lepoint.fr
Enveloppe datée du 11 juin 1914
Cher ami,
Je vous remercie mille fois d'avoir eu la gentillesse de m'écrire ; je crains que ce que j'ai voulu dire ait bien peu passé dans mes phrases et que ce qui seul m'a paru valoir la peine d'écrire demeure inconnu. Vous êtes trop bon de penser aussi à mes ennuis et à mes chagrins ; hélas, la mesure a été comblée par la mort d'un jeune homme que j'aimais probablement plus que tous mes amis puisqu'elle me rend si malheureux. Bien que de la plus humble " condition " et n'ayant aucune culture, j'ai de lui des lettres qui sont d'un grand écrivain
C'était un garçon d'une intelligence délicieuse ; et ce n'est pas du reste du tout pour cela que je l'aimais. J'ai été longtemps sans m'en apercevoir, moins longtemps que lui d'ailleurs. J'ai découvert en lui ce mérite si merveilleusement incompatible avec tout ce qu'il était, je l'ai découvert avec stupéfaction, mais sans que cela ajoutât rien à ma tendresse. Après l'avoir découvert, j'ai eu seulement quelque plaisir à le lui apprendre. Mais il est mort avant de bien savoir ce qu'il était, et même avant de l'être entièrement. Tout cela est mêlé à des circonstances si affreuses que, déjà brisé comme j'étais, je ne sais comment je peux porter tant de chagrin. Merci aussi d'avoir été indulgent à Monsieur de Charlus. J'essayai de peindre l'homosexualité épris de virilité parce que, sans le savoir, il est une Femme. Je ne prétends nullement que ce soit le seul homosexuel. Mais c'en est un qui est très intéressant et qui, je crois, n'a jamais été décrit. Comme tous les homosexuels du reste, il est différent du reste des hommes, en certaines choses pire, en beaucoup d'autres infiniment meilleur. De même qu'on peut dire :
" Il y a un certain rapport entre un tempérament arthritique ou nerveux de telle personne et ses dons de sensibilité, etc. "
Quand à mon titre A la Recherche du Temps perdu, l'explication qu'en a donnée Monsieur Ghéon m'a vraiment porté malheur, car ( ce qui montre du reste la grande influence qu'il exerce ) il n'est plus un critique, hollandais ou breton, qui ne me " resserve ", en moins bon langage, ses reproches. Il semble bien pourtant que " Temps perdu " signifie " Passé ", et puisque j'annonçais le 3me volume sous le titre :
" Le Temps retrouvé ", c'était bien dire que j'allais vers quelque chose, que tout cela n'était pas une vraie évocation de dilettante. Fallait-il donc dès le début annoncer ce que je ne découvrirais qu'à la fin ? je ne crois pas, pas plus que je ne crois qu'il ait été d'un artiste de dévoiler tout de suite que si Swann laissait Monsieur de Charlus sortir avec Odette, c'était parce que celui-ci avait été épris de Swann dès le collège, et qu'il savait n'avoir pas à être jaloux. Cher ami, j'aime tant causer avec vous que je me fatigue trop ; je vous dis adieu et je vous remercie encore en vous assurant de mes sentiments bien profondément affectueux et admiratifs.
Marcel Proust
Enveloppe datée du 20 juin 1914
Cher ami,
Et je ne sais ce que je pourrai ensuite. Dîtes, je vous prie, à Copeau quelle profonde sympathie j'ai pour lui et combien le succès ( si l'on peut employer pour quelque chose de si noble et de si rare ce mot décrié ) de son entreprise m'a réjoui. Croyez-moi, cher Gide, votre admirateur et ami reconnaissant.
Marcel Proust
24 décembre 1914
Cher ami, actualitte.com
Marcel Proust
La fin de cette lettre, seulement, du 30 décembre ( le début daté par erreur du 24 doit être du 21 ) est écrite depuis une nouvelle lettre de Madame Lemarié qui ne me donne d'ailleurs aucune épreuve, mais me communique des lettres de l'imprimeur qui me font croire à la bonne volonté de Madame Lemarié.
