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dimanche 15 mars 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 5 France )



                                                   Livre cinquième

            Après avoir vu M de Marigny mon premier soin en arrivant à Versailles fut d'aller remercier Mme de Pompadour. Elle me témoigna du plaisir à me voir tranquille et ajouta avec bonté :
            - Les gens de lettres ont dans la tête un système d'égalité qui les fait parfois manquer aux convenances. J'espère, Marmontel, qu'à l'égard de mon frère vous ne les oublierez jamais.
            Je l'assurai que mes sentiments étaient d'accord avec mes devoirs.
            J'avais déjà fait connaissance avec M de Marigny dans la société des intendants des Menus-Plaisirs, et par eux j'avais su quel était l'homme à qui sa soeur m'avait recommandé de ne manquer jamais. Quant à l'intention j'étais bien sûr de moi. La reconnaissance, elle seule, m'eût inspiré tous les égards que sa position et la mienne exigeaient. Mais à l'intention il fallait ajouter l'attention à ménager en lui un amour-propre inquiet, ombrageux, susceptible, à l'excès de méfiance et de soupçons. La faiblesse de craindre qu'on ne l'estimât pas assez et qu'on ne dît de lui malignement et par envie ce qu'il y avait à dire sur sa naissance et sur sa fortune, cette inquiétude, dis-je, était au point que si, en sa présence, on se disait quelques mots à l'oreille, il en était effarouché. Attentif à l'opinion qu'on avait de lui, il lui arrivait souvent de parler de lui avec une humilité feinte pour éprouver si l'on se plairait à l'entendre se dépriser, et alors, pour peu qu'un sourire ou qu'un mot équivoque eût échappé, la blessure était profonde et sans remède. Avec les qualités essentielles de l'honnête homme et quelques-unes même de celles de l'homme aimable, de l'esprit, de la culture, un goût éclairé dans les arts, dont il avait fait une étude, car tel était l'objet d'un voyage en Italie, et dans les moeurs une droiture, une franchise, une probité rare. Mais en lui, l'humeur gâtait tout et cette humeur était quelquefois hérissée de rudesse et de brusquerie.
            Vous sentez, mes enfants, combien j'avais à m'observer pour être *
 toujours bien avec un homme de ce caractère.  Mais il m'était connu et cette connaissance était la règle de ma conduite. D'ailleurs, soit à dessein soit sans intention, il m'avertit par son exemple de la manière dont il voulait que je fusse avec lui. Étions-nous seuls, il avait l'air avec moi amical, libre, enjoué, l'air enfin de la société où nous avions vécu ensemble. Avions-nous des témoins, et singulièrement des artistes, il me parlait d'un air d'estime et avec affabilité, mais dans sa politesse le sérieux de l'homme en place et du supérieur se faisait sentir. Ce rôle me dicta le mien. Je distinguai en moi le secrétaire des Bâtiments de l'homme de lettres et de l'homme du monde et, en public, je donnai aux deux Académies dont il était le chef et à tous les artistes employés sous ses ordres, l'exemple du respect que nous devions tous à sa place. Personne, à ses audiences, n'avait le maintien, le langage plus décemment composé que moi.... Comme le badinage ne pouvait être égal entre nous, je m'y refusais doucement.....  Il avait dans l'esprit certain tour de plaisanterie pas toujours assez fin..... Je vis donc qu'avec lui il fallait m'en tenir à une gaîté modérée et je n'allais pas au-delà...... il voulut bien me tenir un langage analogue au mien.
            Seulement quelquefois sur ce qui le touchait, il semblait vouloir essayer mon sentiment et ma pensée.
Par exemple, lorsqu'il obtint dans l'ordre du Saint-Esprit, la charge qui le décorait, et que j'allai lui en faire compliment :
            - Mr Marmontel, me dit-il, le roi me décrasse.
            Je répondis comme je le pensais, " que sa noblesse à lui était dans l'âme, et valait bien celle du sang."
