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dimanche 3 octobre 2021

Magnétisme Maupassant ( Nouvelles France )

   galeriemontblanc.com                        









                                                    Magnétisme

            C'était à la fin d'un dîner d'hommes, à l'heure des interminables cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et l'engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées.
            On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences du docteur Charcot. Soudan ces hommes sceptiques, aimables, indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, des histoires incroyables, mais arrivées, affirmaient-ils, retombant brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots à ce mystère du magnétisme, le défendant au nom de la science.
             Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et chasseur de femmes, chez qui une in croyance à tout s'était ancrée si fortement qu'il n'admettait même point la discussion.
             Il répétait en ricanant :
             " - Des blagues ! Des blagues ! des blagues ! Nous ne discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de tours. Quant à Mr Charcot, qu'on dit être un remarquable savant, il me fait l'effet de ces conteurs dans le genre d'Edgar Poe qui finissent par devenir fous à force de réfléchir à d'étranges cas de folie.  Il a constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, il marche dans cet inconnu qu'on explore chaque jour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu'il voit. Il se souvient trop peut-être des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais l'entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez. "
            Il y eut autour de l'incrédulité une sorte de mouvement de pitié, comme s'il avait blaspheme dans une assemblée de moines.
            Un de ces messieurs s'écria :
            " - Il y a eu pourtant des miracles autrefois. "
            Mais l'autre répondit :
              " - Je le nie. Pourquoi n'y en aurait-il plus ? "
              Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des communications d'âmes à travers de longs espaces, des influences secrètes d'un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait :
             " - Des blagues ! des blagues ! des blagues ! "
            A la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches :

            " - Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous les expliquerai. Les voici :                                                                                                                                               

            Dans le petit village d'Etretat les hommes,  tous matelots, vont chaque année au banc de Terre Neuve pêcher la morue. Or, une nuit l'enfant d'un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son " pé était mort à la mé ". On calma le mioche, qui se réveilla de nouveau en hurlant que son " pé était    *  neye ".
            Un mois après, on apprenait en effet la mort du père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les revels de l'enfant. On cria au miracle, tout le mode s'émut, on rapprocha les dates, et il se trouva que l'accident et le rêve avaient coïncidé à peu près ; d'où l'on conclut qu'ils étaient arrivés la même nuit, à la même heure.  Et voilà un mystère du magnétisme.

             Le conteur s'interrompit. Alors un des auditeurs,  fort ému, demanda :
             " - Et vous expliquez ça, vous ?                                                              
             - Parfaitement, Monsieur, j'ai trouvé le secret. Le fait m'avait surpris et même vivement embarrassé ; mais moi, voyez vous, je ne crois pas par principe. De même que d'autres commencent par croire, je commence par douter ; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est suffisante. Eh bien, j'ai cherché, cherché, et j'ai fini, à force d'interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre qu'il ne se passait pas huit jours sans que l'une d'elles ou l'un des enfants rêvât et annonçât à son réveil que le" pé était mort à la mé. " La crainte horrible et constante de cet accident fait qu'ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans confirmation. J'en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais, si l'homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement réveillée, et l'on aurait célébré l'intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon les autres. "
            Un des fumeurs déclara :
            " - C'est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde histoire.
               - Oh ! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C'est à moi qu'elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre appréciation. On n'est jamais équitablement juge et partie. Enfin la voici.
            J'avais, dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne songeais nullement, que je n'avais même jamais regardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.
            Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu'elle ne fût pas laide ; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux quelconques, toutes une physionomie terne ; c'était un de ces êtres sur qui la  pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s'abat point.
            Or, un soir, comme j'écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre au lit, j'ai senti au milieu de ce dévergondage d'idées, de cette procession d'images qui vous effleurent le cerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume en lair, une sorte de petit souffle qui me passait dans l'esprit, un tout léger frisson du cœur, et immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logiques, j'ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la tête et sans un voile, cette jeune femme à qui je n'avais jamais songé  plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n'avais point observées, un charme doux, un attrait langoureux ; elle éveilla chez moi cette sorte d'inquiétude d'amour qui vous met à la poursuite d'une femme. Mais je n'y pensai pas longtemps. Je me couchai, je m'endormis. Et je rêvai.
            Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n'est ce pas,  qui vous rendent maîtres de


l'impossible, qui vous ouvrent des portes infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables.
            Qui de nous,  dans ces sommeils troublés, nerveux,  haletants,  n'a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, celle dont son esprit était occupé ? Et avez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve ! En quelles ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante, elles vous enfoncent au cœur pour celle qu'on tient défaillante et chaude, en cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité !

            Tout cela je l'ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait aux doigts, l'odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil exquis et décevant.
            Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.
            Le jour venu, elle m'obsédait, me possédait, me hantait la tête et les sens, à tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à elle.
            A la fin, ne sachant que faire, je m'habillai et je l'allai voir. Dans son escalier, j'étais ému à trembler, mon cœur battait : un désir véhément m'envahissait des pieds aux cheveux.
            J'entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom ; et soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m'assis.
            Je balbutiai quelques banalités qu'elle ne semblait point écouter. Je ne savais que dire ni que faire ; alors brusquement je me jetai sur elle, la saisissant à pleins bras ; et tout mon rêve s'accomplit si vite, si facilement, si follement, que je doutai soudain d'être éveillé... Elle fut pendant deux ans ma maîtresse...
            " - Qu'en concluez-vous  ? " dit une voix.
            Le conteur semblait hésiter.
            " J'en conclus... Je conclus à une coïncidence, parbleu ! Et puis, qui sait ? C'est peut-être un regard d'elle que je n'avais point remarqué et qui m'est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui nous représentent souvent des choses négligées par notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence !
            - Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat, mon cher Monsieur ! "

*     pinterest.fr
**         "
***        "

                                                Maupassant

   




lundi 30 août 2021

Histoire des voyages de Scarmentado Voltaire ( Nouvelle France )

 espace-sciences.org





                                    



