôt marqué une première étape de détachement de mon chagrin, étape après laquelle heureusement j'ai rétrogradé une fois revenu vers les souffrances premières. Mais enfin à Cabourg sans cesser d'être aussi triste ni d'autant le regretter, il y a eu des moments, peut'être de des heures, où il avait disparu de ma pensée.
Mon cher petit ne me jugez pas trop mal par là ( si mal que je me juge moi-même ! ). Et n'en augurez pas un manque de fidélité dans mes affections, comme moi j'ai eu le tort de l'augurer pour vous quand je vous voyais regretter pour des gens du monde que je croyais que vous aimiez beaucoup. Je vous ai supposé alors moins de tendresse que je n'avais cru. Et j'ai compris ensuite que c'était parce qu'il
's'agissait de gens que vous n'aimiez pas vraiment. J'aimais vraiment Alfred. Ce n'est pas assez de dire que je l'aimais, je l'adorais. Et je ne sais pourquoi j'écris cela au passé car je l'aime toujours. Mais malgré tout, dans les regrets, il ya une part d'involontaire et une part de devoir qui fixe l'involontaire et en assure la durée. Or ce devoir n'existe pas envers Alfred qui avait très mal agi envers moi, je ne me sens pas tenu envers lui à un devoir comme celui qui me lie à vous, qui me lierait à vous, même si je vous devais mille fois moins, si je vous aimais mille fois moins. Si donc j'ai eu à Cabourg quelques semaines de relative inconstance, ne me jugez pas inconstant et n'en accusez que celui qui ne pouvait mériter de fidélité. D'ailleurs j'ai eu une grande joie à voir que mes souffrances étaient revenues ; mais par moments elles sont assez vives pour que je regrette un peu l'apaisement d'il y a un mois. Mais j'ai aussi la tristesse de sentir que même vives elles sont pourtant peut'être moins obsédantes qu'il y a un mois et demi ou deux mois. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que le chagrin diminue,, mais parce qu'on meurt soi-même. Et il faut une bien grande vitalité pour maintenir et faire vivre intact le "moi " d'il y a quelques semaines. Son ami ne l'a pas oublié, le pauvre Alfred. Mais il l'a rejoint dans la mort et son héritier, le " moi " d'aujourd'hui aime Alfred mais ne l'a connu que par les récits de l'autre. C"est une tendresse de seconde main. ( Prière de ne parler de tout cela à personne ; si le caractère général de ces vérités vous donnait la tentation d'en lire quelques extraits à Gregh ou à d'autres, vous me feriez beaucoup de peine. Si jamais je veux formuler de telles choses ce sera sous le pseudonyme de Swann. D'ailleurs je n'ai plus à les formuler. Il y a longtemps que la vie ne m'offre plus que des
événements que j'ai déjà décrits. Quand vous lirez mon troisième volume celui qui s'appelle en partie
a l'ombre des jeunes filles en fleurs, vous reconnaîtrez l'anticipation et la sûre prophétie de ce que j'ai éprouvé depuis. J'espère que ce que je vous ai écrit vous a déjà convaincu et que vous restez à Albi. D'ailleurs j'espère que votre cher Commandant, si vos velléités absurdes persistaient, saurait " commander " et vous " obéir ". Je ne veux pas avoir l'air d'éluder vos questions sur moi-même. Car je sais que vous ne me le demandez pas par politesse ; non je ne me " nourris " pas en ce moment. Mais la fréquence des crises l'empêche. Vous savez que dès qu'elles diminuent, je sais remonter la pente, vous vous rappelez l'année dernière et ma victoire de la Marne. Je regrette un peu ce que je vous ai écrit de Pozzi. Je crois qu'il n'est pas très bien avec Février le directeur du Service de Santé et le côté Galliéni. Du reste tout cela sera sans doute inutile car je ne serai peut'être pas appelé. En tous cas je me suis fait inscrire. Ce qui en dispense c'est une infirmité visible, comme un pouce manquant etc. Des maladies comme l'asthme ne sont pas prévues. Il est vrai que pour mon livre on m'a interviewé dans mon lit ; mais pensez-vous que le Gouvernement Militaire de Paris en sache quelque chose ! Bize fait erreur s'il croit que c'est une dispense légale.