            Une autre fois revenant du spectacle, il me raconta qu'il y avait passé un mauvais moment ; qu'étant assis au balcon et ne songeant qu'à rire de la petite pièce, il avait tout à coup entendu l'un des personnage, un soldat ivre  qui disait :
            " Quoi ! j'aurais une jolie soeur, et cela ne me vaudra rien, lorsque tant d'autres font fortune par leurs arrières-petites-cousines ? " 
            - Figurez-vous, ajouta-t-il, mon embarras et ma confusion ! Heureusement le parterre n'a pas fait attention à moi.
            - Monsieur, lui répondis-je, vous n'avez rien à craindre. vous justifiez si bien ce que l'on fait pour vous, que personne ne pense à le trouver mauvais.
            ...... Ce fut ainsi que je fus cinq ans sous ses ordres sans le plus léger mécontentement ni de son côté ni du mien, et qu'en quittant la place qu'il m'avait accordée je le conservai pour ami.

 **           Je n'ai eu guère de meilleur temps en ma vie que les cinq années que je passai à Versailles. C'est que Versailles était pour moi divisé en deux régions : l'une était celle de l'intrigue, de l'ambition, de l'envie et de toutes les passions qu'engendre l'intérêt servile et le luxe nécessiteux. Je n'allais presque jamais là, l'autre était le séjour du travail, du silence, du repos. Après le travail, de la joie au sein du repos, et c'était là que je passais ma vie. Libre d'inquiétude, presque tout à moi-même, et n'ayant guère que deux jours de la semaine à donner au léger travail de ma place, je m'étais fait une occupation aussi douce qu'intéressante : c'était un cours d'études où méthodiquement et la plume à la main, je parcourais les principales branches de la littérature ancienne et moderne, les comparant l'une avec l'autre, sans partialité, sans égards, en homme indépendant et qui n'aurait été d'aucun pays ni d'aucun siècle. Ce fut dans cet esprit que recueillant de mes lectures les traits qui me frappaient et les réflexions que me suggéraient les exemples, je formai cet amas de matériaux que j'employai d'abord dans mon travail pour l'Encyclopédie, d'où je tirai ensuite ma Poétique française, et que j'ai depuis rassemblé dans mes Éléments de Littérature.....  je déposais en homme libre mes sentiments et mes pensées, et ce cours de lectures et de méditations avait pour moi d'autant plus d'attrait qu'à chaque pas je croyais découvrir, entre les intentions de l'art et ses moyens, entre ses procédés et ceux de la nature, des rapports qui pouvaient servir à fixer les règles du goût. J'avais peu de livres à moi, mais la bibliothèque royale m'en fournissait en abondance. J'en faisais bonne provision pour les voyages de la cour où je suivais M de Marigny, et les bois de Marly, les forêts de Compiègne et de Fontainebleau étaient mes cabinets d'étude. Je n'avais pas le même agrément à Versailles et la seule incommodité que j'y éprouvais était le manque de promenades. Le croira-t-on ? ces jardins magnifiques étaient impraticables dans la belle saison, surtout quand venaient les chaleurs ces pièces d'eau, ce beau canal, ces bassins de marbre entourés de statues où semblait respirer le bronze, exhalaient au loin des vapeurs pestilentielles. Et les eaux de Marly ne venaient à grands frais croupir dans ce vallon que pour empoisonner l'air qu'on y respirait. J'étais obligé d'aller chercher un air pur et une ombre saine dans les bois de Verrières ou de Satory.
            Cependant pour moi les voyages ne se ressemblaient pas. A Marly, à Compiègne je vivais solitaire et sobre. Il m'arriva une fois à Compiègne d'être six semaines au lait pour mon plaisir et en pleine santé.. Jamais mon âme n'a été plus calme, plus paisible. Mes jours s'écoulaient dans l'étude et avec une égalité inaltérable, mes nuits n'étaient qu'un doux sommeil et, après m'être éveillé le matin pour avaler une ample jatte du lait écumant de ma vache noire je refermais les yeux pour sommeiller encore une heure. La discorde aurait bouleversé le monde je ne m'en serais point ému. A Marly je n'avais qu'un seul amusement : c'était le curieux spectacle du jeu du roi dans le salon. Là, j'allais voir autour d'une table de lansquenet, le tourment des passions concentrées par le respect, l'avide soif de l'or, l'espérance, la crainte, la douleur de la perte, l'ardeur du gain, la joie après une main pleine, le désespoir après un coup-gorge, se succéder rapidement dans l'âme des joueurs, sous le masque immobile d'une froide tranquillité.
