mercredi 27 novembre 2019

Anecdotes d'hier pour aujourd'hui 103 Samuel Pepys ( Journal Angleterre )

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                                                                                                             17 Octobre 1663

            Lever et à mon bureau, fort nombreux à nous réunir, vérifiâmes et examinâmes certains comptes de Mr Gauden. Il se passa quelque chose concernant mon commis Will, dont sir William Batten aurait bien aimé l'accuser. Je l'entendis marmonner contre lui, qu'il recevait souvent de certaines personnes de l'argent pour sir George Carteret, ce qui me déplut fort. Mais je lui rendrai la monnaie de sa pièce.
            Puis à la taverne du Dauphin où Mr Gauden nous offrit un bon dîner. Nous parlâmes de la reine, fort malade, sinon morte. Le duc et la duchesse d'York ont été mandatés tôt ce matin à Whithehall pour la voir.
            A mon bureau jusqu'à une heure avancée, retour chez moi pour souper. Ma maison est maintenant parfaitement nettoyée, du haut jusqu'en bas, à ma grande satisfaction. Au lit, j'ai moi aussi maintenant recouvré la santé. Cependant avoir dépensé tant d'argent en habits pour moi, ma femme et son petit salon me tracasse.


                                                                                                                18 Octobre
                                                                                                 Jour du Seigneur    
            Lever et fâché du déplaisir qu'a montré ma femme d'une petite chose qu'avait faite Jane, et de son irritabilité quand je pris, avec raison, le parti de ma servante. Mais tout rentra bientôt dans l'ordre, et ma femme parée de sa plus belle robe et de la dentelle que je lui ai achetée l'autre jour, m'accompagna avec sa servante Jane à l'office où elle n'était pas allée depuis plusieurs semaines. Je fus contrarié de voir Pembleton mais, après avoir remarqué sa présence, je pensai prudent de la signaler ensuite à ma femme. Et, petit à petit, voyant que sa présence ne lui importait guère, mes inquiétudes diminuèrent et y attachai moins d'importance, d'autant moins que ma femme me montra sa femme à lui, une jolie petite personne, bien ajustée, portant un beau bijou sur sa poitrine. Le pasteur, il me semble, ne savait pas s'il fallait prier pour la reine, et donc n'en parla point. Ce qui me fait craindre qu'elle ne soit morte. Mais quand je m'enquis d'elle auprès de sir John Mennes, il me dit qu'il avait ouï dire qu'elle allait mieux hier soir.
            Dîner à la maison avec Tom, et derechef à l'office où prêcha un nigaud prétentieux, pis que l’Écossais. Et pas de Pembleton, ni sa femme, ce qui ne me fit pas peu plaisir. Retour à la maison et passai la plus grande partie de la soirée chez sir William Penn. J'allai le voir par pure courtoisie, bien qu'il ne mérite de moi aucun respect.
            Ce soir visite de mon oncle Wight qui voulait me parler de l'affaire de mon oncle Thomas. Mr Moore, rentré de la campagne il y a quatre ou cinq jours, vint aussi. Il n'était pas venu me voir malgré deux ou trois messages le priant de venir dès son arrivée en ville. Je suis inquiet de penser qu'il puisse oublier si vite les services que je lui ai rendus, je crains que ce ne soit le cas. Après m'être promené un bon moment dans le jardin avec eux je remontai chez sir William Penn et ramenai ma femme à la maison. Après souper, prières. Je relus très sérieusement mes résolutions que je crains d'avoir enfreintes avec mes récentes dépenses mais, Seigneur ! j'espère que ce n'est point le cas. Et, au lit.


                                                                                                             19 Octobre 

            Un très grand vent me réveilla et je dis à ma femme :
            - " Je prie le ciel de ne pas apprendre la mort de quelque personnage important. Ce vent est si fort. " Craignant que la reine ne fût morte
Résultat de recherche d'images pour "comptabilité 18è siècle anglais france""            Puis lever, et alors que je roulais en voiture avec sir John Mennes et sir William Batten vers St James, ils me disent que sir William Compton qui, il est vrai, était un peu souffrant depuis une semaine ou deux, mais se portait à merveille vendredi dernier, alors qu'il siégeait avec nous à la commission de Tanger, était mort, depuis hier, ce qui me surprit extrêmement . C'était, et tout le monde s'accordait à le dire, un des hommes les plus nobles et un des meilleurs officiers de haut rang d'Angleterre. Et, en mon âme et conscience, c'est ce qu'il était : meilleur caractère, plus grand courage, esprit plus capable, plus parfaite intégrité, meilleure naissance, plus belle tournure, diligence plus grande ne se peuvent trouver chez aucun de ceux qu'il a quittés, dans aucun des trois royaumes. Et pourtant, il n'avait point encore quarante ans. Je vois que les gens sérieux de la Cour sont émus de sa perte, cependant pas au point de brider ou diminuer leur gaieté, leurs conversations, leurs rires. Ils mangent, boivent et vaquent à leurs occupations comme si de rien n'était. Cet exemple me permet de tirer pour l'avenir des leçons quant à la mort, sur sa nature inéluctable et soudaine et aussi le peu d'effet qu'elle produit sur l'humeur d'autrui, le défunt fut-il le plus grand, le plus riche ou le meilleur de tous les hommes, tous meurent pareillement, et l'on ne fait pas plus grand cas de la mort de l'un que de celle d'un autre. Et même la valeur d'une belle mort n'est pas bien considérable en ce moment, si l'on songe à tous ceux qui n'en savent rien ou s'en désintéressent, et peut-être, même, médisent du mort ( à moins que le défunt ne soit pareil à ce pauvre gentilhomme, dont on ne rencontre le semblable qu'une fois sur un millier et dont nul ne dit de mal )
            A St James on me dit que la reine a dormi cinq heures assez paisiblement, et qu'en se réveillant elle a pris un gargarisme puis s'est rendormie, mais son pouls est rapide, il bat vingt fois quand celui du roi ou de milady Suffolk bat onze fois bien qu'il ne soit pas aussi rapide qu'il l'a été. Il parait qu'elle a été si mal qu'on lui a rasé la tête et appliqué des pigeons sur les pieds et qu'elle a reçu l'extrême onction des prêtres qui ont mis si longtemps que les docteurs se sont fâchés. Le roi, au dire de tous lui témoigne la plus grande affection et, inconsolable, pleure auprès d'elle, ce qui la fait pleurer à son tour, ce que quelqu'un m'a dit aujourd'hui trouver bon signe, car cela évacue certaines humeurs de la tête.                                                                                           
            Ce matin, le capitaine Allin m'a conté que le célèbre Ned Molins avait fait une petite chute et s'était brisé la jambe à la hauteur de la cheville et que la gangrène s'y était mise, et qu'on lui avait coupé la jambe samedi, mais que cela avait été si mal fait, nonobstant la présence de tous les grands chirurgiens de la ville durant l'opération, que l'on craint maintenant qu'il perde la vie, ce qui est fort étrange après le supplice qu'il a enduré pendant l'amputation.
            Après être restés un moment avec le Duc et avoir été invités à dîner par milord Berkeley, et ne sachant comment occuper notre temps jusqu'à midi, sir William Batten et moi prîmes un fiacre et allâmes au café de Cornhill. On parlait beaucoup de l'avancée des Turcs et de la peste qui est arrivée à Amsterdam apportée par un vaisseau venu d'Alger, et qui a aussi atteint Hambourg. Le Duc dit que le roi a l'intention d'interdire l'entrée de la Tamise à tous vaisseaux. Le Duc nous parla aussi de plusieurs commandants chrétiens, des Français, qui se sont mis au service des Turcs. Je demandai pourquoi et il parait que le roi de France aspire, par ce moyen, à s'emparer de l'Empire, obtiendrait ainsi la couronne d'Espagne à la mort du roi, que l'on dit fort proche.
            Retour à St James où dînâmes avec milord Berkeley et sa femme, sir George Carteret et sir William Batten ainsi que deux autres gentilshommes, milady Berkeley et une des dames d'honneur de la duchesse d'York, qui n'est pas belle mais a des mains ravissantes. Excellent dîner à la française Puis nous nous quittâmes et j'allai voir Creed dans sa nouvelle maison d'Axe Yard qui me plaît fort. Nous allâmes à Whitehall et je me promenai dans les galeries en causant agréablement. Retrouvâmes Mr Coventry et Mr Povey un peu plus tard, affligés de la perte de l'un des nôtres nous nous réunîmes en commission de Tanger et expédiâmes quelques affaires, puis levâmes la séance. Je descendis avec Mr Coventry dans son cabinet et nous parlâmes des affaires du bureau et de la conduite de sir John Mennes et de sir William Batten. Il me dit de la façon la plus ouverte du monde comment ils s'étaient conduits à son endroit, s'abstenant de dire l'autre jour au Duc ce qu'ils savent bien lui avoir dit maintes fois, et je lui contai ce qu'ils me font subir à propos de ce marché des mâts de sir William Warren. Je vois qu'il pense à tout cela et qu'il s'en souviendra.
            Puis allai chercher ma femme chez Mrs Harper où elle se trouvait avec Jane. Nous allâmes à la nouvelle Bourse pour qu'elle fît certaines emplettes, et chez Tom. Je montai voir le haut de sa maison qui est maintenant terminé. C'est vraiment fort beau, mais il n'était pas là, rentrâmes donc à la maison et à mon bureau, puis souper et, au lit.