Mille tendresses de votre
Marcel
Je reçois à l'instant le certificat de Bize, je vais lui écrire pour lui demander de le faire autrement, sur papier à 0,60, car ce certificat sans valeur de dispense, peut néanmoins le moment venu m'être utile. Mais rien ne presse, je ne serai pas appelé au plus tôt avant un mois ou deux. En tous cas je vais lui écrire.
P.S. Que ma lettre je vous en prie n'aille pas vous donner l'idée que j'ai oublié Alfred. Malgré la distance que je sens hélas par moments, je n'hésiterais pas même dans ces moments-là à courir me faire couper un bras ou une jambe si cela pouvait le ressusciter.
3e P.S. Surtout cher petit ne faites quoi que ce soit pour une question de contre-réforme. Ce que vous avez fait était divinement gentil et a été parfait. Mais faire autre chose ne pourrait que m'attirer des ennuis. Je crois que tout se passera très bien. Et d'ailleurs ce ne sera pas avant quelque temps. Que pense le Commandant de la guerre ? comme durée, comme issue, comme présent, comme passé, comme avenir.
( lettre 195 )
Fin octobre 1914
Cher genstil
( car votre lettre m'a tellement fait rire que je ne peux résister à vous appeler autrement ) vous prenez bien inutilement contre moi la défense de quelqu'un que je vous ai toujours vanté. Quant à vous émerveiller qu'il connaisse :
Elle mourut un soir de décembre
je vois que vous ignorez que cette chanson fait essentiellement partie de mon petit répertoire, que je l'ai chantée des années non pas certes à vous ni aux moqueurs, mais pour des oreilles complaisantes et des âmes naïves. Les autres traits d'érudition que vous me citez me semblent aller à l'encontre de ce que vous voulez démontrer, car les vers cités n'ont aucun rapport avec ce que vous disiez. Or seule la pertinence de la citation peut faire présumer l'étendue du savoir. Si quand vous me parlez d'Albi je vous réponds
Quand vous irez dans un de vos voyages
Voir Bordeaux, Pau, Bayonne et ses charmants rivages
Toulouse la romaine où dans des jours meilleurs
J'ai cueilli tout enfant la poésie en fleurs
je prouverais que je ne connais pas de vers se rapportant exactement à Albi et que je suis médiocrement lettré. Mais si comme votre interlocuteur je vous réponds simplement
Don Eylau
laclarenciere.be
C'est un paysan en Prusse, un bois, des champs, de l'eau De la glace, et partout l'hiver et la bruine ( Victor hugo )
il vous montre qu'il ne connaît rien précisément se rapportant à ce que vous dites. Sans doute les événements actuels facilitent les choses, car il n'est pas hors de propos de dire au roi d'Italie qu'il peut être " à son gré " :
Magnanime ou couard
Cruel comme Guillaume ou bonhomme comme Edouard.
Pour ce dernier on pourra dire :
Tous chantent, légers, fiers, laissant flotter leurs brides
C'est Mar, Argyle, Athol, Rothsay, roi des Hébrides
Graham roi de Stirling, John Comte de Glasgow
Ils ont des colliers d'or ou de roses au cou.
Lord Kane est assisté de deux crieurs d'épée. ( TS Victor Hugo )
Mais pour le premier
" J'ai le Rhin aux sept monts, l'Autriche aux sept provinces
Mon sceptre est salué par cent vassaux, tous princes.
Gand est fille de Troie et mère de Grenoble
Isidore la nomme une fille très noble
Les Français ne l'auront jamais. " Il s'appuyait
Sur le Turc, il régnait sur l'Europe, inquiet
Seulement du côté de la sombre Angleterre
( je suis dérangé, je continuerai cette lettre demain ).
Mille tendresse de votre Marcel. Ce n'était pas de cette dame que je parlais - mais de notre bon docteur. Hélas sa femme m'a l'air bien malade.