            Ma vie était moins solitaire et moins sage à Fontainebleau. Les soupers des Menus-Plaisirs, les courses aux chasses du roi, les spectacles étaient pour moi de fréquentes dissipations, et je n'avais pas, je l'avoue, le courage de m'en défendre.
            A Versailles j'avais aussi mes amusements, mais réglés sur mon plan d'étude et de travail, de façon à ne jamais être que des   délassements pour moi.                                                                ***

            Ma soeur aînée était en âge d'être mariée et, quoique je n'eusse qu'une bien petite dot à lui donner, il se présentait pour elle, dans mon pays, nombre de partis convenables. Je préférai celui qui, du côté des moeurs et des talents m'était connu pour le meilleur. Et mon choix se trouva le même que ma soeur..... Odde mon condisciple...... Il vit encore..... pour héritage un ami rare et précieux. Cet ami dont M Turgot m'a fait souvent l'éloge, était un M de Malsaigue, vrai philosophe qui, dans notre ville isolée.... passait sa vie à lire Tacite, Plutarque, Montaigne, à prendre soin de ses domaines, à cultiver ses jardins..... Le mariage fut conclu.

            Il me reste à parler de deux liaison particulières que j'avais encore à Versailles : l'une de simple convenance, avec Quesnai médecin de madame de Pompadour, l'autre avec Mme de Marchais et son ami intime, le comte d'Angiviller, jeune homme d'un grand caractère. Pour celle-ci elle fut bientôt une liaison de sentiment, et depuis quarante ans qu'elle dure, je puis la citer comme exemple d'une amitié que ni les années, ni les événements n'ont fait varier ni fléchir. Commençons par Quesnai, car c'est le moins intéressant. Quesnai logé bien à l'étroit dans l'entresol de Mme de Pompadour, ne s'occupait du matin au soir que d'économie politique et rurale. Il croyait en avoir réduit le système en calculs et en axiomes d'une évidence irrésistible et, comme il formait une école, il voulait bien se donner la peine de m'expliquer sa nouvelle doctrine pour se faire de moi un disciple et un prosélyte. Moi qui songeais à me faire de lui un médiateur auprès de Mme de Pompadour, j'appliquais tout mon entendement à concevoir ces vérités qu'il me donnait pour évidentes, et je n'y voyais que du vague et de l'obscurité. Lui faire croire que j'entendais ce qu'en effet je n'entendais pas était au-dessus de mes forces, mais je l'écoutais avec une patiente docilité et je lui laissai l'espérance de m'éclaircir enfin et de m'inculquer sa doctrine. C'en eût été assez pour me gagner sa bienveillance. Je faisais plus, j'applaudissais à un travail que je trouvais en effet estimable, car il tendait à rendre l'agriculture recommandable dans un pays où elle était trop dédaignée et à tourner vers cette étude une foule de bons esprits. J'eus même une occasion de la flatter par cet endroit sensible, et ce fut lui qui me l'offrit.
            Un Irlandais appelé " Patulo " ayant fait un livre où il développait les avantages de l'agriculture anglaise sur la nôtre, avait obtenu par Quesnai de Mme de Pompadour, que ce livre lui fût dédié. Mais il avait mal fait son épître dédicatoire. Mme de Pompadour, après l'avoir lue, lui dit de s'adresser à moi et de me prier de sa part de la retoucher avec soin. Je trouvai plus facile de lui en faire une autre et, en y parlant de cultivateurs, j'attachai à leur condition un intérêt assez sensible pour que Mme de Pompadour, à la lecture de cette épître, eût les larmes aux yeux. Quesnai s'en aperçut, et je ne puis vous dire combien il fut content de moi. Sa manière de me servir auprès de la marquise était de dire çà et là des mots qui semblaient lui échapper, et qui cependant laissaient des traces.
