La Cour aux Lilas et l'Atelier des Roses
Le salon de Mme Madeleine Lemaire
Balzac, s'il vivait de nos jours, aurait pu commencer une nouvelle en ces termes :
Mais cette manière de raconter, outre qu'elle ne nous appartient pas en propre, aurait le grand inconvénient, si nous l'adoptions pour le cours entier de cet article, de lui donner la longueur d'un volume, ce qui lui interdirait à jamais à l'accès du Figaro. Disons donc brièvement que cet hôtel sur la rue est la demeure, et ce hall situé dans un jardin l'atelier d'une personne étrangement puissante, en effet, aussi célèbre au-delà des mers qu'à Paris même, dont le nom signé au bas d'une aquarelle, comme imprimé sur une carte d'invitation, rend l'aquarelle plus recherchée que celle d'aucun autre peintre, et l'invitation plus précieuse que celle d'aucune autre maîtresse de maison : j'ai nommé Madeleine Lemaire. Je n'ai pas à parler ici de la grande artiste dont je ne sais plus quel écrivain a dit que c'était elle " qui avait créé le plus de roses après Dieu ". Elle n'a pas moins créé de paysages, d'églises, de personnages, car son extraordinaire talent s'étend à tous les genres. Je voudrais très rapidement retracer l'histoire, rendre l'aspect, évoquer le charme de ce salon en son genre unique.
Et d'abord ce n'est pas un salon. C'est dans son atelier que Mme Madeleine Lemaire commença par réunir quelques-un de ses confrères et de ses amis : Jean Boréaux, Puvis de Chavannes, Edouard Detaille, Léon Bonat, Georges Clairin. Eux seuls eurent d'abord la permission de pénétrer dans l'atelier, de venir voir une rose prendre sur une toile, peu à peu, et si vite, les nuances pâles ou pourprées de la vie. Et quand la princesse de Galles, l'impératrice d'Allemagne, le roi de Suède, la reine des Belges venaient à Paris, ils demandaient à venir faire une visite à l'atelier, et Mme Lemaire n'osait leur en refuser l'accès. La princesse Mathilde son amie et la princesse d'Arenberg son élève y venaient aussi de temps en temps. Mais peu à peu, on apprit que dans l'atelier avaient lieu quelquefois de petites réunions où, sans aucun préparatif, sans aucune prétention à la " soirée ", chacun des invités " travaillant de son métier " et donnant de son talent, la petite fête intime avait compté des attractions que les " galas " les plus brillants ne peuvent réunir. Car Réjane, se trouvant là par hasard en même temps que Coquelin et Bartet, avait eu envie de jouer avec eux une saynète, Massenet et Saint-Saëns s'étaient mis au piano, et Maurice même avait dansé. untitledmag.fr
- Des deux, c'est lui qui a l'air d'être honoré.
Calembour dont la saveur échapperait évidemment aux lecteur qui ne sauraient pas que le duc de Luynes " répond ", comme disent les concierges, au prénom d'Honoré. Mais avec les progrès de l'instruction et la diffusion des lumières, on est en droit de penser que ces lecteurs, si tant est qu'ils existent encore, ne sont plus qu'une infime et d'ailleurs peu intéressante minorité.
M. Paul Deschanel interroge le secrétaire de la légation de Roumanie, prince Antoine de Bibesco, sur la question macédonienne. Tous ceux qui disent " prince " à ce jeune diplomate d'un si grand avenir se font à eux-mêmes l'effet de personnages de Racine, tant avec son aspect mythologique il fait penser à Achille ou à Thésée. M. Mézières, qui cause en ce moment avec lui, a l'air d'un grand prêtre qui serait en train de consulter Apollon. Mais si, comme le prétend ce puriste de Plutarque, les oracles du dieu de Delphes étaient rédigés en fort mauvais langage, on ne peut en dire autant des réponses du prince. Ses paroles comme les abeilles de l'Hymette natal, ont des ailes rapides, distillent un miel délicieux, et ne manquent pas malgré cela, d'un certain aiguillon.