                                                                                                            20 Octobre

            Lever et au bureau réunion. A midi avec sir John Mennes et sir George Carteret invités à
dîner chez le lord-maire. Étaient présents les fermiers des douanes, les trois fils de milord le chancelier et maintes autres gens fort importants, et l'on nous servit un dîner tout à fait splendide. Le présent maire n'est bon à rien d'autre.
            On ne dit rien de bien extraordinaire sur aucun sujet, car chacun ne s'intéressait qu'à son assiette. J'aurais bien bu du vin pour me réchauffer l'estomac, mais je m'en abstins volontiers pour m'en tenir à ma résolution, et après je suis toujours content et satisfait de l'avoir fait, car cela me permet de toujours rester en si excellente humeur que j'espère ne jamais abandonner cette pratique. Puis à la maison et emmenai ma femme à Whitehall, elle descendit chez milord et je me rendis à la commission de Tanger, puis nous repartîmes à la maison. Nous arrêtâmes en chemin dans plusieurs endroits, notamment à l'enclos de St Paul et, alors que je me trouvais dans la boutique de Kieron, un coquin s'approcha pour tenter d'embrasser ou de violenter ma femme qui se trouvait dans le fiacre. Elle le repoussa et il s'éloigna après que le cocher et lui eurent échangé des coups. On m'appela et j'y allai. Je vis le coquin sortir d'une boutique et lui donnai un ou deux bons coups de poing dans la mâchoire et, voyant qu'il ne m'opposait pas de résistance, je lui en donnai un autre. Enfin, je m'aperçus, à mon soulagement qu'il était ivre et je le laissai et retournai à la maison et souper et au lit.
            Ce soir chez milord, Mrs Sarah qui nous contait comment se porte la reine et comment le roi la soigne, car elle est fort malade, nous dit que la maladie de la reine est une fièvre éruptive, qu'elle est couverte d'autant de tâches qu'un léopard. Il est très étrange que cela ne se sache pas davantage, mais peut-être n'est-ce pas vrai, et que le roi semble prendre cela très à coeur, car il a pleuré devant elle. Malgré tout il n'a pas été un seul soir sans souper avec milady Castlemaine, et je crois que c'est vrai car Mrs Sarah dit que son mari prépare leur souper tous les soirs, et je reconnais que je l'ai vu de mes yeux tandis que je passais dans la rue, préparer un grand souper ce soir, ce qui est une chose fort singulière.
bonne

                                                                                                                  21 Octobre 1663
                                                                                                                            wikiwand.com
Résultat de recherche d'images pour "comptabilité 18è siècle anglais france"            Lever et bientôt arriva mon frère Tom, mais en retard. J'enrage de n'avoir jamais obtenu de lui qu'il vînt chez moi suffisamment tôt, et pourtant je lui en ai parlé cent fois. Mais il est fort paresseux et trop négligent pour jamais réussir dans son métier, je le crains. Comme depuis quelque temps nous parlons beaucoup, ma femme et moi, de ce qu'il est fâcheux que je ne me montre pas en plus bel appareil, nous avons résolu que je devrais être mieux vêtu, et notamment qu'il conviendrait que j'eusse une cape de velours, c'est-à-dire de drap doublé de velours, ainsi que d'autres choses à la mode, et une perruque. Je les envoyai donc elle et lui m'acheter du velours. Quant à moi je me rendis à la Bourse puis à Trinity House dîner avec sir William Batten, parler de plusieurs affaires ainsi qu'à sir William Rider.
            Ensuite, le ventre bien rempli, allai à pied chez mon frère par Thames Street, et comme j'avais le ventre plein de petite bière, je bus tout seul, pour ma santé, une demi-pinte de vin du Rhin à la taverne de Steelyard, coupée de bière.
            En retournant de chez mon frère, avec ma femme, à la Bourse pour acheter des choses pour elle et moi. J'avais envie de dépenser de l'argent, sans être toutefois d'humeur prodigue, car je n'achetai que des habits dont je vois chaque jour que je manque cruellement. Puis à la maison et, après avoir été un peu à mon bureau, à la maison, souper et, au lit.
            Pour mémoire - Ce matin, un certain Mr Commander, notaire, est venu me voir de la part de Mr Moore et m'a présenté un acte dont Mr Moore m'avait dit que milord y avait utilisé mon nom et requérait ma signature. Me souvenant fort bien de cela, quoique ne comprenant pas bien les détails, je lus le document, et m'aperçus qu'il contenait les intérêts que sir Robert Bernard et Duckingford possèdent dans le manoir de Brampton. Je le signai donc en déclarant à Mr Commander que je ne fais que permettre l'utilisation de mon nom, à la demande de milord Sandwich dans cette affaire. Je cachetai le document après l'avoir signé et scellé, et lui demandai de le remettre ainsi scellé à Mr Moore. Je me rendis aussi à la Garde-Robe cet après-midi pour en parler à Mr Moore, mais sachant que milord Crew tient Mr Commander pour un homme de bien et une personne honnête, je ne craignis point de lui confier l'acte après l'avoir signé.
            Ce soir, à mon retour, je commençai à initier ma femme à l'arithmétique pour lui permettre d'étudier les globes, et cela se passe fort bien. J'espère avoir le grand plaisir de l'amener à comprendre maintes belles choses.


                                                                                                                   22 Octobre

            Lever, au bureau réunion jusqu'à midi, à la maison pour dîner. Allai ensuite avec ma femme dans son petit salon. Lui enseignai encore de l'arithmétique qu'elle étudie avec beaucoup de facilité et de plaisir.
            Ce matin, apprenant que la reine allait de nouveau plus mal, je fis interrompre la confection de ma cape de velours jusqu'à ce que je voie si elle doit vivre ou mourir.
            Puis sortis un peu pour plusieurs affaires. Retour à la maison et à mon bureau jusqu'au soir et souper à la maison, donnai sa leçon à ma femme puis, au lit.


                                                                                                                     23 Octobre

            Lever. Ce matin Mr Clerke vint me voir pour me dire que ma requête contre Trice a de nouveau été rejetée, ce qui me tourmente fort. Je dois donc aller m'en occuper cet après-midi. Arrive aussi, comme convenu, mon oncle Thomas pour recevoir le premier versement de l'argent de sa fille. Il me montre l'original de l'acte par lequel sa fille lui cède ses droits sur ce legs, et la copie qui m'est destinée certifiée conforme par le notaire. En les comparant je trouvai quelques différences. Je les examinai alors plus attentivement et découvris finalement qu'il s'agissait de faux. Il s'obstina cependant à maintenir sous serment que l'acte avait été signé et scellé par ma cousine Mary dès avant son mariage.
            Je lui jetai alors que c'étaient là agissements de coquin, ce qui était vrai, et je l'accompagnai chez le notaire à Bedlam, où j'appris comment cela s'était passé, c'est-à-dire qu'il avait perdu ou prétendu avoir perdu, le véritable original et qu'il avait donc été contraint à cet expédient. Mais je vois bien que c'est un coquin ou, à tout le moins, un homme qui n'accorde pas de valeur à ses serments.
            Il m'est donc plus facile, maintenant, de m'entourer de toutes les sûretés avant de me séparer de cet argent, car je vois que son fils Charles a un droit sur ce legs jusqu'à ce que les 100 premières livres de la dot de sa fille soient payées, car il s'en est porté garant. Je lui demandai donc d'obtenir de ses deux fils de se porter garants pour mon argent, puis le quittai.
            Ensuite à la maison, puis sortis voir mon frère, mais il est allé chez le jeune couple qui s'est marié hier et dont il était un des garçons d'honneur. C'est une parente ( Bromfield ) des Joyce, qui a épousé un tapissier.
            De là à pied à la table d'hôte de la Tête du Roi à Charing Cross, où dînai. J'apprends que la reine a assez bien dormi la nuit dernière, mais qu'elle a toujours de la fièvre. Il semble qu'elle n'ait auprès d'elle aucun médecin portugais.
            Puis au bureau des Six Clercs où vis Mr Clerke avec qui j'avais rendez-vous, et j'attendis là tout l'après-midi Mr Wilkinson, mon procureur, mais il ne vint pas et donc, irrités et lassés nous nous quittâmes. Je tentai, mais en vain de trouver le docteur Williams qui me sera utile dans l'affaire Trice, mais je ne pus le trouver.
            Lassé je rentrai à pied à la maison. En chemin j'achetai un grand couteau de cuisine et une demi-douzaine de couteaux à huîtres. Puis chez Mr Hollier. Il m'apprend que Molins est mort de s'être fait couper la jambe l'autre jour, l'opération ayant été fort mal exécutée.
            Il me dit de ne point douter que tous les dépôts soient évacués dans mon urine, et il n'y a donc pas à craindre de calcul. Au contraire, le fait que mon urine soit si visqueuses est un bon signe. Il voudrait que je prisse un clystère de temps en temps, le même que j'ai pris l'autre jour, bien que je ne souffre pas, seulement pour que mon ventre reste relâché. Et au lieu de beurre, qui devrait être du beurre salé, il voudrait me faire employer parfois deux ou trois onces de miel, et d'autres fois deux ou trois onces d'huile de lin.
            Puis chez Mr Rawlinson où vis quelques-unes de mes nouvelles bouteilles, ornées de mes armoiries, remplies de vin, environ cinq ou six douzaines.
            A la maison et un moment à mon bureau. Rentrai chez moi pour préparer ma défense contre Thomas Trice ainsi qu'un acquit que je vais faire signer à mon oncle et à ses fils avant de leur verser l'argent. Ceci fait, au lit.