                                                    Histoire

                                            des Voyages de Scarmentado

                                                     écrite par lui-même

            Je naquis dans la ville de Candie en 1600. Mon père en était gouverneur ; et je me souviens qu'un poète médiocre qui n'était pas médiocrement dur, nommé Iro, fis de mauvais vers à ma louange, dans lesquels il me faisait descendre de Minos en droite ligne ; mais mon père ayant été disgracié, il fit d'autres vers où je ne descendais plus que de Pasiphaé et de son amant. C'était un bien méchant homme que cet Iro, et le plus ennuyeux coquin qui fût dans l'île. 
            Mon père m'envoya, à l'âge de quinze ans, étudier à Rome. J'arrivai dans l'espérance d'apprendre toutes les vérités, car jusque-là on m'avait enseigné tout le contraire selon l'usage dans ce bas-monde, depuis la Chine jusqu'aux Alpes. Monsignor Profondo, à qui j'étais recommandé, était un homme singulier et un des plus terribles savants qu'il y eût au monde. Il voulut m'apprendre les catégories d'Aristote et fut sur le point de me mettre dans la catégorie des mignons : je l'échappai belle. Je vis des processions, des exorcismes et quelques rapines. On disait, mais très faussement, que la signora Olimpia, personne d'une grande prudence, vendait beaucoup de choses qu'on ne doit point vendre. J'étais dans un âge où tout cela me paraissait fort plaisant. Une jeune dame de mœurs très douces, nommée la signora Fatelo, s'avisa de m'aimer. Elle était courtisée par le révérend père Poignardini et par le révérend père Agoniti, jeunes profès d'un ordre qui n'existe plus : elle les mit d'accord en me donnant ses bonnes grâces ; mais en même temps je courus risque d'être excommunié et empoisonné. Je partis très content de l'architecture de St Pierre.
            Je voyageai en France ; c'était le temps de Louis le Juste. La première chose qu'on me demanda, ce fut si je voulais à mon déjeuner un petit morceau du maréchal d'Ancre, dont le peuple avait fair rôtir la chair, et qu'on distribuait à fort bon compte à ceux qui en voulaient.
            Cet Etat était continuellement en proie aux guerres civiles, quelquefois pour une place au conseil, quelquefois pour deux pages de controverse. Il y avait plus de soixante ans que ce feu, tantôt couvert et tantôt soufflé avec violence, désolait ces beaux climats. C'étaient là les libertés de l'Eglise Gallicane.                                                                                                       femmeactuelle.fr  
            " - Hélas ! dis-je, ce peuple est pourtant né doux : qui peut l'avoir tiré ainsi de son caractère ? Il plaisante, et il fait des Saint-Barthélemy. Heureux le temps où il ne fera que plaisanter ! "
            Je passai en Angleterre : les mêmes querelles y excitaient les mêmes fureurs. De saints catholiques avaient résolu, pour le bien de l'Eglise, de faire sauter en l'air, avec de la poudre, le roi, la famille royale et tout le parlement, et de délivrer l'Angleterre de ces hérétiques. On me montra la place où la bienheureuse reine Marie, fille de Henri VIII, avait fait brûler plus de cinq cents de ses sujets. Un prêtre hibernois m'assura que c'était une très bonne action : premièrement, parce que ceux qu'on avait brûlés étaient Anglais ; en second lieu, parce qu'ils ne prenaient jamais d'eau bénite, et qu'ils ne croyaient pas au trou de St Patrice. Il s'étonnait surtout que la reine Marie ne fût pas encore canonisée ; mais il espérait qu'elle le serait bientôt, quand le cardinal-neveu aurait un peu de loisir.
            J'allai en Hollande, où j'espérais trouver plus de tranquillité chez des peuples plus flegmatiques.  On coupait la tête à un vieillard vénérable lorsque j'arrivai à La Haye. C'était la tête chauve du premier ministre Barneveldt, l'homme qui avait mérité le mieux de la république. Touché de pitié, je demandai quel était son crime, et s'il avait trahi l'Etat .
            " - Il a fait bien pis, me répondit un prédicant à manteau noir ; c'est un homme qui croit que l'on peut se sauver par les bonnes oeuvres aussi bien que par la foi. Vous sentez bien que, si de telles opinions s'établissaient, une république ne pourrait subsister, et qu'il faut des lois sévères pour réprimer de si scandaleuses horreurs. "
            Un profond politique me dit en soupirant :
            " - Hélas ! monsieur, le bon temps ne durera pas toujours ; ce n'est que par hasard que ce bon peuple est si zélé ; le fond de son caractère est porté au dogme abominable de la tolérance, un jour il y viendra : cela fait frémir. "
            Pour moi, en attendant que ce temps funeste de la modération et de l'indulgence fût arrivé, je quittai bien vite un pays où la sévérité n'était adoucie par aucun agrément, et je m'embarquai pour l'Espagne.
            La cour était à Séville, les galions étaient arrivés, tout respirait l'abondance et la joie dans la plus belle saison de l'année. Je vis au bout d'une allée d'orangers et de citronniers une espèce de lice immense entourée de gradins couverts d'étoffes précieuses. Le roi, la reine, les infants, les infantes, étaient sous un dais superbe. Vis-à-vis de cette auguste famille était un autre trône, mais plus élevé. Je dis à un de mes compagnons de voyage :
            " - A moins que ce trône ne soit réservé pour Dieu, je ne vois pas à quoi il peut servir. "
            Ces indiscrètes paroles furent entendues d'un grave Espagnol, et me coûtèrent cher. Cependant je m'imaginais que nous allions voir quelque carrousel où quelque fête de taureaux, lorsque le grand inquisiteur parut sur ce trône d'où il bénit le roi et le peuple.
            Ensuite vint une armée de moines défilant deux à deux, blancs, noirs, gris, chaussés, déchaussés, avec barbe, sans barbe, avec capuchon pointu, et sans capuchon ; puis marchait le bourreau ; puis on voyait au milieu des alguazils et des grands environ quarante personnes couvertes de sacs sur lesquels on avait peint des diables et des flammes. C'étaient des juifs qui n'avaient pas voulu renoncer absolument à Moïse, c'étaient des chrétiens qui avaient épousé leurs commères, ou qui n'avaient pas adoré Notre-Dame d'Atocha, ou qui n'avaient pas voulu se défaire de leur argent comptant en faveur des frères hiéronymites. On chanta dévotement de très belles prières, après quoi on brûla à petit feu tous les coupables ; de quoi toute la famille royale parut extrêmement édifiée.
            Le soir, dans le temps que j'allais me mettre au lit, arrivèrent chez moi deux familiers de l'Inquisition avec la sainte Hermandad : ils m'embrassèrent tendrement, et me menèrent, sans le dire un seul mot, dans un cachot très frais, meublé d'un lit de natte et d'un beau crucifix. Je restai là six semaines, au bout desquelles le révérend père inquisiteur m'envoya prier de venir lui parler : il me serra quelque temps entre ses bras, avec une affection toute paternelle ; il me dit qu'il était sincèrement affligé d'avoir appris que je fusse si mal logé, mais que tous les appartements de la maison étaient remplis, et qu'une autre fois il espérait que je serais plus à mon aise. Ensuite il me demanda cordialement si je savais pourquoi j'étais là. Je dis au révérend père que c'était apparemment pour mes péchés.
            " - Eh bien, mon cher enfant, pour quel péché ? parlez-moi avec confiance ? "
            J'eus beau imaginer, je ne devinai point ; il me mit charitablement sur les voies.
            Enfin je me souvins de mes indiscrètes paroles. J'en fus quitte pour la discipline et une amende de trente mille réales. On me mena faire la révérence au grand inquisiteur : c'était un homme poli, qui me demanda comment j'avais trouvé sa petite fête. Je lui dis que cela était délicieux, et j'allai presser mes compagnons de voyage de quitter ce pays, tout beau qu'il est. Ils avaient eu le temps de s'instruire de toutes les grandes choses que les Espagnols avaient faites pour la religion. Ils avaient lu les mémoires du fameux évêque de Chiapa, par lesquels il paraît qu'on avait égorgé, ou brûlé, ou noyé dix millions d'infidèles en Amérique pour les convertir. Je crus que cet évêque exagérait ; mais quand on réduirait ces sacrifices à cinq millions de victimes, cela serait encore admirable.