Tous les ans reprises à la même époque, celle où les salons de peinture s'ouvrent la maîtresse de la maison a moins à travailler, semblant suivre ou ramener avec elles l'universel renouveau, l'efflorescence enivrée des lilas qui vous tendent gentiment leur odeur à respirer jusqu'à la fenêtre de l'atelier et comme sur le pas de sa porte, ces soirées de Mme Lemaire prennent aux saison dont elles imitent le retour, tous les ans identiques, le charme des choses qui passent, qui passent et qui reviennent sans pouvoir nous rendre avec elles tout ce que nous avions de leurs soeurs disparues, aimé, le charme et avec le charme aussi la tristesse. Pour nous qui depuis bien des années déjà en avons vu tant passer de ces fêtes de Mme Lemaire, de ces fêtes de mai, de mois de mai tièdes et parfumés alors à jamais glacés aujourd'hui, nous pensons à ces soirées de l'atelier comme à nos printemps odorants, maintenant enfuis. Comme la vie mêlait ses charmes, souvent nous nous sommes hâtés vers les soirées de l'atelier, pas seulement peut-être pour les tableaux que nous allions y voir et les musiques que nous allions y écouter. Nous nous hâtions dans le calme étouffant des soirées sereines, et parfois sous ces averses légères et tièdes de l'été qui font pleuvoir mêlés aux gouttes d'eau les pétales de fleurs. C'est dans cet atelier plein de souvenirs que nous ravit d'abord tel charme dont le temps a peu à peu dissipé, en la découvrant, la mensongère illusion et l'irréalité. C'est là, au cours de telle de ces fêtes, que se formèrent peut-être les premiers liens d'une affection qui ne devait nous apporter dans la suite que trahisons répétées, pour une inimitié finale. En nous souvenant maintenant, nous pouvons d'une saison à l'autre compter nos blessures et enterrer nos morts. Aussi chaque fois que, afin de l'évoquer, je regarde au fond tremblant et terni de ma mémoire une de ces fêtes, aujourd'hui mélancolique d'avoir été délicieuse de possibilités irréalisées, il me semble l'entendre qui me dit avec le poète :
" Prends mon visage, essaye si tu le peux de le regarder en face ; je m'appelle ce qui aurait pu être, ce qui aurait pu être et qui n'a pas été. "
La grande-duchesse Vladimir s'est assise au premier rang, entre la comtesse Greffulhe et la comtesse de Chevigné. Elle n'est séparée que par un mince intervalle de la petite scène élevée au fond de l'atelier, et tous les hommes, soit qu'ils viennent successivement la saluer, soit que pour rejoindre leur place, ils aient à passer devant elle, le comte Alexandre de Gabriac, le duc d'Uzès, le marquis Vitelleschi et le prince Borghèse, montrent à la fois leur savoir-vivre et leur agilité en longeant les banquettes face à son Altesse, et reculent vers la scène pour la saluer plus profondément, sans jeter le plus petit coup d'oeil derrière eux pour calculer l'espace dont ils disposent. Malgré cela, aucun d'eux ne fait un faux-pas, ne glisse, ne tombe par terre, ne marche sur les pieds de la Grande-Duchesse, toutes maladresses qui feraient, d'ailleurs, il faut l'avouer, le plus fâcheux effet. Mlle Lemaire, si exquise maîtresse de maison, vers qui tous les regards sont tournés, dans l'admiration de sa grâce, s'oublie à écouter en riant le charmant Grosclaude. Mais au moment où j'allais esquisser un portrait du célèbre humoriste et explorateur, Reynaldo Hahn fait entendre les premières notes du " Cimetière " et force m'est de remettre à un de mes prochains salons la silhouette de l'auteur des " Gaietés de la semaine " qui depuis, avec tant de succès, évangélisa Madagascar.
Dès les premières notes du " Cimetière ", le public le plus frivole, l'auditoire le plus rebelle est dompté. Jamais, depuis Schumann, la musique pour peindre la douleur, la tendresse, l'apaisement devant la nature, n'eut de traits d'une vérité aussi humaine, d'une beauté aussi absolue. Chaque note est une parole, ou un cri ! La tête légèrement renversée en arrière, la bouche mélancolique, un peu dédaigneuse, laissant s'échapper le flot rythmé de la voix la plus belle, la plus triste et la plus chaude qui fut jamais, cet " instrument de musique de génie " qui s'appelle Reynaldo Hahn étreint tous les coeurs, mouille tous les yeux, dans le frisson d'admiration qu'il propage au loin et qui nous fait trembler, nous courbe tous l'un après l'autre, dans une silencieuse et solennelle ondulation des blés sous le vent. Puis M. Harold Bauer joue avec brio des danses de Brahms. Puis Mounet-Sully récite des vers, puis chante M. de Soria. Mais plus d'un est encore à penser aux " roses dans l'herbe "du cimetière d'Ambérieu, inoubliablement évoqué. Mme Madeleine Lemaire fait taire Francis de Croisset qui bavarde un peu haut avec une dame, laquelle a l'air de ne pas goûter la défense qui vient ainsi d'être édictée à son interlocuteur. La marquise de Saint-Paul promet à Mme Gabrielle Krauss un éventail peint par elle-même et lui arrache en échange la promesse qu'elle chantera " J'ai pardonné " à l'un des jeudis de la rue Nitot. Peu à peu les moins intimes s'en vont. Ceux qui sont plus liés avec Mme Lemaire prolongent encore la soirée, plus délicieuse d'être moins étendue, et dans le hall à demi-vide, plus près du piano, on peut, plus attentif, plus concentré, écouter Reynaldo Hahn qui redit une mélodie pour Georges de Porto-Riche arrivé tard.
