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samedi 3 mars 2012

Lettres à Madeleine 14 Apollinaire



Lettre à Madeleine

            La pianiste                                                                                    14 août 1915
    Marie Laurencin 1916   

                  Madeleine, maintenant vous avez sans doute Case d'Armons et nous étant compris comme nous nous comprenons je n'en crains plus la lecture que vous en ferez. Certes vous devez être bien belle, vos yeux et vos lèvres l'attestent à votre mère. Parlez-moi beaucoup, beaucoup de votre beauté.Je ne veux point chez vous d'humilité sur ce point et il faut que vous ayez à coeur de m'en imposer sans cesse à ce sujet très important.
                  J'ai compris ce qu'était la 3è naissance et suis heureux de l'avoir déterminée, mais à ce propos on attendra la puberté pour que cela soit complet et que nous puissions jubiler à la limite du possible. Nous nous comprenons de loin, mais vous ne pouvez encore comprendre à quel point je vous désire ni tout ce que j'imagine de vos beautés et de votre amour. vous n'en serez pas choquée d'ailleurs si vous le saviez. Et ce douloureux frisson je l'ai souvent aussi et il suffit que je songe à vos yeux si lourds et à votre voix. Vos yeux sont lourds quand ils ne regardent pas, mais dès qu'ils regardent ils deviennent doux et légers : je me souviens très bien de cette double impression dans le train. Donc nous sommes d'accord sur la question de ceux qui doivent continuer notre vie en attestant notre amour - s'il se peut toutefois, car avec bon sens vous mettez la question au point. Songez cependant que rien de plus prolifique que le sang polonais, le vôtre d'après ce que vous m'en avez dit n'est point stérile non plus et il y a bien 70% chances que nous ne restions point tout seuls.
                Je dors peu, mais je dors bien, jamais d'insomnie.Mais j'aime bien rester au lit sans dormir ou y lire, je me lève très facilement aussi et il faudra me faire lever, me faire me hâter, ne jamais laisser à l'indolence, à l'insouciance slaves ou à la timidité poétique le droit d'empiéter sur le temps de l'homme point paresseux que je suis. Je vous juge très sérieuse, très imbue du sentiment du devoir, de votre rôle, vous êtes la femme que j'ai rêvée, ma chérie, et qui permet l'espoir de faire de grandes choses.
             Je n'aime pas me coucher tard et si je veille ici, c'est que je n'ai pas le temps d'écrire le jour, mais je me couche de bonne heure chaque fois que je peux, tandis que j'aime beaucoup me lever de bon matin. Ici je suis servi 4h1/2. Je me couche vers 2h. Mais je vous dis je n'ai pas besoin de sommeil. Quand j'allais au Lycée je me levais à 3h du matin pour faire mes devoirs, de cette façon j'avais ma soirée libre, mais je me couchais à 9h. -
             Il ne serait pas mal d'être orgeat ou guimauve. Ce qui est mal c'est d'être faux orgeat et fausse guimauve et la peur de vivre est une imitation à rebours de la joie de vivre de ce tout de même très grand Zola.
             Banville est charmant, son influence est encore visible sur l'art poétique mais pas comme il l'aurait cru - d'une façon très différente.       
            Pour ce qui est de R.R. je le défends aussi dans ce que j'en ai dit et je sais bien qu'il y a quelque chose d'Européen en lui et même dans son attitude. Mais ici il est trop long d'épiloguer et en comparant mes deux lettres ( d'aujourd'hui et l'autre) vous arriverez à voir juste. Je ne suis pas un fou et sais faire la part des choses. Il avait été question dans nos lettres de ce que vous appeliez justement " la noce ignoble des L... ",. D'autres renseignements montrent que tout va très bien et que sauf quelques divergences officielles les particuliers sont plus que bien traités. Tout se relève, le commerce va. C'est inou¨même et dans les principales villes les mariages mixtes sont courants. J'ai à cet égard des précisions extraordinaires. Donc il faut regarder froidement les choses et l'attitude de R.R. vue du point de vue de Sirius est peut-être sans importance. Il se peut même qu'il ait raison, mais la raison serait ici la déraison même, parce que quand quelqu'un vous donne une gifle et qu'il est votre ennemi, on serait bien fou d'aller voir s'il a raison ou tort..
On se bat avec lui et on tâche de le rosser. Voilà le point de vue humain pour ce qui concerne les nations. Aux particuliers chrétiens le Christ a enseigné une autre méthode mais elle s'applique évidemment à des personnages uniques à moins que dans le socialisme on ne veuille voir de la charité chrétienne ordonnée à des foules et non plus seulement aux simples particuliers.
              Moi aussi j'ai appris le piano pendant 10 ou 12 ans et je ne sais pas du tout jouer quoique j'aime bien m'amuser sur un piano ou un harmonium mais de la façon la plus puérile et rarement -
              Je vous adore, ma Madeleine chérie, nous n'aurons pas besoin d'exubérance nous exulterons et c'est bien plus beau.
              La guerre s'embourgeoise, m'a écrit quelqu'un, c'est presque vrai. C'est curieux, ces permissions. La tranquillité de tout. Mais la guerre est là tout de même, les obus s'envolent toujours.
              Je vais terminer mon poème à l'Italie qui m'a été demandé par La Voce.
              Ma Madeleine je vous prends toute. Je crois, à vous lire,que non seulement nous nous aimerons, mais que nous nous entendrons bien et serons aussi en plus de tout une paire d'amis.

                                                                                                                      Gui
                                                                                                              
              Mon amie je n'avais pas fini d'écrire la lettre que la guerre semble recommencer.