            Le désir de voyager me pressait toujours. J'avais compté finir mon tour de l'Europe par la Turquie ; nous en prîmes la route. Je me proposai bien de ne plus dire mon avis sur les fêtes que je verrais.
            " - Ces Turcs, dis-je à mes compagnons, sont des mécréants qui n'ont point été baptisés, et qui par conséquent seront bien plus cruels que les révérends pères inquisiteurs. Gardons le silence quand nous serons chez les mahométans. "
            J'allai donc chez eux. Je fus étrangement surpris de voir en Turquie beaucoup plus d'églises chrétiennes qu'il n'y en avait dans Candie. J'y vis jusqu'à des troupes nombreuses de moines qu'on laissait prier la vierge Marie librement, et maudire Mahomet, ceux-ci en grec, ceux-là en latin, quelques autres en arménien.
            " - Les bonnes gens que les Turcs ! " m'écriai-je. 
             Les chrétiens grecs et les chrétiens latins étaient ennemis mortels dans Constantinople ; ces esclaves se persécutaient les uns les autres, comme des chiens qui se mordent dans la rue, et à qui leurs maîtres donnent des coups de bâtons pour les séparer. Le grand vizir protégeait alors les Grecs. Le patriarche grec m'accusa d'avoir soupé chez le patriarche latin, et je fus condamné en plein divan à cent coups de latte sur la plante des pieds, rachetables de cinq cents sequins. Le lendemain le grand vizir fut étranglé ; le surlendemain son successeur, qui était pour le parti des Latins, et qui ne fut étranglé qu'un mois après, me condamna à la même amende, pour avoir soupé chez le patriarche grec. Je fus dans la triste nécessité de ne plus fréquenter ni l'église grecque ni la latine. Pour m'en consoler, je pris à loyer une fort belle Circassienne, qui était la personne la plus tendre dans le tête-à-tête, et la plus dévote à la mosquée. Une nuit, dans les doux transports de son amour, elle s'écria en m'embrassant : Alla, Illa, Alla  ce sont les paroles sacramentales des Turcs : je crus que c'étaient celles de l'amour ; je m'écriai aussi fort tendrement : Alla, Illa, Alla.                                                                           lemagdesanimaux.ouest-france.fr
            " - Ah ! me dit-elle, le Dieu miséricordieux soit loué ! vous êtes Turc. "
            Je lui dis que je le bénissais de m'en avoir donné la force, et je me crus trop heureux. Le matin l'iman vint pour me circoncire ; et, comme je fis quelque difficulté, le cadi du quartier, homme loyal, me proposa de m'empaler : je sauvai mon prépuce et mon derrière avec mille sequins, et je m'enfuis vite en Perse, résolu de ne plus entendre ni messe grecque ni latine en Turquie, et de ne plus crier Alla, Illa, Alla, dans un rendez-vous.
            En arrivant à Ispahan on me demanda si j'étais pour le mouton noir ou pour le mouton blanc. Je répondis que cela m'était fort indifférent, pourvu qu'il fût tendre. Il faut savoir que les factions du 
" Mouton blanc " et du " Mouton noir " partageaient encore les Persans. On crut que je me moquais des deux partis ; de sorte que je me trouvai déjà une violente affaire sur les bras aux portes de la ville : il m'en coûta encore grand nombre de sequins pour me débarrasser des moutons.
            Je poussai jusqu'à la Chine avec un interprète, qui m'assura que c'était là le pays où l'on vivait librement et gaiement. Les Tartares s'en étaient rendus maîtres, après avoir tout mis à feu et à sang ; et les révérends pères jésuites d'un côté, comme les révérends pères dominicains de l'autre, disaient qu'ils y gagnaient des âmes à Dieu, sans que personne en sût rien. On n'a jamais vu de convertisseurs si zélés : car ils se persécutaient les uns les autres tour à tour ; ils écrivaient à Rome des volumes de calomnies ; ils se traitaient d'infidèles et de prévaricateurs pour une âme. Il y avait surtout une horrible querelle entre eux sur la manière de faire la révérence. Les jésuites voulaient que les Chinois saluassent leurs pères et leurs mères à la mode de la Chine, et les dominicains voulaient qu'on les saluât à la mode de Rome. Il m'arriva d'être pris par les jésuites pour un dominicain. On me fit passer chez Sa Majesté tartare pour un espion du pape. Le conseil suprême chargea un premier mandarin, qui ordonna à un sergent, qui commanda à quatre sbires du pays de m'arrêter et de me lier en cérémonie. Je fus conduit après cent quarante génuflexions devant Sa Majesté. Elle me fit demander si j'étais l'espion du pape, et s'il était vrai que ce prince dût venir en personne le détrôner. Je lui répondis que le pape était un prêtre de soixante et dix ans ; qu'il demeurait à quatre mille lieues de Sa Sacrée Majesté tartaro-chinoise ; qu'il avait environ deux mille soldats qui montaient la garde avec un parasol ; qu'il ne détrônait personne, et que Sa Majesté pouvait dormir en sûreté. Ce fut l'aventure la moins funeste de ma vie. On m'envoya à Macao d'où je m'embarquai pour l'Europe.    
            Mon vaisseau eut besoin d'être radoubé vers les côtes de Golconde. Je pris ce temps pour aller voir la cour du grand Aureng-Zeb, dont on disait des merveilles dans le monde : il était alors dans Delhi. J'eus alors la consolation de l'envisager lors de la pompeuse cérémonie dans laquelle il reçut le présent céleste que lui envoyait le shérif de la Mecque. C'était le balai avec lequel on avait balayé la maison sainte, le Caaba, le Beth Alla. Ce balai est le symbole qui balaye toutes les ordures de l'âme. Aureng-Zeb ne paraissait pas en avoir besoin ; c'était l'homme le plus pieux de tout l'Indoustan. Il est vrai qu'il avait égorgé un de ses frères et empoisonné son père. Vingt rayas et autant d'omras étaient morts dans les supplices ; mais cela n'étaient rien, et on ne parlait que de sa dévotion. On ne lui comparait que la sacrée majesté du sérénissime empereur de Maroc, Muley-Ismaël, qui coupait des têtes tous les vendredis après la prière.
            Je ne disais mot ; les voyages m'avaient formé, et je sentais qu'il ne m'appartenait pas de décider entre ces deux augustes souverains. Un jeune Français, avec qui je logeais, manqua, je l'avoue, de respect à l'Empereur des Indes et à celui de Maroc. Il s'avisa de dire très indiscrètement qu'il y avait en Europe de très pieux souverains qui gouvernaient bien leurs Etats et qui fréquentaient même les églises, sans pourtant tuer leurs pères et leurs frères, et sans couper les têtes de leurs sujets. Notre interprète transmit le discours impie de mon jeune homme. Instruit par le passé, je fis vite seller mes chameaux : nous partîmes, le Français et moi. J'ai su depuis que la nuit même les officiers du grand Aureng-Zeb étant venus pour nous prendre, ils ne trouvèrent que l'interprète. Il fut exécuté en place publique, et tous les courtisans avouèrent sans flatterie que sa mort était très juste.
  *          Il me restait de voir l'Afrique, pour jouir de toutes les douceurs de notre continent. Je la vis en effet. Mon vaisseau fut pris par des corsaires africains. Notre patron fit de grandes plaintes ; il leur demanda pourquoi ils violaient ainsi les lois des nations. Le capitaine noir lui répondit :
            " - Vous avez le nez long, et nous l'avons plat ; vos cheveux sont tous droits, et notre laine est très frisée ; vous avez la peau de couleur de cendre, et nous de couleur d'ébène ; par conséquent nous devons, par les lois sacrées de la nature, être toujours ennemis. Vous nous achetez aux foires de la côte de Guinée, comme des bêtes de somme, pour nous faire travailler à je ne sais quel emploi aussi pénible que ridicule. Vous nous faites fouiller à coups de nerfs de bœuf dans des montagnes pour en tirer une espèce de terre jaune qui par elle-même n'est bonne à rien, et qui ne vaut pas, à beaucoup près, un bon oignon d'Egypte ; aussi quand nous vous rencontrons, et que nous sommes les plus forts, nous vous faisons esclaves, nous vous faisons labourer nos champs, ou nous vous coupons le nez et les oreilles. "
            On n'avait rien à répliquer à un discours si sage. J'allai labourer le champs d'une vieille Africaine, pour conserver mes oreilles et mon nez. On me racheta au bout d'un an. J'avais vu tout ce qu'il y a de beau, de bon et d'admirable sur cette terre : je résolus de ne plus voir que mes pénates. Je me mariai chez moi : je fus cocu, et je vis que c'était l'état le plus doux de la vie.

