Charles François Victor Hugo
Choses Vues
7 mars 1830
minuit
On joue Hernani au Théâtre Français depuis le 28 février. Cela fait chaque fois cinq mille francs de recette. Le public siffle tous les soirs tous les vers ; c'est un rare vacarme, le parterre hue, les loges éclatent de rire. Les comédiens sont décontenancés et hostiles ; la plupart se moquent de ce qu'ils ont à dire. La presse a été à peu prés unanime et continue tous les matins de railler la pièce et l'auteur. Si j'entre dans un cabinet de lecture, je ne puis prendre un journal sans y lire : " Absurde comme Hernani ; niais, faux, ampoulé, prétentieux, extravagant et amphigourique comme Hernani. " Si je vais au théâtre pendant la représentation, je vois à chaque instant, dans les corridors où je me hasarde, des spectateurs sortis de leur loge et en jeter la porte avec indignation.
Mlle Mars joue son rôle honnêtement et fidèlement, mais en rit, même devant moi. Michelot jour le sien en charge et en rit, derrière moi. Il n'est pas un machiniste, pas un figurant, pas un allumeur de quinquets qui ne me montre un doigt.
Aujourd'hui j'ai dîné chez Joanny qui m'en avait prié. Joanny joue Ruy-Gomez, il demeure rue du Jardinet, n*1, avec un jeune séminariste son neveu. Le dîner a été grave et cordial. Il y avait des journalistes, entre autres M Merle, le mari de Mme Dorval. Après le dîner Joanny, qui a des cheveux blancs les plus beaux du monde, s'est levé, a empli son verre et s'est tourné vers moi. J'étais à sa droite. Voici littéralement ce qu'il m'a dit ( je rentre et j'écris ses paroles ) :
" - Monsieur Victor Hugo, le vieillard maintenant ignoré qui remplissait il y a deux cents ans le rôle de Don Diègue dans Le Cid, n'était pas plus pénétré de respect et d'admiration devant le grand Corneille que le vieillard qui joue Don Ruy Gomez ne l'est aujourd'hui devant vous. "
A quoi bon avoir sifflé. Hernani ? Empêche-t-on un arbre de verdir en en écrasant le bourgeon ?
Août 1830
Après juillet 1830, il nous faut la chose " république ", et le mot " monarchie ".
A ne considérer les choses que sous le point de vue de l'expédient politique, la révolution de juillet nous a fait passer brusquement du constitutionalisme au républicanisme. La machine anglaise est désormais hors de service en France. Les Whigs siégeraient à l'extrême droite de notre Chambre. L'opposition a changé de terrain comme le reste. Avant le 30 juillet elle était en Angleterre : aujourd'hui, elle est en Amérique.
La fatalité, que les anciens disaient aveugle, y voit clair et raisonne. Les événements se suivent, s'enchaînent et se déduisent dans l'histoire avec une logique qui effraie. En se plaçant un peu à distance on peut saisir toutes leurs démonstrations dans leurs rigoureuses et colossales proportions ; et la raison humaine brise sa courte mesure devant ces grands syllogismes du destin.
Donneurs de places ! preneurs de places ! demandeurs de places ! gardeurs de places ! C'est pitié de voir tous ces gens qui mettent une cocarde tricolore à leur marmite.
15 septembre
On a tort de croire que l'équilibre européen ne sera pas dérangé par notre révolution. Il le sera. Ce qui nous rend forts, c'est que nous pouvons lâcher son peuple sur tout roi qui nous lâchera son armée. Une révolution combattra partout où nous le voudrons.
L'Angleterre seule est redoutable pour mille raisons que j'expliquerai ailleurs.
Le ministère anglais nous fait bonne mine parce que nous avons inspiré au peuple anglais un enthousiasme qui pousse le gouvernement. Cependant Wellington sait par où nous prendre ; il nous entamera, l'heure venue, par Alger ou par la Belgique. Or nous devions chercher à nous lier de plus en plus étroitement avec la population anglaise pour tenir en respect son ministère, et pour cela envoyer en Angleterre un ambassadeur populaire, Benjamin Constant ou La Fayette, dont on eut dételé la voiture de Douvres à Londres, avec douze cent mille anglais en cortège. De cette façon notre ambassadeur eut été le premier personnage d'Angleterre, et qu'on juge le beau contrecoup qu'eut produit à Londres, à Manchester, à Birmingham, une déclaration de guerre à la France ! Wellington eut été paralysé devant La Fayette. Qu'avons-nous fait ? Nous avons envoyé Talleyrand. Le vice et l'impopularité en personne, avec cocarde tricolore. Comme si la cocarde couvrait le front. Pas un Anglais ne bougera.. L'enthousiasme britannique est tué. Faute énorme. Et cela parce que M. Thiers a craché deux ans sur les chenets de M. de Talleyrand.
Coterie et loterie ! Pauco meo Gallo.
A toutes les cicatrices que nos divers régimes ont laissées à la France, on trouve sur Talleyrand une tache correspondante.
Chose étrange que la figure des gens qui passent dans les rues le lendemain d'une révolution ! A tout moment vous êtes coudoyé par le vice et l'impopularité en personne avec cocarde tricolore. Beaucoup s'imaginent que la cocarde couvre le front.
Nous assistons en ce moment à une averse de places qui a des effets singuliers. Cela débarbouille les uns . Cela crotte les autres.
On est tout stupéfait des existences qui surgissent toutes faites dans la nuit qui suit une révolution. Il y a du champignon dans l'homme politique.
Charles X croit que la révolution qui l'a renversé est une conspiration creusée, minée, chauffée de longue main. Erreur ! C'est tout simplement une ruade du peuple.
Mon ancienne conviction royaliste et catholique de 1820 s'est écroulée pièce à pièce depuis dix ans devant l'âge et l'expérience. Il en reste pourtant encore quelque chose dans mon esprit, mais ce n'est qu'une religieuse et poétique ruine. Je me détourne quelquefois pour la considérer avec respect, mais je n'y viens plus prier.
L'ordre sous la tyrannie c'est, dit Alfiéri quelque part, " une vie sans âme ".
Nous sommes dans le moment des peurs paniques. Un club, par exemple, effraie et c'est tout simple, c'est un mot que la masse traduit par un chiffre : 93. Et, pour les basses classes, 93 c'est la disette, pour les classes moyennes c'est le maximum, pour les hautes classes c'est la guillotine.
Mais nous sommes en 1830.
Ma vie a été pleine d'épines. " - Est-ce pour cela que votre conscience est si déchirée ? "
Victor Hugo