            A l'égard de mon caractère je n'en rappellerai qu'un trait qui va le faire assez connaître. Il avait été placé là par le vieux duc de Villeroy et par une comtesse d'Estrade, amie et complaisante de Mme d'Etioles qui, ne croyant pas réchauffer un serpent dans son sein, l'avait tirée de la misère et amenée à la cour. Quesnai était donc attaché à Mme d'Estrade par la reconnaissance, lorsque cette intrigante abandonna sa bienfaitrice pour se livrer au comte d'Argenson et conspirer avec lui contre elle.
            Il est difficile de concevoir qu'une aussi vilaine femme, dans tous les sens, eût, malgré la laideur de son âme et de sa figure, séduit un homme du caractère, de l'esprit et de l'âge de M d'Argenson. Mais elle avait à ses yeux le mérite de lui sacrifier une personne à qui elle devait tout, et d'être, pour l'amour de lui, la plus ingrate des créatures.
            Cependant Quesnai, sans s'émouvoir de ces passions ennemies, était, d'un côté, l'incorruptible serviteur de Mme de Pompadour, et de l'autre, le fidèle obligé de Mme d'Estrade laquelle répondait de lui à M d'Argenson et, quoique sans mystère, il allât les voir quelquefois, Mme de Pompadour n'en avait aucune inquiétude. De leur côté ils avaient en lui autant de confiance que s'il n'avait tenu par aucun lien à Mme de Pompadour.
            Or, voici qu'après l'exil de M d'Argenson , me raconta Dubois qui avait été son secrétaire, c'est lui-même qui va parler. Son récit m'est présent et vous pouvez croire l'entendre.
            " Pour supplanter Mme de Pompadour, me dit-il, M d'Argenson et Mme d'Estrade avaient fait inspirer au roi le désir d'avoir les faveurs de la jeune et belle Mme de Choiseul, femme du menin. L'intrigue avait fait des progrès, elle en était au dénouement. Le rendez-vous était donné, la jeune dame y était allée, elle y était dans le moment même où M d'Argenson, Mme d'Estrade, Quesnai et moi nous étions ensemble dans le cabinet  du ministre. Nous deux, témoins muets, mais M d'Argenson et Mme d'Estrade, très occupés, très inquiets de ce qui se serait passé. Après une assez longue attente, arrive Mme de Choiseul, échevelée et dans le désordre qui était la marque de son triomphe. Mme d'Estrade court au-devant d'elle, les bras ouverts, et lui demande si c'en est fait.
            " - Oui, c'en est fait, répondit-elle. Je suis aimée, il est heureux. Elle va être renvoyée, il m'en a donné sa parole. "
             A ces mots ce fut un grand éclat de joie dans le cabinet. Quesnai, lui seul, ne fut point ému. 
            " - Docteur, lui dit M d'Argenson, rien ne changera pour vous, et nous espérons bien que vous nous resterez.
            - Moi, monsieur le comte, répondit froidement Quesnai en se levant, j'ai été attaché à Mme de Pompadour dans sa prospérité, je le serai dans sa disgrâce. " 
            Et il s'en alla sur-le-champ. Nous restâmes pétrifiés. Mais on ne prit de lui aucune méfiance.
            - Je le connais, dit Mme d'Estrade, il n'est pas homme à nous trahir. 
           Et en effet, ce ne fut pas par lui que le secret fut découvert et que la marquise de Pompadour fut délivrée de sa rivale.                                 ****
            Voilà le rôle de Dubois.
            Tandis que les orages se formaient et se dissipaient au-dessus de l'entresol de Quesnai, il griffonnait ses axiomes et ses calculs d'économie rustique, aussi tranquille, aussi indifférent à ces mouvements de la cour que s'il en eût été à cent lieues de distance. Là-bas on délibérait de la paix, de la guerre, du choix des généraux, du renvoi des ministres, et nous, dans l'entresol, nous raisonnions d'agriculture, nous calculions le produit net, ou quelquefois nous dînions gaîment avec Diderot, d'Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon. Et Mme de Pompadour ne pouvant pas engager cette troupe de philosophes à descendre dans son salon, venait elle-même les voir à table et causer avec eux.