                                                                                                            24 Octobre
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Résultat de recherche d'images pour "comptabilité 18è siècle anglais france""            Lever et au bureau. Nous travaillâmes toute la matinée sur les comptes de Mr Gauden. A midi allâmes avec lui dîner à la taverne du Dauphin. Nous nous égayâmes fort de plaisantes histoires que nous contèrent Mr Coventry et sir John Mennes. J'ai noté certaines dans mon recueil d'historiettes.
            Au moment où je sortais mon oncle Thomas vint me trouver avec le brouillon d'un acquit, à signer par lui-même et ses fils, à mon intention, à propos du règlement du legs de 20 livres. Je donnai mon accord mais il aurait bien voulu que je lui rendisse la copie de l'acte qu'il avait fabriqué et qu'il avait apporté hier. Mais je refusai de la lui donner.
            Il me dit : " Je vois donc que vous allez la conserver pour me discréditer ", et il me pria de ne point en parler, car il avait fait cela sans penser à mal. Bon, j'avoue ne point trouver la chose bien dommageable, il n'a fait que me dissimuler le véritable acte original. Peut-être y avait-il là quelque chose d'autre concernant cette affaire de legs qu'il désirait me cacher, ou peut-être l'a-t-il vraiment perdu comme il le dit. Mais en ce cas, il n'aurait pas eu besoin d'employer un tel subterfuge, et aurait pu l'avouer sans risque.
            Ensuite en fiacre dans le quartier du Temple avec Mr Coventry et au bureau des Six Clercs où je m'entretins avec mon procureur et mon avoué. Je me rendis avec ce dernier chez Mr Turner qui me fit grandement craindre que ma requête contre Tom Trice soit une nouvelle fois rejetée, ce qui me tourmente.
            Il faisait déjà nuit lorsque je repris le chemin de la maison. Je m'arrêtai chez Wolton et essayai des chaussures, mais il n'en avait pas à ma pointure. Il m'apprend que, persuadé par le Duc, Harris est revenu chez sir William Davenant aux conditions qu'il avait exigées, ce qui va le rendre fort arrogant et fier. Puis entrai dans une autre boutique et m'achetai une paire de chaussures. Rentrai à la maison et à mon bureau, j'envoyai des lettres par la poste. Chez moi pour souper et, au lit. Et là, ce qui me fâche, je trouve ma femme qui commence à me dire qu'elle est seule toute la journée, ce qui vient uniquement de ce qu'elle n'a rien à faire, car tant qu'elle avait de l'ouvrage elle ne se plaignait jamais, ou rarement. Elle a aussi une douleur à l'endroit où elle est sujette à des enflures. Ce qui m'inquiète c'est que nous craignons que ce ne soit ma semence qui en serait cause, car cela n'arrive qu'après que j'ai été avec elle.
            La reine est en bonne voie de guérir, et sir Francis Prujean en tire beaucoup d'honneur, car tout cela est attribué à son cordial qui, alors que son état était désespéré, lui a procuré le repos et a donné quelque espoir de guérison.
            Il semble, après toutes ces rumeurs de troubles et de complots, que l'on ait découvert quelque chose dans le Nord, qu'un soulèvement devait se produire et que certaines personnes qui devaient le diriger ont été découvertes, ce que j'ai appris par une lettre provenant de cette région et que Mr Coventry a lue aujourd'hui.


                                                                                                          25 Octobre 1663
                                                                                            Jour du Seigneur
            Lever et ma femme et moi à l'office. Quelle chose étrange qu'avec l'habitude et en voyant Pembleton venir à l'office avec sa femme, je commence à ne plus guère accorder d'importance à ce qui me bouleversait naguère ! Dînai à la maison, ma femme et moi seuls, un bon dîner. Après le repas, derechef à l'office où l'Ecossais prêchait, et je dormis la plus grande partie de l'après-midi. A la maison, ma femme et moi passâmes toute la soirée à causer paisiblement, puis après avoir relu mes résolutions pour moi seul, tandis que ma femme était avec ses servantes qui se démènent fort pour tout expédier ( car leur maîtresse leur a promis que lorsqu'elles auraient fini elles auraient toutes congé pour aller voir leur famille à Westminster où ma femme va les mener )occuper à tout préparer pour la lessive de demain, nous nous hâtâmes de souper et, au lit.


                                                                                                           26 Octobre

            M'éveillai vers une heure du matin pour pisser, j'étais allé me coucher si tôt hier soir, puis ma femme réveillée sonna les servantes, elle se levèrent et commencèrent la lessive. Nous nous rendormîmes jusqu'à sept heures, nous levâmes. Sortis alors à la recherche du Dr Williams, mais comme il était sorti me rendis à Westminster. Là, apercevant le valet de pied de lord Sandwich, je compris qu'il était de retour en ville. J'entrai donc et vis milord qui me salua aimablement mais me dit que mon père est toujours très malade. Puis, avec Creed au palais de Westminster. Passai la matinée à me promener et là, comme les tribunaux sont en session je rencontrai plusieurs personnes à qui je parlai. Notamment le Dr Pearse qui me dit que la reine est en bonne voie de se rétablir, mais que le délire dont sa tête est habitée continue, qu'elle déraisonne, non par accès mais continûment. Chose qui dure une semaine après une fièvre aussi élevée, chez d'autres davantage, chez d'autres enfin ne cesse jamais. Que ce matin elle était persuadée d'être en couches et qu'elle s'étonnait d'être délivrée sans douleur, sans vomir ni être malade et qu'elle se tourmentait que son fils fût si laid. Mais le roi qui était auprès d'elle lui dit :
            " - Non, c'est un fort joli enfant.
Marie Laurencin et ses amis peintres               - Eh bien, fit-elle, s'il vous ressemble il est fort beau en effet, et il me plaira beaucoup. "
            L'autre jour elle ne faisait que parler du gros ventre de la femme de sir Henry Wood, et  que si elle venait à faire une fausse-couche, il n'en engendrerait jamais d'autres, et qu'elle n'avait jamais vu une personne telle que ce sir Henry Wood. Voyant le Dr Prujean elle dit :
            " - Allons, Docteur, à quoi bon vous gratter la tête, il vous reste déjà assez peu de cheveux à cet endroit. "
            Mais je trouve que ce n'est pas beau de parler ainsi de le faiblesse des grands.
            Ensuite avec Creed à la table d'hôte  de la Tête du Roi où se trouvaient maintes gens de fort bonne compagnie. Il y avait entre autres un grand bavard, fort savant cependant qui devait absolument dire son mot et son opinion sur tout, et quoiqu'il dît des choses assez intéressantes, son empressement à parler gâchait tout.                                                                                                       
            On dit là que le Turc progresse fort vite et que milord Castlehaven va lever 10 000 hommes ici pour le combattre. Que le roi de France offre son aide à l'Empire, à la condition qu'il soit leur généralissime et le Dauphin choisi roi des Romains. Et l'on dit que le roi de France est la cause de ces dissensions entre les princes chrétiens de l'Empire, qui donnent de tels avantages au Turc. Ils disent aussi que le roi d'Espagne rassemble derechef toutes les troupes qu'il peut pour attaquer le Portugal.
            Allai ensuite avec Creed chez un ou deux marchands de perruques dans le quartier du Temple, car celle que nous avions vue ce matin, chez Jervas, faite de cheveux de vieille femme graisseux m'avait fortement déplu, et je crois que là j'en trouverai une très belle.
            Ensuite, en fiacre, fort contrarié de n'avoir pas rencontré de Dr Williams, jusqu'au quartier de Ste Catherine pour voir dans une ou deux boutiques hollandaises si je pouvais trouver de belles cartes, mais je n'en vis aucune et retournai donc à Cornhill chez Moxon mais, comme il faisait sombre, nous ne nous attardâmes pas pour en voir.
            Reprîmes chacun un fiacre, comme j'aperçus sir William Batten je descendis le chercher et le fis monter et nous nous rendîmes dans la taverne du Globe dans Fleet Street où nous avions rendez-vous. Un peu plus tard, accompagnés de notre avoué, nous rendîmes chez sir Edward Turnor à propos de l'affaire Field, puis retournâmes au Globe. J'envoyai quérir le Dr Williams et il accepte de témoigner en ma faveur contre Tom Trice, attestant qu'à la demande de Tom Trice nous nous sommes rencontrés pour régler notre affaire.
            Ensuite, je n'avais pas bu de vin, après être resté là une heure, nous rentrâmes en fiacre à la maison, puis à mon bureau pour rédiger mon journal puis à la maison souper et, au lit. Ma lessive est terminée et tout est bien.
            J"ai donné 20 shillings au Dr Williams ce soir, mais c'était après qu'il eut donné une réponse favorable à ma requête, et ce n'était rien de plus que ce que j'avais depuis longtemps réservé pour lui dans le carnet de mes menues dépenses, outre la note de 4 livres que je lui ai réglée, il y a un bon moment, par l'intermédiaire de mon frère, pour des purgatifs pour ma femme, sans aucune pensée concernant ce service qu'il va me rendre, aussi vrai que Dieu est mon Sauveur.
            Entre autres, alors que nous parlions de l'Empereur à table aujourd'hui, un jeune gentilhomme bien fait de sa personne et, semble-t-il, un membre du Parlement, déclara que c'était un sot, car il ne s'intéressait pas du tout aux affaires de l'Etat et se laissait gouverner par les jésuites. Plusieurs personnes à la table le blâmèrent, certains pour avoir dit qu'il était un sot de se laisser gouverner par les jésuites, alors que ce sont les meilleurs conseillers qu'il puisse avoir. Un autre officier qui, je crois, avait servi sous ses ordres, dit que c'était un homme qui avait jusqu'à maintenant empêché une invasion turque et avait accompli bien d'autres grandes choses. Finalement, Mr Proger, un de nos courtisans, lui répliqua que ce n'était pas une chose à dire d'aucun prince souverain, quelles que soient ses faiblesses, que de le traiter de sot, ce qui, à mon avis, était fort bien dit.