102 Boulevard Haussmann,
jeudi 28 septembre 1916
Cher ami,
Depuis que vous êtes venu, que j'aie pensé constamment à vous, cela ne changeait en somme rien à ce qui était déjà. Mais le projet, chaque jour, d'aller vous voir le lendemain, les médicaments pris pour être en état de le faire, deux sorties ( les deux seules depuis votre visite ) pour aller vous trouver, et ayant exigé avant tant de fumigations, etc., qu'une fois dehors il était si tard que je n'ai plus osé aller rue Claude-Lorrain, tout cela je ne sais pas si vous vous en doutez, puisque mon agitation, incessante comme le mouvement des sphères, a abouti, comme lui, à un Silence dont vous n'avez peut-être pas deviné le bondissant et fébrile contenu. La première fois ( c'était je crois dimanche dernier ); Gallimard, le charmant Gallimard qui m'a tant touché en me parlant de vous une autre fois, est un peu responsable. Au moment de partir rue Claude-Lorrain, je suis entré dans un café, je lui ai téléphoné, et j'ai demandé à la dame répondante de s'informer si je pouvais aller voir ce soir Monsieur Gide. La dame est revenue en me disant, par une évidente et ingénieuse déformation ( qui plus tard m'a réjoui en confirmant l'exactitude d'une très analogue que j'avais mise dans mon livre et dont j'eusse souhaité pouvoir faire comme en arithmétique la preuve par 9 ), que Monsieur Gide avait dû dîner chez Monsieur Maurice Herbette. Or, je devine le nom du grand peintre qui s'est trouvé subir cette métamorphose. Ne me sentant pas encouragé, j'ai demandé Gallimard lui-même ( auquel j'ai oublié de parler de Maurice Herbette ) ; il est venu au téléphone, m'a dit qu'il était dix heures moins 5, que vous vous couchiez de bonne heure, etc. Or je me suis rendu compte après qu'il s'était trompé, qu'il était 9 heures 35. Mais enfin, je comprends que vous habitez chez des amis. Peut-on aller vous y voir, sans indiscrétion ? Et, si oui, jusqu'à quelle heure ? Si vous me le dîtes, le premier jour où je serai bien, j'essaierai à tout hasard de vous trouver.
J'espère que vous avez de bonnes nouvelles de Rivière. Je me fais de sa grande action, de sa douloureuse vie, un si intime et journalier entretien, que je m'étonne parfois de ne pouvoir imaginer le visage de celui que, de ma part du moins, je pourrais appeler un ami, car, si je ne l'ai jamais vu, je ressens pour lui tout ce qui peut entrer de meilleur dans l'amitié.
Ma rupture avec Grasset a été précédée de nouvelles objections que j'ai faites à Gallimard. Jamais homme n'accumula tant de bonnes raisons que je ne fis pour le dissuader d'un projet qui me plaisait tant ; jamais homme non plus ne mit plus de courageux entêtement que lui à se préparer des ennuis possibles sans compensation de plaisir. Et je n'appelle pas ennui le blâme des gens que nous méprisons et qui ne me ferait pas lever de mon lit, comme l'article de je ne sais quel critique médiocre fit, m'a-t-on dit, coucher Suarès dans le sien. ( C'est bien la peine d'avoir tant d'orgueil ! qui devrait préserver de ces souffrances-là, les seules que, malgré ma modestie, je ne connaisse pas. ) Mais je pense au blâme des gens qu'on admire, à Jammes mettant mon livre à l'Index, probablement, et aux bulles de Claudel ( j'ai vu une seule fois cinq minutes le premier et jamais le second, mais je pense que leur célébrité m'excuse de dire Jammes et Claudel sans " Monsieur " ). Cher ami, mes yeux sont trop fatigués pour que je puisse prolonger cette lettre qui d'ailleurs a dû excéder les bornes de votre bienveillante patience. Et je vous redis seulement toute mon admirative amitié.
Marcel Proust