- Il y a dans votre musique quelque chose de délicat ( geste de la main qui semble détacher l'adjectif ) et de douloureux ( nouveau geste de la main qui semble encore détacher l'adjectif ) qui me plaît infiniment, lui dit l'auteur du " Passé ", en isolant chaque épithète, comme s'il en percevait la grâce au passage.
Il semble ainsi d'une voix qui semble heureuse de dire les mots, accompagnant leur beauté d'un sourire, les jetant avec une nonchalance voluptueuse du coin des lèvres, comme la fumée ardente et légère d'une cigarette adorée, tandis que la main droite, aux doigts rapprochés, semble être en train d'en tenir une. Puis tout s'éteint, flambeaux et musique de fête, et Mme Lemaire dit à ses amis :
- Venez de bonne heure mardi prochain, j'ai Tamagno et Reszké.
Elle peut être tranquille. On viendra de bonne heure.
Dominique
Calembour dont la saveur échapperait évidemment aux lecteur qui ne sauraient pas que le duc de Luynes " répond ", comme disent les concierges, au prénom d'Honoré. Mais avec les progrès de l'instruction et la diffusion des lumières, on est en droit de penser que ces lecteurs, si tant est qu'ils existent encore, ne sont plus qu'une infime et d'ailleurs peu intéressante minorité.
M. Paul Deschanel interroge le secrétaire de la légation de Roumanie, prince Antoine de Bibesco, sur la question macédonienne. Tous ceux qui disent " prince " à ce jeune diplomate d'un si grand avenir se font à eux-mêmes l'effet de personnages de Racine, tant avec son aspect mythologique il fait penser à Achille ou à Thésée. M. Mézières, qui cause en ce moment avec lui, a l'air d'un grand prêtre qui serait en train de consulter Apollon. Mais si, comme le prétend ce puriste de Plutarque, les oracles du dieu de Delphes étaient rédigés en fort mauvais langage, on ne peut en dire autant des réponses du prince. Ses paroles comme les abeilles de l'Hymette natal, ont des ailes rapides, distillent un miel délicieux, et ne manquent pas malgré cela, d'un certain aiguillon.
Tous les ans reprises à la même époque, celle où les salons de peinture s'ouvrent la maîtresse de la maison a moins à travailler, semblant suivre ou ramener avec elles l'universel renouveau, l'efflorescence enivrée des lilas qui vous tendent gentiment leur odeur à respirer jusqu'à la fenêtre de l'atelier et comme sur le pas de sa porte, ces soirées de Mme Lemaire prennent aux saison dont elles imitent le retour, tous les ans identiques, le charme des choses qui passent, qui passent et qui reviennent sans pouvoir nous rendre avec elles tout ce que nous avions de leurs soeurs disparues, aimé, le charme et avec le charme aussi la tristesse. Pour nous qui depuis bien des années déjà en avons vu tant passer de ces fêtes de Mme Lemaire, de ces fêtes de mai, de mois de mai tièdes et parfumés alors à jamais glacés aujourd'hui, nous pensons à ces soirées de l'atelier comme à nos printemps odorants, maintenant enfuis. Comme la vie mêlait ses charmes, souvent nous nous sommes hâtés vers les soirées de l'atelier, pas seulement peut-être pour les tableaux que nous allions y voir et les musiques que nous allions y écouter. Nous nous hâtions dans le calme étouffant des soirées sereines, et parfois sous ces averses légères et tièdes de l'été qui font pleuvoir mêlés aux gouttes d'eau les pétales de fleurs. C'est dans cet atelier plein de souvenirs que nous ravit d'abord tel charme dont le temps a peu à peu dissipé, en la découvrant, la mensongère illusion et l'irréalité. C'est là, au cours de telle de ces fêtes, que se formèrent peut-être les premiers liens d'une affection qui ne devait nous apporter dans la suite que trahisons répétées, pour une inimitié finale. En nous souvenant maintenant, nous pouvons d'une saison à l'autre compter nos blessures et enterrer nos morts. Aussi chaque fois que, afin de l'évoquer, je regarde au fond tremblant et terni de ma mémoire une de ces fêtes, aujourd'hui mélancolique d'avoir été délicieuse de possibilités irréalisées, il me semble l'entendre qui me dit avec le poète :