            L'autre liaison dont j'ai parlé m'était infiniment plus chère. Mme de Marchais n'était pas seulement, à mon gré, la plus spirituelle et la plus aimable des femmes, mais la meilleure et la plus essentielle des amies, la plus active, la plus constante, la plus vivement occupée de tout ce qui m'intéressait. Imaginez-vous tous les charmes du caractère, de l'esprit, du langage réunis au plus haut degré, et même ceux de la figure, quoiqu'elle ne fût pas jolie. Surtout dans ses manières, une grâce pleine d'attraits, telle était cette jeune fée. Son âme active au-delà de toute expression donnait aux traits de sa physionomie une mobilité éblouissante.et ravissante. Aucun de ses traits n'était celui que le pinceau aurait choisi, mais tous ensemble avaient un agrément que le pinceau n'aurait pu rendre. Sa taille, dans sa petitesse, était, comme on dit, faite au tour, et son maintien communiquait à toute sa personne un caractère de noblesse imposant. Ajoutez à cela une culture exquise, variée, étendue, depuis la plus légère littérature jusqu'aux plus hautes conceptions du génie. Une netteté dans les idées, une finesse, une justesse, une rapidité dont on était surpris, une facilité, un choix d'expressions toujours heureuses, coulant de source et aussi vite que la pensée. Ajoutez une âme excellente.....
            Sa société était composée de tout ce que la cour avait de plus aimable et de ce qu'il y avait parmi les gens de lettres de plus estimable du côté des moeurs, de plus distingué du côté des talents. Avec les gens de cour elle était un modèle de la politesse la plus délicate et la plus noble. Les jeunes femmes venaient chez elle en étudier l'air et le ton. Avec les gens de lettres elle était au pair des plus ingénieux et au niveau des plus instruits...... Mais la variété de sa conversation en était surtout le prodige..... Telle était la manière dont cette femme unique savait animer, embellir, et comme enchanter sa maison.
7            Grande musicienne..... elle avait été du petit spectacle de Mme de Pompadour et, lorsque cet amusement avait cessé elle était restée son amie. Elle avait soin, plus que moi, de cultiver ses bontés pour moi.....
            Son jeune ami, M d'Angiviller, était d'autant plus intéressant, qu'avec tout ce qui rend aimable, et tout ce qui peut rendre heureux, une belle figure, un esprit cultivé, le goût des lettres et des arts, une âme élevée, un coeur pur, l'estime du roi, la confiance et la faveur intime de M le Dauphin..... il ne laissait pas d'être ou de paraître, du moins intérieurement, malheureux. Inséparable de Mme de Marchais, mais triste, interdit devant elle, d'autant plus sérieux qu'elle était plus riante, timide et tremblant à sa voix, lui, dont le caractère avait de la force et de l'énergie, troublé lorsqu'elle lui parlait, la regardant d'un air souffrant..... au contraire, en son absence déployant sa belle physionomie, causant bien et avec chaleur..... rien ne ressemblait plus à la situation d'un amant traité avec rigueur et dominé avec empire..... Si ce personnage d'amant malheureux n'eût duré que peu de temps, on l'aurait cru joué. Mais plus de quinze ans de suite il a été le même. Il l'a été depuis la mort de M de Marchais, comme de son vivant, jusqu'au moment où sa veuve a épousé M d'Angiviller. Alors la scène a changé de face. Toute l'autorité a passé à l'époux et ce n'a plus été, du côté de l'épouse, que déférence et complaisance, avec l'air soumis du respect. Je n'ai rien observé en ma vie de si singulier dans les moeurs, que cette mutation volontaire et subite, qui fut depuis, pour l'un et l'autre, un sort également heureux.