                                                                                                                27 Octobre
wikipedia.org
Résultat de recherche d'images pour "comptabilité 18è siècle anglais france"            Lever, mon oncle Thomas et son notaire m'apportèrent un acquit et une déclaration sous serment à ma convenance, et je lui remis donc ses 20 livres au titre du legs de sa fille, plus 5 livres, sa rente pour ce trimestre, de la manière prescrite pour chaque quittance, à quoi je devrai me référer chaque fois que l'occasion se présentera à l'avenir, ainsi qu'à l'acquit et à la déclaration/
            Au bureau réunion jusqu'à midi, à la maison pour dîner. Après le repas ( la maison était dans un état répugnant aujourd'hui, avec mes servantes qui apprêtent leur linge ) je sortis accompagné de mon commis Will, et me rendis en fiacre chez le Dr Williams. Allai avec lui au bureau des Six Clercs où une personne de sa connaissance m'apprit que ma cause, par ma négligence et celle de mes avocats, est en fort mauvaise posture, de sorte qu'il sera fort difficile de faire accepter de nouveau ma requête. Je fis cependant signer au Dr Williams une déclaration sous serment par laquelle il affirmait qu'il existait des accords entre Tom Trice et moi, de la façon la plus favorable possible pour moi. Je dois reconnaître qu'il fut d'une exactitude sans pareille, et que ce qu'il jura était mot pour mot la vérité et quoique, Dieu me pardonne ! j'aurais presque pu être content naturellement de le laisser par ignorance jurer quelque chose qui ne fût pas en soi absolument certain et bien tranché, sa conscience et son souci de la précision lui dictèrent de modifier lui-même les termes, de façon à prêter serment en toute sûreté. J'apportai ce document à mon clerc Wilkinson et lui parlai de ce que j'avais appris sur l'état de mes affaires, mais lui, le fat, n'y prêta aucune attention et me recommanda d'offrir aux clercs de Trice le paiement des frais de la procédure de rejet, c'est-à-dire 46 shillings et 8 pence, ce que je fis mais ils refusèrent de les accepter sans leur client. Sur ce, nous nous quittâmes immédiatement et je rencontrai Tom Trice qui rentrait dans la salle. Il vint vers moi et me signifia une assignation pour ces mêmes frais, que je lui payai. Mais Seigneur, quelle résolution et, vraiment, quelle habileté dans sa manière de tourner son reçu, qu'il exigea immédiatement et de la façon la plus désavantageuse qui fût pour moi, et cependant je ne pouvais pas refuser de le lui donner, car mon clerc en avait reçu paiement. Puis il commença à demander ce qui nous empêchait, puisque nous étions amis, de nous charger nous-mêmes de l'affaire ou de préparer l'exposé des faits pour ensuite le soumettre au jugement de quelque magistère compétent. De fil en aiguille nous décidâmes d'essayer, et pour ce faire nous nous rendîmes à la taverne de la Tête du Pape. Il y avait là Tom Trice, son clerc et son procureur, moi et mon clerc. J'envoyai quérir Mr Smallwood et bientôt arriva Mr Clerke, mon avoué.
            Après m'être entretenu en privé avec mes hommes de loi, voyant toutes les réserves qu'ils exprimaient  et toutes les dépenses et soucis que tout cela ne pouvait qu'entraîner à l'avenir, pour une victoire incertaine, je résolus de faire de très importantes concessions.
            Après avoir parlé tous ensemble, Trice et moi nous retirâmes. Il descendit à 150 livres, et je lui offris 80. Nous rompîmes la discussion et rejoignîmes les autres. Ceux-ci nous forcèrent à un nouvel entretien privé et je consentis finalement à lui donner 100 livres, tandis qu'il s'engageait à dépenser 40 shillings pris sur cette somme pour régaler tous nos amis présents. Nous rejoignîmes donc les autres l'air fort satisfait d'être parvenus à conclure. Et je le suis très réellement pour les raisons ci-dessus, quoique ce soit pour nous une grosse somme à payer.
            Il est convenu que je paierai en lui permettant d'acquérir une partie des terres de Pigott pour environ 40 livres, et la dette de Pigott en sera diminuée d'autant. Quant au reliquat je lui donnerai un billet à ordre qui lui sera payé dans douze mois, mais je vais aussi lui donner l'autorisation d'acquérir une autre partie des terres de Pigott, en guise de paiement comme pour la première partie de la somme, ce qui me convient assez bien ou, à tout le moins, il pourra prendre de la terre pour cette somme et je compléterai par de l'argent. Je ne lui ai pas parlé de cette dernière possibilité, mais elle figurera sur le billet.
            Une fois arrêtée la date de demain en quinze pour dépenser les 40 shillings chez Mr Rawlinson, nous nous quittâmes. Je pris un fiacre avec Tom Trice que je laissai à l'enclos de Saint-Paul, et retour à la maison et à mon bureau où notai les événements de ce jour, puis à la maison, souper et, au lit.
            Mr Coventry m'a dit aujourd'hui que la reine avait passé une fort bonne nui, mais il est étrange qu'elle continue à délirer et qu'elle ne parle presque que des enfants qu'elle pense avoir. Elle s'imagine maintenant qu'elle en trois, et que la fille ressemble beaucoup au roi. Et ce matin, vers 5 heures elle s'est réveillée ( c'est le médecin pensant qu'il pourrait mieux juger de son état si elle dormait et ne bougeait pas qui l'a réveillée en lui prenant le pouls ), et ses premières paroles furent :
            " - Comment vont les enfants ? "


                                                                                                               28 Octobre
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Résultat de recherche d'images pour "chaussures hommes anglais 17èsiècle""            Lever et à mon bureau toute la matinée. A midi dîner avec Mr Creed. Après le repas le capitaine Murford vint me trouver et nous eûmes une altercation au sujet du contra passé avec nous. Ensuite, avec Mr Creed, je fis plusieurs courses, et enfin nous allâmes au grand café, et là, après une conversation ordinaire, nous nous séparâmes et rentrai à la maison, m'arrêtant à la Mitre pour payer ce que je devais. A la maison Simpson, le menuisier, arriva et assembla mon armoire pour mes manteaux et autres menus effets, puis un bref moment à mon bureau, souper et, au lit.
            Ce matin j'ai reçu la visite de Mr Blackborne. Il me dit que Will se plaignait de la façon dont le traitait ma femme et d'autres choses décourageantes et, voyant qu'au lieu de mettre en garde son parent il prenait souvent son parti, je lui dis ouvertement, mais amicalement, ce que je pensais. Et nous avons donc conclu qu'il prendrait une chambre ailleurs et que j'ajouterai 15 livres à son salaire, et 20 si je n'ai pas besoin d'engager quelqu'un d'autre.