* theaujasmin.blogspot.com 

                                                    VOLTAIRE

                                                      ( 1694 - 1778 30 mai ) 
                                    
                                                     ( 1è publication 1756 )
















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mercredi 21 juillet 2021

Histoire d'un bon Bramin Voltaire ( Nouvelle-conte France )

 programme.tv





 

                                          Histoire d'un bon Bramin   

            Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d'esprit et très savant ; de plus, il était riche et, partant, il en était plus sage encore : car, il ne manquait de rien, il n'avait besoin de tromper personne. Sa famille était très bien gouvernée par trois belles femmes qui s'étudiaient à lui plaire ; et, quand il ne s'amusait pas avec ses femmes, il s'occupait à philosopher.
            Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.
            Le bramin me dit un jour : " Je voudrais n'être jamais né. " Je lui demande pourquoi. Il me répondit : 
            " J'étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j'enseigne les autres, et j'ignore tout ; cet état porte dans mon âme tant d'humiliation et de dégoût que la vie m'est insupportable. Je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c'est que le temps : Je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent nos sages, et je n'ai aucune idée de l'éternité. Je suis composé de matière : je pense, je n'ai jamais pu m'instruire de ce qui produit la pensée ; j'ignore si mon entendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains. Non seulement le principe de ma pensée m'est inconnu, mais le principe de mes mouvements m'est également caché : je ne sais pourquoi j'existe. Cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre : je n'ai rien de bon à dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.
            " C'est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou, ou bien s'ils sont tous deux éternels. Dieu m'est témoin que je n'en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses.
            " Ah ! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. "
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         Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est pour le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n'en croient rien, ni moi non plus  ; je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance. Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres. Je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu'il faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j'éprouve. Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu'après toutes mes recherches je ne sais ni d'où je viens, ni ce que je suis, ni où j'irai, ni ce que je deviendrai.
            L'état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n'était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il avait de lumière dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux.
            Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n'avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu qu'elle pût avoir quelquefois de l'eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.
            Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis :
            " - N'êtes-vous pas honteux d'être malheureux, dans le temps qu'à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit content ? 
               - Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j'étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d'un tel bonheur. "
            Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m'examinai moi-même, et je vis qu'en effet je n'aurais pas voulu être heureux à condi        clipartmax.com                          
tion d'être imbécile.
            Je propose la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis.
             " Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans cette façon de penser : car enfin de quoi s'agit-il ? D'être heureux. Qu'importe d'avoir de l'esprit ou d'être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs de bien raisonner. Il est donc clair, disais-je, qu'il faudrait choisir de n'avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. "
            Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content. De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.
            Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c'est être très insensé. Comment donc cette contradiction peut-elle s'expliquer ? Comme toutes les autres. Il y a là de quoi                                                                parler beaucoup.




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                                                     Voltaire

                                                                        ( première édition 1766 )
   
             
 





lundi 14 décembre 2020

Le mystérieux correspondant Proust ( Nouvelle France )éta

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                                          Le mystérieux correspondant

            - Ma chérie je te défends de revenir à pied, je vais faire atteler, il fait trop froid, tu pourrais prendre du mal.
            Françoise de Lucques avait dit cela tout à l'heure en la reconduisant à son amie Christiane et maintenant qu'elle était  partie elle avais des remords de cette phrase maladroite bien insignifiante si elle eût été dite à une autre qui pouvait inquiéter la malade sur son état. Assise près du feu où elle se chauffait tour à tour les pieds et les mains, elle se posait sans cesse la question qui la torturait : " Pourrait-on guérir Christiane de cette maladie de langueur. " On n'avait pas encore apporté les lampes. Elle était dans l'obscurité. Mais maintenant comme de nouveau elle chauffait ses mains le feu éclairait leur grâce et leur âme. En leur beauté résignée de tristes exilées dans ce monde vulgaire on pouvait lire aussi clairement les émotions que dans un regard expressif. Habituellement distraites elles s'allongeaient avec une langueur douce. Mais ce soir au risque de froisser la tige délicate qui les portait si noblement elles s'épanouissaient douloureusement comme des fleurs tourmentées. Et bientôt des larmes tombées de ses yeux dans l'obscurité apparurent une à une au moment où elles touchaient les mains qui tendues contre la flamme étaient en pleine lumière. Un domestique entre, c'était le courrier, une seule lettre et d'une écriture compliquée que Françoise ne connaissait pas.
            ( Malgré que son mari aimât Christiane autant qu'elle et consolât tendrement Françoise de sa peine quand il la remarquait elle voulait ne pas l'inutilement attrister de la vue de ses larmes s'il rentrait brusquement et voulait avoir eu le temps de s'essuyer les yeux dans l'obscurité. ) Aussi dit-elle d'apporter les lampes seulement dans cinq minutes et elle approcha la lettre du feu pour s'éclairer. Le feu jetait assez de flammes pour qu'en se penchant pour l'éclairer Françoise pût distinguer et voici ce qu'elle lut.
            " Madame,
               Il y a longtemps que je vous aime mais je ne puis ni vous le dire ni ne pas vous le dire. Pardonnez-moi. Vaguement tout ce qu'on m'a dit de votre vie intellectuelle, de l'unique distinction de votre âme m'a persuadé qu'en vous seule je rencontrerais après une vie amère la douceur, après une vie aventureuse la paix, après une vie d'incertitude et d'obscurité le chemin vers la lumière. Et vous avez été sans le savoir ma compagne spirituelle. Mais cela ne me suffit plus. C'est votre corps que je veux et ne pouvant l'avoir, dans mon désespoir et ma frénésie j'écris pour me calmer cette lettre, comme on froisse un papier quand on attend, comme on écrit un nom sur l'écorce d'un arbre, comme on crie un nom dans le vent ou sur la mer. Pour relever avec ma bouche le coin de vos lèvres, je donnerais ma vie. La pensée que ce pourrait être possible et que c'est impossible me brûlent également. Quand vous recevrez des lettres de moi, vous saurez que je suis dans un moment où ce désir m'affole. Vous êtes si gentille, ayez pitié de moi, je me meurs de ne pas vous posséder. "