            Il y avait longtemps que sur la manière de déclamer les vers tragiques j'étais en dispute réglée avec Mlle Clairon. Je trouvais dans son jeu trop d'éclat, trop fougue, pas assez de souplesse et de variété, et surtout une force qui, n'étant pas modérée, tenait plus de l'emportement que de la sensibilité. C'est ce que, avec ménagement, je tachais de lui faire entendre
            " - Vous avez, lui disais-je, tous les moyens d'exceller dans votre art et, toute grande actrice que vous êtes il vous serait facile encore de vous élever au-dessus de vous-même, en les ménageant davantage ces moyens que vous prodiguez. vous m'opposez vos succès éclatants et ceux que vous m'avez valus, vous m'opposez l'opinion et les suffrages de vos amis, vous m'opposez l'autorité de M de Voltaire qui, lui-même, récite ses vers avec emphase et qui prétend que les vers tragiques veulent dans la déclamation la même pompe que dans le style. Et moi, je n'ai à vous opposer qu'un sentiment irrésistible qui me dit que la déclamation,comme le style, peut être noble, majestueux, tragique avec simplicité, que l'expression, pour être vive et profondément pénétrante, veut des gradations, de nuances, des traits imprévus et soudains, qu'elle ne peut avoir lorsqu'elle est tendue et forcée. "
            Elle me disait quelquefois, avec impatience, que je ne la laisserais pas tranquille qu'elle n'eût pris le ton familier et comique dans la tragédie.
           " - Eh ! non, mademoiselle, lui disais-je, vous ne l'aurez jamais, la nature vous l'a défendu. vous ne l'avez pas même au moment où vous me parlez. Le son de votre voix, l'air de votre visage, votre prononciation, votre geste, vos attitudes sont naturellement nobles. Osez seulement vous fier à ce beau naturel, j'ose vous garantir que vous en serez plus tragique. "                    
            D'autres conseils que les miens prévalurent, et las de me rendre
inutilement importun, j'avais cédé, lorsque je vis l'actrice revenir tout à coup d'elle-même à mon sentiment. Elle venait jouer Roxane au petit théâtre de Versailles. J'allai la voir à sa toilette et, pour la première fois, je la trouvai habillée en sultane. Sans panier, les bras à demi-nus, et dans la vérité du costume oriental, je lui en fis mon compliment.
            " - Vous allez, me dit-elle, être content de moi. Je viens de faire un voyage à Bordeaux, je n'y ai trouvé qu'une très petite salle, il a fallu m'en accommoder. Il m'est venu dans la pensée d'y réduire mon jeu et d'y faire l'essai de cette déclamation simple que vous m'avez tant demandée. Elle y a eu le plus grand succès. Je vais en essayer encore ici sur ce petit théâtre. Allez m'entendre. Si elle y réussit de même, adieu l'ancienne déclamation. "
            L'événement passa son attente et la mienne. Ce ne fut plus l'actrice, ce fut Rowane elle-même que l'on crut voir et entendre. L'étonnement, l'illusion, le ravissement fut extrême. On se demandait : " Où sommes-nous ? " On n'avait rien entendu de pareil. Je la revis après le spectacle, je voulus parler du succès qu'elle venait d'avoir :
            " - Et ne voyez-vous pas, me dit-elle, qu'il me ruine ? Il faut dans tous mes rôles que le costume soit observé. La vérité de la déclamation tient à celle du vêtement. Toute ma riche garde-robe de théâtre est, dès ce moment, réformée. J'y perds pour dix mille écus d'habits, mais le sacrifice en est fait. Vous me verrez ici dans huit jours jouer Electre au naturel, comme je viens de jouer Roxane. "
            C'était l'Electre de Crébillon. Au lieu du panier ridicule et de l'ample robe de deuil qu'on lui avait vus dans ce rôle, elle y parut en simple habit d'esclave, échevelée et les bras chargés de longues chaînes.Elle y fut admirable, et quelque temps après, elle fut plus sublime encore dans l'Electre de Voltaire. Ce rôle que Voltaire lui avait fait déclamer avec une lamentation continuelle et monotone, parlé plus naturellement, acquit une beauté inconnue à lui-même, puisqu'en le lui entendant jouer sur son théâtre de Ferney où elle l'alla voir, il s'écria baigné de larmes et transporté d'admiration :
            " - Ce n'est pas moi qui ai fait cela, c'est elle. Elle a créé son rôle. " 
            Et en effet, par les nuances infinies qu'elle y avait mises, par l'expression qu'elle donnait aux passions dont ce rôle est rempli, c'était peut-être celui de tous où elle était le plus étonnante.