                                                                                                                29 Octobre

            Lever. C'est aujourd'hui la fête du lord-maire, sir Anthony Bateman.
            Ce matin j'ai reçu ma nouvelle cape de velours, c'est-à-dire qu'elle est doublée de velours et le dessus est fait de bon drap, c'est la première que j'aie jamais eue de ma vie, et je prie le ciel de pouvoir bientôt la porter. Je me la suis fait livrer chez moi car je pensais la mettre pour aller au dîner, mais j'ai pensé qu'il valait mieux ne pas le faire à cause de la foule, et je ne l'ai donc pas mise.
            Courte réunion au bureau puis retour à la maison et je m'habillai pour sortir. Ma femme était sortie avant moi, avec ma permission, pour voir son père et sa mère et avait emmené avec elle sa cuisinière et la petite servante à Westminster pour qu'elles voient leurs parents.
            Ce matin, alors que je m'habillais, je voulus prendre une cravate, elles viennent juste d'être  lavées et je les trouvai si mal repassées que je les froissai, les jetai toutes à terre et me fâchai contre Jane, ce qui jeta la pauvre fille dans une grande tristesse, si bien que j'en fus tourmenté par la suite.
            A midi je sortis et me rendis en fiacre à l'Hôtel de Ville, m'arrêtai pour me vider chez Mr Rawlinson, et l'on me fit entrer. Je rencontrai Mr Proby, le fils de sir Richard Ford, ainsi que le lieutenant-colonel Baron, un officier de la Cité, et nous fîmes le tour des tables. Sous chaque salière se trouvait un menu et au bout de la table la liste des personne qui devaient prendre place. Les tables étaient nombreuses, mais sur aucune, dans toute la salle, sauf sur celles du maire et des lords du Conseil privé, il n'y avait de serviettes ni de couteaux, ce qui était fort étrange. Nous entrâmes dans la dépense où nous passâmes un moment à causer, avant de retourner dans la salle. On nous offrit du vin, et ils en burent, mais je ne bus que de l'hypocras, et ainsi ne contreviens pas à ma résolution, car c'est seulement, pour autant que je sache, une boisson composée de plusieurs ingrédients, ne contenant pas du tout de vin. Si je me trompe, que Dieu me pardonne ! mais j'espère et je pense que ce n'est pas le cas.
            Bientôt je retrouvai Creed et en compagnie de différentes autres personnes nous entrâmes dans les différentes cours où vîmes les tables dressées pour les dames, les juges et le évêques, tous signes annonçant un dîner somptueux. Un peu plus tard, vers une heure, avant l'arrivée du lord-maire, entrèrent dans la salle, par l'antichambre, le lord chancelier précédé par l'archevêque, suivi par les lords du Conseil et les autres évêques. Ils commencèrent à manger. Puis arriva le lord-maire qui alla souhaiter la bienvenue aux lords, puis fit le tour des autres tables, puis tout le monde se mit à manger.
            J'étais assis au côté de Proby, Baron et Creed à la table des marchands étrangers. On nous servit dix bons plats pour quatre, arrosés de vins de toutes sortes en abondance. Je n'en bus pas. Mais il était fort déplaisant de ne pas avoir de serviettes ni d'assiettes de rechange, de boire dans des pichets en terre cuite et de manger dans de la vaisselle en bois.
            Alors que les lords étaient au milieu de leur dîner, arriva l'ambassadeur de France. Il s'approcha de leur table, où il aurait dû prendre place mais, trouvant la table déjà garnie de plats, il ne voulut pas s'asseoir ni dîner avec le lord-maire qui n'était pas encore arrivé, ni avoir une table pour lui tout seul, ce qu'on lui proposa. Et il s'en alla fort mécontent.
            Après que j'eus fini de dîner Creed et moi nous levâmes et nous promenâmes dans le bâtiment, puis dans la salle des dames où nous demeurâmes un moment à les contempler. Mais, quoiqu'elles fussent fort nombreuses et bien ajustées, qu'il y eût des jeunes et de vieilles, je ne pus découvrir dans l'assemblée un seul beau visage, ce qui est fort étrange. Et je ne trouvai pas non plus la demoiselle que le jeune Dawes vient d'épouser aussi jolie que je le pensais, après avoir eu ici l'occasion de bien la regarder, de tout près.
            Je m'attendais à de la musique, mais il n'y en avait pas, seulement des trompettes et des tambours, ce qui me déplut. Le dîner, à ce qu'il paraît, est offert par le maire et deux shérifs pour le moment, le lord-maire en payant une moitié et eux l'autre, et le tout, d'après Proby, doit se monter à
7 ou 800 livres au plus.
            Lassés par le spectacle d'une assemblée de laiderons, Creed et moi nous en allâmes, prîmes un fiacre et traversâmes Cheapside où vîmes les tableaux vivants qui étaient d'un grand ridicule. De là au quartier du Temple. Nous rencontrâmes Greatorex qui nous conduisit aux Colonnes d'Hercule pour nous montrer comment il allait construire un grand engin pour drainer les marais, ce que je désirais vivement connaître. Mais ses explications ne me parurent guère satisfaisantes, et je crains que son projet n'échoue.
            Retour en fiacre à la maison où trouvai ma femme. Bientôt arriva mon frère Tom contre lequel j'étais furieux qu'il ne m'eût pas envoyé sa facture avec mes habits, si bien que je songeai à ne plus jamais lui confier de travail si d'aventure il recommence. Et c'est ce que je lui dis.
            L'idée de dépenser 32 livres 12 shillings ce mois-ci pour ces habits qu'il m'a faits me tourmente également. Et il y a autre chose, à savoir que la présence de Will à la maison toute la journée d'aujourd'hui explique, je le crains, que Jane ait dit à sa maîtresse qu'elle voit qu'elle ne peut nous donner satisfaction et va chercher ailleurs une autre place. Ce qui nous fâche tous les deux, et nous nous posons aussi des questions à son sujet. Cependant quand ce pendard sera parti je suis persuadé qu'elle sera une bonne servante.
            Un peu au bureau pour rédiger mon journal, puis rentrai tard à la maison, souper et, au lit.
            L'état de la reine s'améliore rapidement, mais elle continue à délirer.


                                                                                                         30 Octobre 1663
npg.org.uk
Résultat de recherche d'images pour "comptabilité 18è siècle anglais france""            Grasse matinée avec ma femme, lever et un moment à mon bureau, ensuite à la Bourse, retour à la maison où ma femme furieuse contre les servantes. Je montai ranger certaines choses dans notre chambre et dans la garde-robe, puis dîner d'un bon ragoût de boeuf et repartis travailler. Puis en fiacre à la nouvelle Bourse avec ma femme où achetai et payai plusieurs choses. Reprîmes le chemin de la maison, nous arrêtant chez mes fabricants de perruques........ Puis chez mon frère et allai acheter deux corselets pour ma femme. A la maison, moi à mon bureau jusqu'à une heure avancée, et retour auprès de ma femme pour une nouvelle leçon d'arithmétique, puis souper et, au lit.
            L'état de la reine s'améliore rapidement, mais son esprit bat toujours la campagne.
            Je suis fort préoccupé à la pensée de mes grandes dépenses de tantôt et de ce que je dois encore payer pour mes habits, mais j'espère pour cela gagner davantage, car je vois comme m'a été desservi jusqu'ici de n'être point vêtu comme il sied à ma charge.......