            Françoise venait de finir cette lettre quand le domestique entra avec les lampes, donnant pour ainsi dire la sanction de la réalité à la lettre qu'elle avait lue comme dans un rêve, à la lueur mobile et incertaine des flammes. Maintenant la lumière douce mais sûre et franche des lampes faisait sortir de la pénombre intermédiaire entre les faits de ce monde et les rêves de l'autre, notre monde intérieur, lui donnait comme la griffe de l'authenticité selon la matière et selon la vie. Françoise voulut d'abord montrer cette lettre à son mari. Mais elle pensa qu'il était plus généreux de lui épargner cette inquiétude et qu'elle devait au moins à l'inconnu à qui elle ne pouvait rien donner d'autre le silence, en attendant l'oubli. Mais le lendemain matin elle reçut une lettre de la même écriture contournée avec ces mots : *
" Ce soir à 9h je serai chez vous. Je veux au moins vous voir. " Alors Françoise eut peur. Christiane devait partir le lendemain pour aller passer quinze jours dans une campagne où l'air plus vif pouvait lui faire du bien. Elle écrivit à Christiane en la priant de venir dîner avec elle son mari sortant justement ce soir-là. Elle recommanda aux domestiques de ne laisser entrer personne d'autres et fit fermer solidement tous les volets. Elle ne raconte rien à Christiane mais à 9h lui dit qu'elle avait la migraine la priant d'aller dans le salon à la porte qui commandait l'entrée de sa chambre et de ne laisser personne entrer. Elle se mit à genoux dans sa chambre et pria. A 9h un quart se sentant défaillir elle alla dans la salle à manger pour chercher un peu de rhum. Sur la table il y avait un grand papier blanc avec en lettres d'imprimerie ces mots : " Pourquoi ne voulez-vous pas me voir. Je vous aimerais si bien. Vous regretterez un jour les heures que je vous aurais fait passer, je vous en supplie. Permettez que je vous voie mais si vous l'ordonnez je m'en irai immédiatement. " Françoise ( fut ) épouvantée. Elle pensa dire aux domestiques de venir avec des armes. Elle eut honte de cette idée et pensant qu'il n'y avait pas, pour avoir prise sur l'inconnu, plus efficace autorité que la sienne elle écrivit en bas du papier : " Partez immédiatement je vous l'ordonne. " Et elle se précipita dans sa chambre, se jeta sur son prie-Dieu et ne pensant à rien d'autre elle pria la Sainte Vierge, avec ferveur. Au bout d'une demi-heure elle alla chercher Christiane qui lisait sur sa demande au salon. Elle voulait boire un peu et lui demanda de l'accompagner dans la salle à manger. Elle entra en tremblant soutenue par Christiane défaillit presque en ouvrant la porte puis s'avança à pas lents, presque mourante. A chaque pas il ne semblait pas qu'elle eût la force d'en faire un de plus et qu'elle allait défaillir là. Tout à coup elle dut étouffer un cri. Sur la table un nouveau papier où elle lisait : " J'ai obéi. Je ne reviendrai plus. Vous ne me reverrez jamais. " Heureusement Christiane, tout occupée du malaise de son amie, n'avait pu le voir et Françoise eut le temps de le prendre vite mais d'un air indifférent et de le mettre dans sa poche.
            - Il faut que tu rentres de bonne heure, dit-elle bientôt à Christiane, puisque tu pars demain matin. Adieu ma chérie. Je ne pourrai peut-être pas aller te voir demain matin si tu ne me vois pas c'est que j'aurai dormi tard pour guérir ma migraine.t
            ( Le médecin avait défendu les adieux pour éviter une trop vive émotion à Christiane ). Mais Christiane consciente de son état comprenait bien pourquoi Françoise n'osait pas venir on avait défendu ces adieux et elle pleurait en disant adieu à Françoise qui surmonta son chagrin jusqu'au bout et resta calme pour rassurer Christiane. Françoise ne dormit pas. Dans le dernier mot de l'inconnu les mots - Vous ne me reverrez plus - l'inquiétaient plus que tout. Puisqu'il disait revoir, elle l'avait donc vue *( orthographe de Proust ). Elle fit examiner les fenêtres : pas un volet n'avait bougé. Il n'avait pu entrer par là. Il avait donc corrompu le concierge de l'hôtel. Elle voulut le renvoyer, puis incertaine attendit.
            Le lendemain le médecin de Christiane à qui Françoise avait demandé sitôt le départ de celle-ci  de lui donner de ses nouvelles vint la voir. Il ne lui cacha pas que l'état de son amie sans être irrémédiablement compromis pouvait subitement devenir désespéré et qu'il ne voyait pas de traitement précis à lui faire suivre.
            - Ah c'est un grand malheur qu'elle ne se soit pas mariée, dit-il. Cette vie nouvelle pourrait seule avoir sur son état de langueur une influence salutaire. Des plaisirs aussi nouveaux pourraient seuls modifier un état aussi profond. 
            - Se marier, s'écria Françoise mais qui voudrait l'épouser maintenant qu'elle est si malade.                        - Qu'elle prenne un amant, dit le docteur. Elle l'épousera s'il la guérit.
            - Ne dites pas d'horreurs pareilles docteur, s'écria Françoise.
            - Je ne dis pas d'horreurs, répondit tristement le médecin. Quand une femme est dans un état pareil et qu'elle est vierge, une vie absolument différente peut seule la sauver. Je ne crois pas qu'on doive, à ces moments suprêmes, s'inquiéter des convenances et hésiter. Mais je reviendrai vous voir demain, je suis trop pressé aujourd'hui, et nous en reparlerons.
            Restée seule Françoise songea quelques instants aux paroles du médecin mais bien vite involontairement se reprit à songer au mystérieux correspondant qui avait été si adroitement audacieux, si brave quand il s'était agi de la voir et quand il avait fallu lui obéir si humblement renonçant, si doux. L'idée de l'extraordinaire décision qu'il lui avait fallu pour tenter ce coup par amour pour elle, la transportait. Déjà elle s'était plusieurs fois demandé qui il pouvait être et maintenant elle s'imaginait que c'était un militaire. Elle les avait toujours aimés et d'anciennes ardeurs, des flammes à qui sa vertu avait refusé leur aliment, mais qui avaient embrasé ses rêves et fait passer parfois d'étranges reflets dans ses yeux chastes, se rallumaient. Autrefois elle avait souvent souhaitée d'être aimée d'un de ces soldats dont le ceinturon est long à défaire, dragons qui le soir au coin des rues laissent derrière eux traîner leur sabre en détournant la tête et quand on les serre de trop près sur un canapé risquent de vous piquer les jambes avec leurs grands éperons qui tous cachent sous une trop rude étoffe pour qu'on le sente facilement battre un cœur insouciant, aventureux et doux.                             pinterest.fr
            Bientôt comme un vent mouillé de pluie effeuille, détache, disperse, pourrit les plus embaumantes fleurs, le chagrin de sentir son amie perdue noya sous une ondée de larmes toutes ses voluptueuses pensées. La face de nos âmes change aussi souvent que la face du ciel. Nos pauvres vies flottent désemparées entre les courants de la volupté où elles n'osent pas rester et le port de la vertu qu'elles n'ont la force d'atteindre.
            Une dépêche arriva. Christiane était plus mal. Françoise partit, arriva le lendemain à Cannes, A la villa louée par Christiane le médecin ne permit pas que Françoise la vît. Elle était trop faible pour le moment. 
            - Madame, dit enfin le médecin, je ne voudrais rien vous révéler de la vie de votre amie, que j'ignore d'ailleurs entièrement. Mais je crois devoir vous raconter un fait qui pourrait peut-être à vous qui la connaissez mieux que moi faire deviner le secret douloureux qui semble oppresser ses dernières heures et par là lui apporter un apaisement, qui sait un remède peut-être. Elle demande sans cesse une petite boîte, fait sortir tout le monde et a avec elle de longs tête-à-tête, qui se terminent toujours par une sorte de crise de nerfs. La boîte est là je n'ai pas osé l'ouvrir. Mais étant donné l'état d'extrême faiblesse de la malade qui peut à tout moment devenir d'une grande et immédiate gravité, je crois qu'il serait peut-être de votre devoir de voir ce qu'il y a dedans. Ainsi pourrons-nous savoir si c'est de la morphine. Il n'y a pas de piqûres sur le corps mais elle pourrait en avaler. Nous ne pouvons pas refuser de lui donner cette boîte, son émotion quand on résiste est telle qu'elle deviendrait vite dangereuse et peut-être fatale. Mais nous aurions grand intérêt à savoir ce qu'on lui apporte ainsi à tout instant. 
            Françoise réfléchit quelques instants. Christiane ne lui avait confié aucun secret de cœur et certes elle l'eut fait si elle en avait eu. C'était certainement de la morphine ou quelque poison analogue, l'intérêt pour le médecin de savoir était pressant, immédiat. Avec une légère émotion elle ouvrit, ne vit rien d'abord, déplia un papier, demeura une seconde hébétée, poussa un cri et tomba. Le médecin se précipita sur elle, elle n'était qu'évanouie. Près d'elle la boîte qui avait échappé de ses mains gisait et à côté le papier qui en était tombé. Le médecin lut dessus : " Allez-vous-en, je vous l'ordonne."
Françoise revint vite à elle, eut tout d'un coup une contraction douloureuse et violente puis d'une voix comme calmée dit au médecin :
            - Figurez-vous que j'ai cru voir du laudanum, dans mon émotion. Je suis folle. Croyez-vous demanda Françoise que Christiane puisse être sauvée.
            - Oui et non, répondit le médecin. Si l'on pouvait suspendre cet état de langueur, comme elle n'a pas d'organe atteint elle pourrait se rétablir complètement. Mais on ne peut pas prévoir que rien puisse l'arrêter. Il est malheureux que nous ne puissions pas savoir le chagrin probablement d'amour dont elle souffre. S'il était au pouvoir d'une personne actuellement vivante de la consoler et de la guérir, je pense, accomplirait dût-il lui coûter ce devoir de stricte charité.
            Françoise fit porter immédiatement une dépêche. Elle demandait par le prochain train son directeur. Christiane passa la journée et la nuit dans une presque complète somnolence. On lui avait caché l'arrivée de Françoise. Le lendemain matin elle se trouva si mal, était si agitée, que le médecin après l'avoir préparée fit entrer Françoise. François approcha, lui demanda de ses nouvelles pour ne pas l'effrayer, s'assit près de son lit et gentiment la consolait avec des paroles ingénieuses et tendres.
   