            Paris, comme Versailles, reconnut dans ces changements le véritable accent tragique et le nouveau degré de vraisemblance que donnait à l'action théâtrale le costume bien observé. Ainsi, dès lors, tous les acteurs furent forcés d'abandonner ces tonnelets, ces gants à frange, ces perruques volumineuses, ces chapeaux à plumets et tout cet attirail fantasque qui, depuis si longtemps, choquait la vue des gens de goût. Lekain lui-même suivit l'exemple de Mlle Clairon, et dès ce moment-là leurs talents perfectionnés furent en émulation et dignes rivaux l'un de l'autre.

        Les années que je passais à Versailles étaient celles où l'esprit philosophique avait le plus d'activité. D'Alembert et Diderot en avaient arboré l'enseigne dans l'immense atelier de l'Encyclopédie, et tout ce qu'il y avait de plus distingué parmi les gens de lettres s'y était rallié autour d'eux. Voltaire, de retour de Berlin, d'où il avait fait chasser le malheureux d'Arnaud, et où il n'avait pu tenir lui-même, s'était retiré à Genève, et de là il soufflait cet esprit de liberté, d'innovation, d'indépendance, qui a fait depuis tant de progrès. Dans son dépit contre le roi il avait fait des imprudences, mais on en fit une bien plus grande lorsqu'il voulut rentrer dans sa patrie, de l'obliger à se tenir dans un pays de liberté. La réponse du roi, " qu'il reste où il est ", ne fut pas assez réfléchie. Ses attaques n'étaient pas de celles qu'on arrête aux frontières. Versailles, où il aurait été moins hardi qu'en Suisse et à Genève, était l'exil qu'il fallait lui donner. Les prêtres auraient dû lui faire ouvrir cette magnifique prison, la même que le cardinal de Richelieu avait donnée à la haute noblesse.
            En réclamant son titre de gentilhomme ordinaire de la chambre du roi, il tendait lui-même le bout de chaîne avec lequel on l'aurait attaché si on avait voulu. Je dois ce témoignage à Mme de Pompadour, que c'était malgré elle qu'il était exilé. Elle s'intéressait à lui, elle m'en demandait quelquefois des nouvelles, et lorsque je lui répondais qu'il ne tenait qu'à elle d'en savoir de plus près :
            " - Eh! non, il ne tient pas à moi, disait-elle avec un soupir. "
            C'était donc de Sénevé que Voltaire animait les coopérateurs de l'Encyclopédie. J'étais du nombre, et mon plus grand plaisir, toutes les fois que j'allais à Paris, était de me trouver réuni avec eux. D'Alembert et Diderot étaient contents de mon travail, et nos relations serraient de plus en plus les noeuds d'une amitié qui a duré autant que leur vie. Plus intime, plus tendre, plus assidûment cultivé avec d'Alembert, mais non moins vraie, non moins inaltérable avec ce bon Diderot que j'étais toujours si content de voir et si charmé d'entendre.

            Comme l'histoire de ma vie est une promenade que je fais faire à mes enfants, il faut bien qu'ils remarquent les passants avec qui j'ai eu des rapports dans le monde.
            L'abbé de Bernis, échappé du séminaire de Saint-Sulpice où il avait mal réussi, était un poète galant, bien joufflu, bien frais, bien poupin et qui, avec le gentil Bernard, amusait de ses jolis vers les joyeux soupers de Paris. Voltaire l'appelait la bouquetière du Parnasse, et dans le monde, plus familièrement, on l'appelait
" Babet ", du nom d'une jolie bouquetière de ce temps-là. C'est de là, sans aucun mérite, qu'il est parti pour être cardinal et ambassadeur de France à la Cour de Rome. Il avait inutilement sollicité auprès de l'ancien évêque de Mirepoix, Boyer, une pension sur quelque abbaye. Cet évêque, qui faisait peu de cas des poésies galantes et qui savait la vie que menait cet abbé, lui avait durement déclaré que tant que lui, Boyer, serait en place, il n'avait rien à espérer. A quoi l'abbé avait répondu : " - Monseigneur j'attendrai. ", mot qui courut dans le monde et fit fortune, la sienne consistant alors en un canonicat de Brioude, qui ne lui valait rien, attendu son absence, et en un petit bénéfice simple à Boulogne-sur-Mer, qu'il avait eu je ne sais comment.