                                                                                                                     31 Octobre

            Lever et au bureau, réunion toute la matinée, à midi dîner à la maison où Creed vint me rejoindre. Après le repas, lui et moi montâmes à l'étage et je lui montrai ma cape de velours et les autres effets que je viens d'acheter, et ils lui plaisent fort. Je lui demandai son avis sur certains habits que j'ai l'intention de porter, car je suis résolus à soigner un peu plus mon ajustement que je ne l'ai fait jusqu'ici.
            Puis au bureau où embesogné jusqu'au soir, puis préparai mes comptes mensuels jusqu'à dix ou onze heures du soir. Et, à mon grand chagrin, je découvre que j'ai 43 livres de moins que le mois dernier. Je possédais alors 760 livres, tandis que maintenant je n'en ai plus que 717. Mais cela provient principalement de mes achats de vêtements pour moi et ma femme, à savoir, pour elle environ 12 livres, et pour moi 55 livres ou à peu près, car je me suis fait faire une cape et deux nouveaux habits de drap, tous deux noirs et sans ornements, une nouvelle robe de chambre de panne rehaussée de boutons et d'une torsade dorés, et aussi un nouveau chapeau et des canons de soie pour mes jambes, et bien d'autres choses, car je suis résolu, à compter d'aujourd'hui, à porter les habits qui conviennent à mon rang. Et aussi deux perruques, l'une qui me coûte 3 livres et l'autre 40 shillings. Je n'ai encore porté ni l'une, ni l'autre, mais je commencerai la semaine prochaine, si Dieu le permet. Si bien que j'espère ne plus avoir de débourser d'argent avant longtemps. après avoir dépensé en vêtements et pour ma femme son petit salon et d'autres choses, en deux mois, outre les dépenses domestiques de nourriture etc., plus de 110 livres.
            Mais j'espère travailler désormais avec plus de facilité à gagner davantage et avec meilleur succès que lorsque, par défaut de vêtements, j'étais forcé de raser les murs comme un gueux.
            Cela fait, je rentrai à la maison et, après souper, au lit, l'esprit soulagé de connaître l'état où je me trouve, quoique tourmenté d'avoir été forcé de tant de dépenses.
            C'est ainsi que je finis ce mois, ma fortune s'élève à 717 livres ou à peu près, et je possède un bien plus grand nombre de belles affaires et beaucoup de bons habits neufs.
            Notre plus grand souci, à moi et à ma femme, ce sont nos domestiques. Ce maraud de Will cause un grand désordre en corrompant les servantes par ses propos oiseux et sa conduite. Nous allons y remédier en l'éloignant au plus vite de notre maison, son oncle Blackborne s'en occupe, et il est convenu que je lui donnerai 20 livres par an pour sa pension.
            La reine délire toujours mais on espère qu'elle va guérir.
            La peste fait rage à Amsterdam, et nous craignons qu'elle ne commence ici. Dieu nous en préserve !
            Le Turc avance rapidement sur les terres de l'Empereur, et les princes ne parviennent pas à s'accorder sur la manière de le combattre.
            Quant à moi je suis en assez bonne santé maintenant après avoir été malade ce mois-ci pendant toute une semaine. Mais je ne peux toujours pas dégager normalement, tant je suis constipé, au point que de presque tout ce mois je n'ai pas fait une seule bonne selle de manière naturelle, et jusqu'à maintenant je suis toujours contraint de prendre un purgatif chaque soir, qui ne me fait faire qu'une seule selle, le matin, dès que je me lève, et tout le restant de la journée je suis très constipé.
            Mon père a été très malade à la campagne, mais j'espère qu'il va mieux maintenant......
            Ainsi tout concourt à diminuer ce que je possède et puis espérer obtenir. Je dois donc chercher ailleurs le moyen de gagner davantage que simplement mon salaire, sinon je devrai me résoudre à vivre bien mais à mourir comme un gueux.


                                                               à suivre..............
  
                                                                                                      1er Novembre

            Ce matin............
         

         

            

dimanche 24 novembre 2019

Vie et Opinions philosophiques d'un Chat 6 Hippolyte Taine ( Nouvelle France )


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                                        Vie et Opinions philosophiques d'un chat 

                                                                         6

            Mon esprit s'est fort agrandi par la réflexion.
            Par une méthode sûre, des conjectures solides et une attention soutenue, j'ai pénétré plusieurs secrets de la nature.
            Le chien est un animal si difforme, d'un caractère si désordonné, que tout le temps il a été considéré comme monstre, né et formé en dépit de toutes les lois. En effet, lorsque le repos est l'état naturel, comment expliquer qu'un animal soit toujours remuant, affairé, et cela sans but ni besoin, lors même qu'il est repu et n'a point peur ?
            Lorsque la beauté consiste universellement dans la souplesse, la grâce et la prudence, comment admettre qu'un animal soit toujours brutal, hurlant, fou, se jetant au nez des gens, courant après les coups de pied et les rebuffades ?                                                recreadog.net
Résultat de recherche d'images pour "chiens et chats""            Lorsque le favori et le chef-d'oeuvre de la création, est le chat, comment comprendre qu'un animal le haïsse, coure sur lui sans en avoir reçu une seule égratignure et lui casse les reins sans avoir envie de manger sa chair ?
            Ces contrariétés prouvent que les chiens sont des damnés, très certainement les âmes coupables et punies passent dans leurs corps. Elles y souffrent : c'est pourquoi ils se tracassent et s'agitent sans cesse. Elles ont perdu la raison : c'est pourquoi ils gâtent tout, se font battre, et sont enchaînés les trois-quarts du jour. Elle haïssent le beau et le bien : c'est pourquoi ils tâchent de nous étrangler.


                                                          Taine

lundi 18 novembre 2019

La fin de la jalousie Proust ( Nouvelle France )

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                                                      La Fin de la Jalousie                         
                                                                                                                                                                          