        - Je suis si faible, dit Christiane, approche ton front, je veux t'embrasser.
            Françoise instinctivement s'était reculée et heureusement Christiane ne l'avait pas vu. Vite elle se domina, la baisa tendrement et longuement sur les joues. Christiane parut mieux, plus animée, voulut manger. Mais on vint dire un mot à l'oreille de Françoise. Son directeur, l'abbé de Tresves venait d'arriver. Elle alla causer avec lui dans une chambre voisine, adroitement, sans rien lui laisser deviner.
            - Abbé, si un homme se mourait d'amour pour une femme, qui appartient à une * ( id ) autre et qu'il aurait eu la vertu de ne pas chercher à séduire, si l'amour de cette femme pouvait seul le sauver d'une mort prochaine et certaine, serait-elle excusable de le lui offrir, dit bientôt Françoise.
**          - Comment ne vous êtes-vous pas répondu à vous-même, dit l'abbé. Ce serait, profitant de la faiblesse d'un malade, souiller, ruiner, empêcher, anéantir le sacrifice de sa vie qu'il a faite à la bonne volonté de son cœur et à la pureté de celle qu'il aimait. C'est une belle mort et agir comme vous dîtes ce serait fermer le royaume de Dieu à celui qui l'a mérité en triomphant si noblement de sa passion. Ce serait surtout pour l'amie trop pitoyable la déchéance d'y rejoindre un jour celui qui sans elle, eût chéri son honneur au-delà de la mort et au-delà de l'amour.
            On vint appeler Françoise et l'abbé, Christiane se mourait, demandait la confession et l'absolution. Le lendemain Christiane était morte. Françoise ne reçut plus jamais de lettres l' Inconnu.


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                                                   Marcel Proust


         

mercredi 2 décembre 2020

" C'est ainsi qu'il avait aimé... " ( Marcel Proust ( Nouvelle France )

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                                       " C'est ainsi qu'il avait aimé... "

           C'est ainsi qu'il avait aimé et souffert par toute la terre et Dieu changeait si souvent son cœur qu'il avait peine à se rappeler par qui il avait souffert et où il avait aimé. Or ces moments dont l'attente avait fasciné une de ces années, qui ne semblaient jamais qu'approchés et qu'il aurait voulu posséder jusqu'au-delà de la mort, il n'en retrouvait pas plus la trace l'année d'après dans son souvenir, que les enfants ne retrouvent les traces de leurs châteaux défendus avec tant de passion, à la marée suivante.                 Le temps comme la mer emporte tout, abolit tout, et nos passions, non pas dans ses vagues, mais sous la calme, l'insensible et sûre montée de son flot comme des jeux d'enfant. Et quand il souffrit trop par la jalousie Dieu le détacha lui-même de celle par qui il aurait voulu souffrir toute sa vie, si par elle il ne pouvait être heureux. Mais Dieu ne le voulait pas comme lui, parce qu'il avait mis en lui le don du chant et ne voulait pas que la douleur l'anéantît. Aussi mit-il sous ses pas des créatures désirables et lui conseilla lui-même l'infidélité. Car il ne permet pas que les hirondelles, les albatros et les autres petits chanteurs meurent de souffrance et de froid sur la terre qu'ils habitent. Mais quand le froid va les saisir il leur met dans le cœur le désir d'émigrer afin qu'ils ne manquent point à leur loi qui n'est pas tant d'être fidèle au sol que de chanter.

