Le Don des Fées
C'est à notre berceau que les fées apportent les présents qui feront la douceur de notre vie. Des uns nous savons nous servir assez vite et de nous-même il semble que personne n'ait besoin de nous apprendre à souffrir. Il n'en est pas de même des autres. Souvent un don charmant gît au fond de nous qui ne le connaissons même pas. Et il faut qu'un bon génie éclaire la partie de l'âme où il est caché, nous le montre, nous enseigne sa vertu. Souvent après cette brusque illumination nous laissons le présent précieux retomber dans l'oubli inutile jusqu'à ce qu'un nouveau bon génie revienne le prendre et le mette dans notre main. Ces bons génies sont ceux qu'on appelle généralement des hommes de génie. A tous ceux d'entre nous qui ne sommes pas des hommes de génie combien la vie serait sombre et morne si jamais il n'y avait des peintres, des musiciens et des poètes qui ne les avaient menés à la découverte du monde extérieur et du monde intérieur. Tel est le service que nous donnent ces bons génies. Ils nous découvrent à nous-mêmes des force ignorées de notre âme, que nous grandissons en les employant. Entre ces bienfaiteurs je louerai aujourd'hui les peintres qui nous font le monde et la vie plus belle. Je connais une dame qui en sortant du Louvre marchait les yeux fermés pour ne plus voir après les figures parfaites de Raphaël, après les bois de Corot, la laideur des passants et des rues de Paris. Les génies ne pouvaient rien lui donner au-delà du présent des fées et certes le présent des fées était de peu de paix. Pour moi quand je sors du Louvre je ne sorts pas d'entre les merveilles, puisque je continue ou plutôt que je commence seulement, après cette initiation, du soleil et de l'ombre sur la pierre, une humidité lustrée aux flancs des chevaux, une bande de ciel gris ou bleu entre les maisons, l'affleurement même de la vie aux prunelles brillantes ou rouillées des gens qui passent. Aujourd'hui je me suis surtout arrêté au Louvre devant trois peintres qui ne se ressemblent pas et qui m'ont rendu tous trois un service merveilleux et différent. Ce sont Chardin, Van Dyck et Rembrandt.
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Une fée se pencha sur son berceau et lui dit tristement : " - Mon enfant, Mes sœurs t'ont donné la beauté, le courage, la douceur. Tu souffriras pourtant puisqu'aux leurs je dois hélas ! joindre mes dons. Je suis la fée des délicatesses incomprises. Tout le monde te fera du mal, te blessera, ceux que tu n'aimeras pas, ceux que tu aimeras plus encore. Comme plus légers reproches un peu d'indifférence ou d'ironie te feront souvent souffrir, tu estimeras que ce sont souvent des armes inhumaines, trop cruelles pour que tu oses t'en servir, même contre les méchants. Car malgré toi tu leur prêteras ton âme et ta faculté de souffrir. Par là tu seras sans défense. Fuyant la rudesse des hommes, tu rechercheras d'abord la société des femmes qui cachent tant de douceur dans leur chevelure, dans leur sourire, dans la forme et le parfum de leur corps. Mais les plus ingénieusement amicales te feront du chagrin sans le savoir, des blessures au milieu des caresses et grifferont en jouant des cordes douloureuses qu'elles ne connaissent pas. On ne comprendra pas mieux ta tendresse qu'éveillera, par l'excès de ses délicatesses et de son intensité, le fou rire ou la défiance. Comme les autres n'auront pas en eux le modèle de cette souffrance, ni de cette tendresse qu'ils t'inspireront sans les comprendre, tu seras perpétuellement méconnu. Jamais personne ne saura te consoler ni t'aimer. Mais cependant usé avant d'avoir servi, ton corps ne résistera pas aux contrecoups des élans et des choses de ton cœur. Tu auras souvent la fièvre. Tu ne dormiras pas, tu frissonneras sans cesse. Tes plaisirs seront ainsi corrompus à leur source. Les éprouver même te fera mal. A l'âge où les petits garçons vont rire et jouer, toujours tu pleureras les jours de pluie parce qu'on ne t'emmènera pas aux Champs Elysées où tu joueras avec une petite fille que tu aimeras et qui te battra, et les jours de soleil où vous vous verrez tu resteras triste de la trouver moins belle qu'aux heures de la matinée où seul dans ta chambre tu attendais le moment de la voir. A l'âge où les petits garçons courent fiévreusement après les femmes, tu réfléchiras sans trêve, et tu auras déjà beaucoup plus vécu que les gens très vieux. Aussi quand répondant à tes parents tu les entendras te dire : un jour vous ne penserez plus de même, quand vous aurez plus vécu, quand vous aurez notre expérience, tu ne souriras modestement que par déférence. Voilà les tristes dons que je t'apporte, et que tu ne peux rejeter loin de toi hélas, en les brisant, qui seront les sombres emblèmes de ta vie jusqu'à ta mort. Alors une voix se fit entendre faible et forte, légère comme un souffle et comme les limbes dont elle venait, mais dominant toutes les voix de la terre et des airs par la douce certitude de son accent : Je suis la voix de celle qui n'est pas encore mais naîtra des tes chagrins incompris, de tes tendresses méconnues, de la souffrance de ton corps. Et ne pouvant t'affranchir de ta destinée, je la pénétrerai de mon odeur divine. Ecoute-moi, console-toi car je te dis : La tristesse de ton amour dédaigné, de tes blessures ouvertes, je t'en montrerai la beauté, si douce que tu n'en pourras plus
détacher ton regard mouillé de pleurs mais charmé. La dureté, la bêtise, l'indifférence des hommes et des des femmes se tournera pour toi en divertissement car elle est profonde et variée. Et ce sera comme si au milieu de la forêt humaine j'avais débandé tes yeux et si tu t'arrêtais avec une curiosité joyeuse devant chaque tronc, devant chaque branche. Certes la maladie te privera de bien des plaisirs. Tu ne pourras guère chasser, aller au théâtre, dîner en ville mais elle te permettra de vaquer à d'autres occupations que les hommes négligent communément, et qu'au moment de quitter la vie tu tiendras peut-être pour les seules occupations essentielles. D'ailleurs surtout si je la féconde la maladie a des vertus que la santé ne connaît pas. Les malades que je favorise voient souvent bien des choses qui échappent aux bien portants. Et si la bonne santé a sa beauté que les gens sains ne remarquent guère, la maladie a sa grâce dont tu jouiras profondément. Puis la résignation pourra fleurir dans ton cœur que les larmes ont détrempé comme les champs après les pluies d'avril qui sont aussitôt couverts de violettes. Pour ta tendresse, n'espère pas pouvoir jamais en faire échange avec personne. C'est une substance trop rare. Mais apprends d'autant plus à la revoir toi, tu auras souvent occasion d'être tendre aux autres et tu répandras généreusement, avec l'orgueil d'une charité impossible à tout autre, ce parfum inconnu et exquis aux pieds lassés de ceux qui souffrent. "
Marcel Proust
( in Nouvelles inédites )
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