            - Mon petit arbre, petit âne, ma mère, mon frère, mon pays, mon petit Dieu, mon petit étranger, mon petit lotus, mon petit coquillage, mon chéri, ma petite plante, va-t-en, laisse-moi m'habiller, et je te retrouverai rue de la Baume à huit heures. Je t'en prie, n'arrive pas après huit heures et quart, parce que j'ai très faim. 
            Elle voulut fermer la porte de sa chambre sur Honoré, mais il lui dit encore : " Cou ! " et elle tendit aussitôt son cou avec une docilité, un empressement exagéré qui les fit éclater de rire.
            - Quand même tu ne voudrais pas, lui dit-il, entre ton cou et ma bouche, entre tes oreilles et mes moustaches, entre tes mains et mes mains des petites amitiés particulières. Je suis sûre qu'elles ne finiraient pas si nous ne nous aimions plus, pas plus que, depuis que je suis brouillé avec ma cousine Paule, je ne peux empêcher mon valet de pied d'aller tous les soirs causer avec sa femme de chambre. C'est d'elle-même et sans mon assentiment que ma bouche va vers ton cou.
            Ils étaient maintenant à un pas l'un de l'autre. Tout à coup leurs regards s'aperçurent et chacun essaya de fixer dans les yeux de l'autre la pensée qu'ils s'aimaient. Elle resta une seconde ainsi, debout, puis tomba sur une chaise en étouffant, comme si elle avait couru. Et ils se dirent, presque en même temps avec une exaltation sérieuse, en prononçant fortement avec les lèvres, comme pour embrasser :
            - Mon amour !
            Elle répéta d'un ton maussade et triste, en secouant la tête :
            - Oui, mon amour.                                
            Elle savais qu'il ne pouvait pas résister à ce petit mouvement de tête, il se jeta sur elle en l'embrassant et lui dit lentement :
             " - Méchante ! ",  et si tendrement que ses yeux à elle se mouillèrent.    
              Sept heures et demie sonnèrent. Il partit.
              En rentrant chez lui, Honoré se répétait à lui-même :  
              " Ma mère, mon frère, mon pays, - il s'arrêta, - oui, mon pays !... mon petit coquillage, mon petit arbre ", et il ne put s'empêcher de rire qu'ils s'étaient si vite faits à leur usage, ses petits mots qui peuvent sembler vides et qu'ils emplissaient d'un sens infini. Se confiant sans y penser au génie inventif et fécond de leur amour, ils s'étaient vu peu à peu doter par lui d'une langue à eux, comme pour un peuple, d'armes, de jeux et de lois.
            Tout en s'habillant pour aller dîner, sa pensée était suspendue sans effort au moment où il allait la revoir comme un gymnaste touche déjà le trapèze encore éloigné vers lequel il vole, ou comme une phrase musicale semble atteindre l'accord qui la résoudra et la rapproche de lui, de toute la distance qui l'en sépare, par la force même du désir qui la promet et l'appelle. C'est ainsi qu'Honoré traversait rapidement la vie depuis un an, se hâtant dès le matin vers l'heure de l'après-midi où il la verrait. Et ses journées en réalité n'étaient pas composées de douze ou quatorze heures différentes, mais de quatre ou cinq heures, mais de quatre ou cinq demi-heures, de leur attente et de leur souvenir.   
             Honoré était arrivé depuis quelques minutes chez la princesse d'Alériouvre, quand Madame Seaune entra. Elle dit bonjour à la maîtresse de la maison et aux différents invités et parut moins dire bonsoir à Honoré que lui prendre la main comme elle aurait pu le faire au milieu d'une conversation. Si leur liaison eût été connue, on aurait pu croire qu'ils étaient venus ensemble, et qu'elle avait attendu quelques instants à la porte pour ne pas entrer en même temps que lui. Mais ils auraient pu ne pas se voir pendant deux jours ( ce qui depuis un an ne leur était pas encore arrivé une fois ) et ne pas éprouver cette joyeuse surprise de se retrouver qui est au fond de tout bonjour amical, car, ne pouvant rester cinq minutes sans penser l'un à l'autre, ils ne pouvaient jamais se rencontrer, ne se quittant jamais.                                                                                                      
Résultat de recherche d'images pour "dubout dessin""            Pendant le dîner, chaque fois qu'ils se parlaient, leurs manières passaient en vivacité et en douceur celles d'une amie ou d'un ami, mais étaient empreintes d'un respect majestueux et naturel que ne connaissent pas les amants. Ils apparaissaient ainsi semblables à ces dieux que la fable rapporte avoir habité sous des déguisements parmi les hommes, ou comme des dont la familiarité fraternelle exalte la joie, mais ne diminue pas le respect que leur inspire la noblesse commune de leur origine et de leur sang mystérieux. En même temps qu'il éprouvait la puissance des iris et des roses qui régnaient languissamment sur la table, l'air se pénétrait peu à peu du parfum de cette tendresse qu'Honoré et Françoise exhalaient naturellement. A certains moments il paraissait embaumer avec une violence plus délicieuse encore que son habituelle douceur, violence que la nature ne leur avait pas permis de modérer plus qu'à l'héliotrope au soleil, ou, sous la pluie, aux lilas en fleurs.
            C'est ainsi que leur tendresse n'étant pas secrète était d'autant plus mystérieuse. Chacun pouvait s'en approcher comme de ces bracelets impénétrables et sans défense aux poignets d'une amoureuse, qui portent écrits en caractères inconnus et visibles le nom qui la fait vivre ou qui la fait mourir, et qui semblent en offrir sans cesse le sens aux yeux curieux et déçus qui ne peuvent pas le saisir.
            " Combien de temps l'aimerai-je encore ? " se dit Honoré en se levant de table. Il se rappelait combien de passions qu'à leur naissance il avait crues immortelles et la certitude que celle-ci finirait un jour assombrissait sa tendresse.
            Alors il se rappela que, le matin même, alors qu'il était à la messe, au moment, où le prêtre lisant l'Evangile disait : " Jésus étendant la main leur dit : Cette créature-là est mon frère, elle est aussi ma mère et tous ceux de ma famille ", il avait un instant tendu à Dieu toute son âme, en tremblant, mais bien haut, comme une palme et avait prié : " Mon Dieu ! Mon Dieu ! faites-moi la grâce de l'aimer toujours. Mon Dieu, c'est la seule grâce que je vous demande, faites, Mon Dieu, qui le pouvez, que je l'aime toujours ! "
            Maintenant, dans une de ces heures toutes physiques où l'âme s'efface en nous derrière l'estomac qui digère, la peau qui jouit d'une ablution récente et d'un linge fin, la bouche qui fume, l'oeil qui se repaît d'épaules nues et de lumières, il répétait plus mollement sa prière, doutant d'un miracle qui viendrait déranger la loi psychologique de son inconstance aussi impossible à rompre que les lois physiques de la pesanteur ou de la mort.
            Elle vit ses yeux préoccupés, se leva, et, passant près de lui qui ne l'avait pas vue, comme ils étaient assez loin des autres, elle lui dit avec ce ton traînard, pleurard, ce ton de petit enfant qui le faisait toujours rire, et comme s'il venait de lui parler :
            - Quoi ?
            Il se mit à rire et lui dit :
            - Ne dis pas un mot de plus, ou je t'embrasse, tu entends, je t'embrasse devant tout le monde !
            Elle rit d'abord, puis reprenant son petit air triste et mécontent pour l'amuser, elle dit :
            - Oui, oui, c'est très bien.                                                               9aev.org
Résultat de recherche d'images pour "dubout dessin""            - Comme tu sais très bien mentir! et, avec douceur, il ajouta : " Méchante  ! méchante ! "
            Elle le quitta et alla causer avec les autres. Honoré songeait : " Je tâcherai, quand je sentirai mon coeur se détacher d'elle, de le retenir si doucement, qu'elle ne le sentira même pas. Je serai toujours aussi tendre, aussi respectueux. Je lui cacherai le nouvel amour qui aura remplacé dans mon coeur mon amour pour elle aussi soigneusement que je lui cache aujourd'hui les plaisirs que, seul, mon corps goûte çà et là en-dehors d'elle. ( Il jeta les yeux du côté de la princesse d'Aliérouvre. ) Et de son côté, il la laisserait peu à peu fixer sa vie ailleurs, par d'autres attachements. Il ne serait pas jaloux, désignerait lui-même ceux qui pourraient lui offrir un hommage plus décent ou plus glorieux. Puis il imaginait en Françoise une autre femme qu'il n'aimerait pas, mais dont il goûterait savamment tous les charmes spirituels plus le partage lui paraissait noble et facile. Les mots d'amitié tolérante et douce, de belle charité à faire aux plus dignes avec ce qu'on possède de meilleur, venaient affluer mollement à ses lèvres détendues.
            A cet instant, Françoise ayant vu qu'il était dix heures, dit bonsoir et partit. Honoré l'accompagna jusqu'à sa voiture, l'embrassa imprudemment dans la nuit et rentra.
            Trois heures plus tard, Honoré rentrait à pied avec M. de Buivres dont on avait fêté ce soir-là  le retour du Tonkin. Honoré l'interrogeait sur la princesse d'Alierouvre qui, restée veuve à peu près à la même époque, était bien plus belle que Françoise. Honoré, sans en être amoureux, aurait eu grand plaisir à la posséder s'il avait été certain de le pouvoir sans que Françoise le sût et en éprouvât du chagrin.
            - On ne sait trop rien sur elle, dit M. de Buivres, ou du moins on ne savait trop rien quand je suis parti, car depuis que je suis revenu je n'ai revu personne.
            - En somme, il n'y avait rien de très facile ce soir, conclut Honoré.
            - Non, pas grand chose, répondit M. de Buivres et, comme Honoré était arrivé à sa porte, la conversation allait se terminer là, quand M. de Buivres ajouta :
            - Excepté madame Seaune à qui vous avez dû être présenté, puisque vous étiez du dîner. Si vous en avez envie, c'est très facile. Mais à moi, elle ne me dirait pas ça !
            - Mais je n'ai jamais entendu dire ce que vous dites, dit Honoré.
            - Vous êtes jeune, répondit Buivres, et tenez, il y avait ce soir quelqu'un qui se l'est fortement payée, je crois que c'est incontestable, c'est ce petit François de Gouvres. Il dit qu'elle a un tempérament ! Mais il paraît qu'elle n'est pas bien faite. Il n'a pas voulu continuer. Je parie que pas plus tard qu'en ce moment elle fait la noce quelque part. Avez-vous remarqué comme elle quitte toujours le monde de bonne heure ?
            - Elle habite pourtant, depuis qu'elle est veuve, dans la même maison que son frère, et elle ne se risquerait pas à ce que le concierge raconte qu'elle rentre dans la nuit.
            - Mais, mon petit, de dix heures à une heure du matin, on a le temps de faire bien des choses ! Et puis, est-ce qu'on sait ? Mais une heure, il les est bientôt, il faut vous laisser vous coucher.
                 Il tira lui-même la sonnette. Au bout d'un instant, la porte s'ouvrit, Buivres tendit la main à Honoré, qui lui dit adieu machinalement, entra, se sentit en même temps pris du besoin fou de ressortir, mais la porte s'était lourdement refermée sur lui, et excepté son bougeoir qui l'attendant en brûlant avec impatience au pied de l'escalier, il n'y avait plus aucune lumière. Il n'osa pas réveiller le concierge pour se faire ouvrir et monta chez lui.

                                                                                                       II
                                                                             Nos actes sont nos bons et nos mauvais
                                                              anges, les ombres fatales qui marchent à nos côtés.
                                                                                        ( Beaumont et Fletcher )