                                                              Marcel Proust  

                                                           in Nouvelles Inédites )   

vendredi 20 novembre 2020

Aux enfers Marcel Proust ( Nouvelles France )

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                                                 Aux enfers

            Quélus passe. Samson arrête deux ombres...........

            Quélus - Monsieur, j'ai beaucoup entendu parler de vous durant ma vie terrestre.
            Samson - L'ordre des temps s'opposait à la réciprocité. Nul doute sans cela que je n'eusse passé ma captivité à amasser sur vous des documents inédits. Vous m'intéressez infiniment, Monsieur. Du reste je vous avais prédit, que dis-je : 
            " La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodome, 
              Et se jetant de loin un regard irrité,
              Les deux sexes mourront chacun de son côté. "
              Quélus fait un léger signe d'assentiment, en une élégante courbette d'homme du monde.

            Samson - Ah Monsieur que vous eûtes raison et si chacun et moi-même en avait usé comme vous, nul doute que Dalila ne se fût montrée plus coulante. Mais au reste ce n'est pas comme coquetterie, indirect hommage rendu à la grâce féminine que j'approuve ces jeux de garçons. Il est d'un homme d'avoir banni loin de nous, cet être moins humain qu'animal, succédané bizarre de la chatte, étrange intermédiaire entre la vipère et la rose, la femme perdition de toutes nos pensées, poison de toutes nos amitiés, de toutes nos admirations, de tous nos dévouements, de tous nos cultes ; grâce à vous et à vos pareils l'amour n'est plus une maladie qui nous met en quarantaine de tous nos amis, nous empêche de causer philosophie avec eux. Ce n'est au contraire qu'un épanouissement plus riche de l'amitié, le riant couronnement de nos tendres fidélités et de ses épanchements virils. C'est comme la dialectique et le ceste des Grecs un divertissement à encourager et que fortifie, loin de les distendre, les liens qui unissent les hommes à leurs frères.
            Mais mon cœur trouve une joie plus profonde encore à vous contempler enfin, Monsieur. 
                                                                                                                                     peintures-tableaux.com
           Quel confident j'ai trouvé de mes ressentiments contre la femme, nous allons pouvoir unir nos ressentiments, la maudire ensemble. La maudire, action si délicieuse peut-être hélas, parce que la maudire c'est un peu l'évoquer, c'est encore un peu revivre avec elle.
            - Je voudrais Monsieur être de votre avis mais je ne le puis. Jamais une femme ne m'a troublé et je ne comprends ni l'obscur attachement qui dans votre colère vous lie pourtant à elle par des fils douloureux et tremblants tangibles, ni l'indignation motivée qu'elle vous inspire. Incapable de causer avec vous des sortilèges de la femme, je me sens plus incapable encore de la détester avec vous.                                                                                               
            J'ai quelque rancune contre les hommes, mais j'ai toujours infiniment apprécié les femmes. J'ai écrit sur elles des pages qu'on a bien voulu traiter de délicates et qui furent du moins sincères et  vécues. J'ai compté parmi elles de sûres amies. Leur grâce, leur faiblesse, leur beauté, leur esprit m'ont souvent enivré d'une joie qui pour ne rien devoir aux sens n'en fut pas moins intense si elle en fut plus durable et plus pure. J'allais me consoler auprès d'elles des trahisons de mes amants et il y a quelque douceur à pleurer longuement et sans désir contre un sein parfait.
            Les femmes me furent à la fois madones et nourrices. Je les adorais et elles me berçaient. Elles me donnaient d'autant plus que je leur demandais moins. Je fis à plusieurs une cour empreinte d'une sagacité que les bourrasques du désir ne venaient point déconcerter. Elles me donnaient en échange un thé exquis, une conversation ornée, une amitié désintéressée et gracieuse. A peine puis-je en vouloir à celles qui par un jeu cruel et un peu niais voulurent en s'offrant me faire avouer que je ne me sentais nul goût pour elles. Mais à défaut d'un orgueil bien légitime, la plus élémentaire coquetterie, la peur de compromettre leur charme auprès d'un admirateur aussi véritable, un peu de bonté et de largeur d'esprit déconseillèrent cette attitude aux meilleures d'entre elles.
            M. Renan passe.
            Taisez-vous littérateur. Comment croire en effet qu'il n'y a pas plutôt dans vos discours l'artifice orgueilleux du théoricien que le résumé approximatif de votre pensée. Tout au plus vous êtes-vous caché d'aimer les femmes, ressemblant à ces convives qui dédaignent les plus beaux fruits qu'on leur présente. Ils ont goûté avant de venir au festin. Pourtant vous aimiez incontestablement les femmes. Croyez bien mon cher ami qu'il n'y a dans ces paroles nul blâme au moins philosophique de ma part et ne voyez pas dans mes reproches la condamnation sans appel d'une morale trop absolue. Comment, sans être taxé d'étroitesse d'esprit, pourrions-nous nous refuser maladroitement à comprendre des jeux dont Socrate parlait avec un sourire. Ce Maître, qui aima la Justice au point de mourir pour elle, et pour ainsi dire du même coup pour la mettre au monde, tolérait sans mauvaise humeur chez ses amis les plus intimes ces pratiques aujourd'hui surannées. Et si l'éloignement dans l'espace imite assez bien l'éloignement dans le temps, il ne paraîtra pas absurde de dire qu'aujourd'hui encore l'Orient, si intéressant d'ailleurs à tant d'autres points de vue, reste le foyer mal éteint de ces flammes étranges. 
            Au reste l'Amour comme le pensaient les Anciens est indiscutablement une maladie. 
            Comment dès lors assimiler ces coutumes à un vice ? Nul doute que l'albuminurie ne prendrait aucun des caractères de l'immoralité si chez certains elle avait pour résultat une production de sel au lieu de sucre dans les urines.
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             Loin de moi malgré ces raisons la pensée de vous absoudre, mon cher ami. Vous avez été deux fois maladroit. Inexpiable crime si comme j'incline à le croire la vie est plutôt un jeu d'adresse.
            Il n'est très bon, à aucun point de vue de prendre son plaisir à caresser son temps à rebrousse-poil. Un homme qui était doué de la conformation la plus habituelle de notre palais prendrait pourtant l'habitude de trouver un régal le plus exquis à dévorer des excréments serait difficilement reçu, au moins dans la bonne société. Certaines répulsions physiques sont plus fortes que tout et emportent notation d'infamie. Inévitablement notre dégoût et notre considération ne sauraient aller aux mêmes personnes.
            Et pourtant qui oserait dire que le dégoût n'est pas éminemment relatif ? Pourquoi vous détourner des parfums les plus exquis qu'on vous offre et vous pencher devant la bouche d'un égout, en vous persuadant que vous respirez un parterre de fleurs. Posture assurément ni plus ni moins fondée dans l'absolu que celle de l'amateur des jardins et des parfums, mais posture étrange et qui ne repose que sur une disposition physique des nerfs du nez et qui n'en doutez pas sera très remarquée. Mais vous avez comme une maladresse plus grave car elle implique erreur sur cercle plus étendu, sur un degré plus subtil de la connaissance.
            L'amour ai-je dit est une maladie. Mais l'exaltation cérébrales ou folie en est une aussi. Nul doute pourtant que le jour où la poësie fit sont apparition sur la terre elle n'eut singulièrement relevé le niveau de la folie. Presque tous les poètes sont des fous. Qui pourtant oserait en médire. Ce sont des malades disent les médecins, personnages évidemment surfaits mais parmi lesquels je compte pourtant d'amis infiniment distingués et chers. D'ailleurs en nous faisant mourir ne contribuent-ils pas notablement à élargir le cercle de nos connaissances et à déplacer ( fort suffixe) le point de vue de nos méditations. Donc les médecins disent assez raisonnablement des poètes qu'ils sont des malades, des fous. Soit. Mais bienheureuse maladie, folie divine comme disent les mystiques. L'apparition de la femme et surtout de la femme moderne sur la terre a de même considérablement anobli la carrière utilitaire mais assez dépourvue d'horizons que l'amour semblait destiné à faire sur la terre aux premiers âges. 
            La femme riche synonyme de consolation et d'enthousiasme a véritablement fait de l'amour une maladie sublime que vous ne pouvez que rabaisser en éliminant ce facteur de premier ordre mon cher Quélus. La différence du sexe est ici de toute importance. A qui attribuer qu'à elle ce rafraîchissement qui nous vient de notre amour pour un être si différent de nous, rafraîchissement si analogue aux jours pacifiants du travailleur de la ville qui passe ses vacances à la campagne
            Enfin de même que ce romantisme en lui faisant jouer un rôle plus grand encore dans la poésie édifiante a définitivement accrédité l'aliénation mentale auprès des gens de goût, depuis le XVIIIè siècle il me semble que votre erreur soit devenue une hérésie, la femme s'étant divinement perfectionnée, et s'étant enrichie de toutes les délicatesses que les esprits les plus raffinés révèrent. C'est aujourd'hui un objet d'art et de luxe qui ne peut plus craindre la concurrence.
            Il est vrai que vous prétendez goûter des plaisirs délicats auprès d'elle et satisfaire vos sens ailleurs. Quelle complication d'existence inutile et maladroite. Le plaisir de vos sens serait enrichi et raffiné de tous ceux que la femme seule peut donner à notre imagination. D'ailleurs cette séparation dont vous parlez est-elle possible. Quelle force peut nous empêcher d'embrasser celle que nous admirons à ce point. Et je voudrais au verbe embrasser en ajouter d'autres qui choqueraient peut-être le discours d'un philosophe, du reste déjà suffisamment étendu.                                             