            Il en était là lorsqu'on apprit qu'aux rendez-vous de chasse de la forêt de Sénart, la belle Mme d'Etioles avait été l'objet des attentions du roi. Aussitôt l'abbé sollicite la permission d'aller faire sa cour à la jeune dame, et la comtesse d'Estrade, dont il était connu obtient pour lui cette faveur, Il arrive à Étioles par le coche d'eau, son petit paquet sous le bras. On lui fait réciter ses vers, il amuse, il met tous ses soins à se rendre agréable, et avec cette superficie d'esprit et ce vernis de poésie qui était son unique talent, il réussit au point qu'en l'absence du roi il est admis dans le secret des lettres que s'écrivent les deux amants. Rien n'allait mieux à la tournure de son esprit et de son style que cet espèce de ministère. Aussi, dès que la nouvelle maîtresse fut installée à la cour, l'un des premiers effets de sa faveur fut-il de lui obtenir une pension de cent louis sur la cassette et un logement aux Tuileries qu'elle fit meubler à ses frais. Je le vis dans ce logement sous le toit du palais, le plus content des hommes avec sa pension et ses meubles de brocatelle. Comme il était bon gentilhomme sa protectrice lui conseilla de passer du chapitre de Brioude à celui de Lyon et, pour celui-ci, elle obtint du nouveau chanoine une décoration nouvelle. En même temps il fut l'amant en titre et déclaré de la belle princesse de Rohan, ce qui le mit dans le grand monde sur le ton d'homme de qualité, et tout à coup il fut nommé à l'ambassade de Venise. Là, il reçut honorablement les neveux du pape Ganganelli, et par là il se procura la faveur de la Cour de Rome. Rappelé de Venise pour être des conseils du roi il conclut avec le comte de Staremberg le traité de Versailles. En récompense il obtint la place de ministre des Affaires Étrangères que lui céda M Rouillé et, peu de temps après, le chapeau de cardinal à la nomination de la Cour de Vienne.
            Au retour de son ambassade, je le vis et il me traita comme avant ses prospérités, cependant avec une teinte de dignité qui sentait un peu l'excellence, et rien n'était plus naturel. Après qu'il eut signé le traité de Versailles je lui en fis compliment et il me témoigna que je l'obligerais si, dans une épître adressée au roi, je célébrais les avantages de cette grande et heureuse alliance. Je lui répondis qu'il me serait plus facile et plus doux de lui adresser la parole à lui-même. Il ne me dissimula point qu'il en serait flatté. Je fis donc cette épître. Il en fut donc content, et son amie Mme de Pompadour en fut ravie. Elle voulut que cette pièce fut imprimée et présentée au roi, ce qui ne déplut point à l'abbé négociateur.

            Je le vis encore une fois. Ce fut le jour où, en habit de cardinal, en calotte rouge, en bas rouges et avec un rochet garni du plus riche point d'Angleterre, il allait se présenter au roi. Je traversai ses antichambres, entre deux longues haies de gens vêtus à neuf d'écarlate, et galonnés d'or. En entrant dans son cabinet je le trouvai glorieux comme un paon, plus joufflu que jamais, s'admirant dans sa gloire, surtout ne pouvant se lasser de regarder son rocher et ses bas ponceau.
            " - Ne suis-je pas bien mis, me demanda-t-il
              - Fort bien, lui dis-je, l'éminence vous sied à merveille, et je viens, Monseigneur, vous en faire mon compliment.
              - Et ma livrée, comment la trouvez-vous ?
              - Je l'ai prise, lui dis-je, pour la troupe dorée qui venait vous complimenter. "
            Ce sont les dernier mots que nous nous soyons dits.

            Je me consolai aisément de ne lui rien devoir, non seulement parce que je n'avais vu en lui qu'un fat sous la pourpre, mais parce que bientôt je le vis malhonnête et méconnaissant envers sa créatrice. Car rien ne pèse tant que la reconnaissance lorsqu'on la doit à des ingrats.


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            Si le Mercure n'avait été qu'un simple......./