" Prends mon visage, essaye si tu le peux de le regarder en face ; je m'appelle ce qui aurait pu être, ce qui aurait pu être et qui n'a pas été. "
La grande-duchesse Vladimir s'est assise au premier rang, entre la comtesse Greffulhe et la comtesse de Chevigné. Elle n'est séparée que par un mince intervalle de la petite scène élevée au fond de l'atelier, et tous les hommes, soit qu'ils viennent successivement la saluer, soit que pour rejoindre leur place, ils aient à passer devant elle, le comte Alexandre de Gabriac, le duc d'Uzès, le marquis Vitelleschi et le prince Borghèse, montrent à la fois leur savoir-vivre et leur agilité en longeant les banquettes face à son Altesse, et reculent vers la scène pour la saluer plus profondément, sans jeter le plus petit coup d'oeil derrière eux pour calculer l'espace dont ils disposent. Malgré cela, aucun d'eux ne fait un faux-pas, ne glisse, ne tombe par terre, ne marche sur les pieds de la Grande-Duchesse, toutes maladresses qui feraient, d'ailleurs, il faut l'avouer, le plus fâcheux effet. Mlle Lemaire, si exquise maîtresse de maison, vers qui tous les regards sont tournés, dans l'admiration de sa grâce, s'oublie à écouter en riant le charmant Grosclaude. Mais au moment où j'allais esquisser un portrait du célèbre humoriste et explorateur, Reynaldo Hahn fait entendre les premières notes du " Cimetière " et force m'est de remettre à un de mes prochains salons la silhouette de l'auteur des " Gaietés de la semaine " qui depuis, avec tant de succès, évangélisa Madagascar.
Dès les premières notes du " Cimetière ", le public le plus frivole, l'auditoire le plus rebelle est dompté. Jamais, depuis Schumann, la musique pour peindre la douleur, la tendresse, l'apaisement devant la nature, n'eut de traits d'une vérité aussi humaine, d'une beauté aussi absolue. Chaque note est une parole, ou un cri ! La tête légèrement renversée en arrière, la bouche mélancolique, un peu dédaigneuse, laissant s'échapper le flot rythmé de la voix la plus belle, la plus triste et la plus chaude qui fut jamais, cet " instrument de musique de génie " qui s'appelle Reynaldo Hahn étreint tous les coeurs, mouille tous les yeux, dans le frisson d'admiration qu'il propage au loin et qui nous fait trembler, nous courbe tous l'un après l'autre, dans une silencieuse et solennelle ondulation des blés sous le vent. Puis M. Harold Bauer joue avec brio des danses de Brahms. Puis Mounet-Sully récite des vers, puis chante M. de Soria. Mais plus d'un est encore à penser aux " roses dans l'herbe "du cimetière d'Ambérieu, inoubliablement évoqué. Mme Madeleine Lemaire fait taire Francis de Croisset qui bavarde un peu haut avec une dame, laquelle a l'air de ne pas goûter la défense qui vient ainsi d'être édictée à son interlocuteur. La marquise de Saint-Paul promet à Mme Gabrielle Krauss un éventail peint par elle-même et lui arrache en échange la promesse qu'elle chantera " J'ai pardonné " à l'un des jeudis de la rue Nitot. Peu à peu les moins intimes s'en vont. Ceux qui sont plus liés avec Mme Lemaire prolongent encore la soirée, plus délicieuse d'être moins étendue, et dans le hall à demi-vide, plus près du piano, on peut, plus attentif, plus concentré, écouter Reynaldo Hahn qui redit une mélodie pour Georges de Porto-Riche arrivé tard.
- Il y a dans votre musique quelque chose de délicat ( geste de la main qui semble détacher l'adjectif ) et de douloureux ( nouveau geste de la main qui semble encore détacher l'adjectif ) qui me plaît infiniment, lui dit l'auteur du " Passé ", en isolant chaque épithète, comme s'il en percevait la grâce au passage.
Il semble ainsi d'une voix qui semble heureuse de dire les mots, accompagnant leur beauté d'un sourire, les jetant avec une nonchalance voluptueuse du coin des lèvres, comme la fumée ardente et légère d'une cigarette adorée, tandis que la main droite, aux doigts rapprochés, semble être en train d'en tenir une. Puis tout s'éteint, flambeaux et musique de fête, et Mme Lemaire dit à ses amis :
- Venez de bonne heure mardi prochain, j'ai Tamagno et Reszké.
Elle peut être tranquille. On viendra de bonne heure.
Dominique
article du Figaro 11 mai 1903