                                                                 Marcel Proust

                                                                in Nouvelles Inédites ) 
            


mardi 27 octobre 2020

Après la 8è Symphonie de Beethoven Marcel Proust ( Nouvelles France )

la-croix.com 


 

 






                                            Après la 8è Symphonie de Beethoven

            Nous entendons quelquefois la beauté d'une femme, l'amabilité ou la singularité d'un homme, la générosité d'une circonstance, nous promettre la Grâce. Mais bientôt notre esprit sent que ces promesses délicieuses, l'être qui les a faites ne fut jamais en état de les tenir et il lutte avec impatience contre la paroi qui le refoule ; tel l'air qui comme l'esprit aspire toujours à remplir de plus vastes espaces, s'est précipité dès qu'on lui a offert un champ plus large, et de nouveau a été comprimé.                                                J'ai été un soir la dupe de vos yeux, de votre démarche, de votre voix. Mais maintenant je sais exactement jusqu'où cela va, comme la limite est prochaine, et le moment où vous ne dîtes plus rien, en laissant vos yeux briller davantage dans le vague, pour un instant comme une lumière qu'on ne peut maintenir longtemps à ce degré d'éclat. Et je sais aussi cher poète jusqu'où va votre gentillesse pour moi et d'où elle vient, et aussi la loi de votre originalité qui une fois découverte permet d'en prévoir les régulières surprises et d'en épuiser l'apparent infini. Toute la grâce que vous pouvez donner elle est là, incapable de s'accroître avec mon désir, de varier selon ma fantaisie, de s'unir à mon être, d'obéir à mon cœur, de guider mon esprit. Je peux la toucher et je ne peux la mouvoir. C'est une borne. Je l'avais à peine atteinte et je l'ai déjà dépassée.                                                                                                                        Il y a pourtant un royaume de ce monde où Dieu a voulu que la Grâce pût tenir les promesses qu'elle nous faisait, descendît jusqu'à jouer avec notre rêve, et l'élevât jusqu'à le diriger, lui empruntant sa forme et lui donnant sa joie, changeante et non pas insaisissable, mais plutôt grandissante et variée par la possession même, royaume où un regard de notre désir nous rend aussitôt un sourire de la beauté, qui se change dans notre cœur en tendresse et qu'elle nous rend en infini, où l'on goûte sans mouvement le vertige de la vitesse, sans fatigue, l'épuisement de la lutte, sans péril l'ivresse de glisser, de bondir, de voler, où à toute minute la force se proportionne au vouloir, et au désir la volupté, où toutes les choses accourent à tout instant pour servir notre fantaisie et la comblent sans la lasser, où dès qu'un charme senti, mille charmes s'unissent à lui, divers mais qui conspirent, qui saisissent dans notre âme, dans un réseau à toute minute plus étroit, plus vaste et plus doux : c'est le royaume de la musique.                       

            Parfois une femme ou un homme nous laisse entrevoir, comme une  fenêtre obscure qui s'éclairerait vaguement, la grâce, le courage, le dévouement, l'espérance, la tristesse. Mais la vie humaine est trop complexe, trop sérieuse, trop pleine d'elle-même et comme trop chargée, le corps humain avec ses expressions multiples et l'histoire universelle qu'il porte écrite sur lui, nous fait penser à trop de choses pour que jamais une femme soit pour nous.                                 La grâce sans accessoires, le courage sans frein, le dévouement sans réserves, l'espérance sans limites, la tristesse sans mélange. Pour goûter la contemplation de ces réalités invisibles qui sont le rêve de notre vie, et que nous n'ayons pas seulement en face des femmes et des hommes, le frisson de leur pressentiment, il faudrait de pures âmes, d'invisibles esprits, des génies qui ont la rapidité de vol sans la matérialité des ailes nous donnant le spectacle de leurs soupirs, de leur élan ou de leur grâce, sans l'incarner dans un corps. Car si notre corps aussi pouvait en jouir, il faudrait que le jeu de ses esprits s'incarne, mais dans un corps subtil, sans grandeur et sans couleur, à la fois très loin et très proche de nous, qui nous donne au plus profond de nous-même la sensation de sa fraîcheur sans qu'il ait de température, de sa couleur sans qu'il soit visible, de sa présence sans qu'il occupe de place. Il faudrait aussi que soustrait à toutes les conditions de la vie, il soit rapide comme la seconde et précis comme elle, que rien ne retarde son élan, n'empêche sa grâce, n'appesantisse son soupir, n'étouffe sa plainte. Nous connaissons dans ce corps exact, délicieux et subtil, le jeu de ces pures essences. C'est l'âme vêtue de son, ou plutôt la migration de l'âme à travers les sons, c'est la musique.
                                                                                                                                                                        * familigo.fr

                                            Marcel Proust

                                        ( in Nouvelles Inédites )