         La vie avait bien changé depuis le jour où M. de Buivres lui avait tenu, entre tant d'autres, des propos - semblables à ceux qu'Honoré lui-même avait écoutés ou prononcés tant de fois avec indifférence, - mais qu'il ne cessait plus le jour quand il était seul, et toute la nuit, d'entendre. Il avait tout de suite posé quelques questions à Françoise, qui l'aimait trop et souffrait trop de son chagrin pour songer à s'offenser. Elle lui avait juré qu'elle ne l'avait jamais trompé et ne le tromperait jamais. Quand il était près d'elle, quand il tenait ses petites mains à qui il disait, répétant les vers de Verlaine :
                                                          Belles petites mains, qui fermerez mes yeux,
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quand il l'entendait lui dire : " Mon frère, mon pays, mon bien-aimé, " et que sa voix se prolongeait indéfiniment dans son coeur avec la douceur natale des cloches, il la croyait, et s'il ne se sentait plus heureux comme autrefois, du moins il ne lui semblait pas impossible que son coeur convalescent retrouvât un jour le bonheur. Mais quand il était loin de Françoise, quelquefois aussi quand, étant près d'elle, il voyait ses yeux briller de feux qu'il s'imaginait aussitôt allumés autrefois, - qui sait, peut-être hier comme ils le seraient demain, - allumés par un autre. Quand, venant de céder au désir tout physique d'une autre femme, et se rappelant combien de fois il y avait cédé et avait pu mentir à Françoise sans cesser de l'aimer, il ne trouvait plus absurde qu'elle aussi lui mentait, qu'il n'était même pas nécessaire pour lui mentir de ne pas l'aimer, et qu'avant de le connaître elle s'était jetée sur d'autres avec cette ardeur qui le brûlait maintenant, - et lui paraissait plus terrible que l'ardeur qu'il lui inspirait, à elle, ne lui paraissait douce, parce qu'il la voyait avec l'imagination qui grandit tout.
            Alors, il essaya de lui dire qu'il l'avait trompée. Il l'essaya non par vengeance ou besoin de la faire souffrir comme lui, mais pour qu'en retour elle lui dît aussi la vérité, surtout pour ne plus sentir le mensonge habiter en lui, pour expier les fautes de sa sensualité, puisque, pour créer un objet à sa jalousie, il lui semblait par moments que c'était son propre mensonge et sa propre sensualité qu'il projetait en Françoise.
            C'était un soir, en se promenant avenue des Champs Élysées, qu'il essaya de lui dire qu'il l'avait trompée. Il fut effrayé en la voyant pâlir, tomber sans forces sur un banc, mais bien plus quand elle repoussa sans colère, mais avec douceur, dans un abattement sincère et désolé, la main qu'il approchait d'elle. Pendant deux jours il crut qu'il l'avait perdue ou plutôt qu'il l'avait retrouvée. Mais cette preuve involontaire, éclatante et triste qu'elle venait de lui donner de son amour, ne suffisait pas à Honoré. Eût-il acquis la certitude qu'elle n'avait jamais été qu'à lui, la souffrance inconnue que son coeur avait apprise le soir où M. de Buivres l'avait reconduit jusqu'à sa porte, non pas une souffrance pareille, ou le souvenir de cette souffrance, mais cette souffrance même n'aurait pas cessé de lui faire mal quand même on lui eût démontré qu'elle était sans raison. Ainsi nous tremblons encore à notre réveil au souvenir de l'assassin que nous avons déjà reconnu pour l'illusion d'un rêve. Ainsi les amputés souffrent toute leur vie dans la jambe qu'ils n'ont plus.
            En vain, le jour il avait marché, s'était fatigué à cheval, à bicyclette, aux armes. En vain il avait rencontré Françoise, l'avait ramenée chez elle, et, le soir, avait recueilli dans ses mains, à son son front, sur ses yeux, la confiance, la paix, une douceur de miel, pour revenir chez lui encore calmé et riche de l'odorante provision, à peine était-il rentré qu'il commençait à s'inquiéter, se mettait vite dans son lit avant que fût altéré son bonheur qui, couché avec précaution dans tout le baume de cette tendresse récente et fraîche encore d'à peine une heure, parviendrait à travers la nuit, jusqu'au lendemain, intact et glorieux comme un prince d'Egypte. Mais il sentait que les paroles de Buivres, ou telle des innombrables images qu'il s'était formées depuis, allait apparaître à sa pensée et qu'alors s'en serait fini de dormir. Elle n'était pas encore apparue, cette image, mais il la sentait là toute prête et se raidissant contre elle, il rallumait sa bougie, lisait, s'efforçait avec le sens des phrases qu'il lisait, d'emplir sans trêve et sans y laisser de vide son cerveau pour que l'affreuse image n'ait pas un moment ou un rien de place pour s'y glisser.                                                         cornette-saintcyr.com
Résultat de recherche d'images pour "dubout dessin""            Mais tout à coup, il la trouvait là qui était entrée, et il ne pouvait plus la faire sortir maintenant. Les portes de son attention qu'il maintenait de toutes ses forces à s'épuiser avait été ouverte par surprise. Elle s'était refermée et il allait passer toute la nuit avec cette horrible compagne. Alors c'était sûr, c'était fini, cette nuit-ci comme les autres il ne pourrait pas dormir une minute. Eh bien, il allait à la bouteille de bromidia, en buvait trois cuillerées, et certain maintenant qu'il allait dormir, effrayé même de penser qu'il ne pourrait plus faire autrement, que de dormir, quoiqu'il advînt, il se remettait à penser à Françoise avec effroi, avec désespoir, avec haine. Il voulait, profitant de ce qu'on ignorait sa liaison avec elle, faire des paris sur sa vertu avec des hommes, les lancer sur elle, voir si elle céderait, tâcher de découvrir quelque chose, de savoir tout, se cacher dans une chambre 
( il se rappelait l'avoir fait pour s'amuser étant plus jeune ) et tout voir. Il ne broncherait pas d'abord pour les autres, puisqu'il l'aurait demandé avec l'air de plaisanter, - sans cela quel scandale ! quelle colère ! - mais surtout à cause d'elle pour voir si le lendemain quand il lui demanderait :
            " - Tu ne m'as jamais trompé ? " elle lui répondrait :
            " - Jamais, " avec ce même air aimant. Peut-être elle avouerait tout, et de fait elle n'aurait succombé que sous ses artifices. Et alors ç'aurait été l'opération salutaire après laquelle son amour serait guéri de la maladie qui le tuait lui, comme la maladie d'un parasite tue l'arbre ( il n'avait qu'à se regarder dans la glace éclairée faiblement par sa bougie nocturne pour en être sûr ). Mais, non, car l'image reviendrait toujours, combien plus forte que celles de son imagination et avec quelle puissance d'assènement incalculable sur sa pauvre tête, il n'essayait même pas de le concevoir.
            Alors, tout à coup, il songeait à elle, à sa douceur, à sa tendresse, à sa pureté et voulait pleurer de l'outrage qu'une seconde il avait songé à lui faire subir. Rien que l'idée de proposer cela à des camarades de fête !
            Bientôt il sentait le frisson général, la défaillance qui précède de quelques minutes le sommeil par le bromidia. Tout d'un coup n'apercevant rien, aucun rêve, aucune sensation, entre sa dernière pensée et celle-ci, il se disait :
             " - Comment je n'ai pas encore dormi ? " Mais en voyant qu'il faisait grand jour, il comprenait que pendant plus de six heures, le sommeil du bromidia l'avait possédé sans qu'il le goûtât.
            Il attendait que ses élancements à la tête fussent un peu calmés, puis se levait et essayait en vain par l'eau froide et la marche de ramener quelques couleurs, pour que Françoise ne le trouvât pas trop laid, sur sa figure pâle, sous ses yeux tirés. En sortant de chez lui, il allait à l'église, et là, courbé et las, de toutes les dernières forces désespérées de son corps fléchi qui voulait se relever et rajeunir, de son coeur malade et vieillissant qui voulait guérir, de son esprit, sans trêve harcelé et haletant et qui voulait la paix, il priait Dieu, Dieu à qui, il y a deux mois à peine, il demandait de lui faire la grâce d'aimer toujours Françoise, il priait Dieu maintenant avec la même force, toujours avec la force de cet amour qui jadis, sûr de mourir demandait à vivre, et qui maintenant, effrayé de vivre, implorait de mourir, le priait de lui faire la grâce de ne plus aimer Françoise, de ne plus l'aimer trop longtemps, de ne pas l'aimer toujours, de faire qu'il puisse enfin l'imaginer dans les bras d'un autre sans souffrir, puisqu'il ne pouvait plus se l'imaginer dans les bras d'un autre. Et peut-être il ne se l'imaginerait plus ainsi quand il pourrait se l'imaginer sans souffrance.
            Alors il se rappelait combien il avait craint de ne pas l'aimer toujours, combien il gravait alors dans son souvenir pour que rien ne pût les effacer, ses joues toujours tendues à ses lèvres, son front, ses petites mains, ses yeux graves, ses traits adorés. Et soudain, les apercevant réveillés de leur calme si doux par le désir d'un autre, il voulait n'y plus penser et ne revoyait que plus obstinément ses joues tendues, son front, ses petites mains - oh ! ses petites mains, elles aussi ! - ses yeux graves, ses traits détestés.
            A partir de ce jour, s'effrayant d'abord lui-même d'entrer dans une telle voie, il ne quitta plus Françoise, épiant sa vie, l'accompagnant dans ses visites, la suivant dans ses courses, attendant une heure à la porte des magasins. S'il avait pu penser qu'il l'empêchait ainsi matériellement de le tromper, il y aurait sans doute renoncé, craignant qu'elle ne le prît en horreur. Mais elle le laissait faire avec tant de joie de le sentir toujours près d'elle, que cette joie le gagna peu à peu, et lentement le remplissait d'une confiance, d'une certitude qu'aucune preuve matérielle n'aurait pu lui donner, comme ces hallucinés que l'on parvient quelquefois à guérir en leur faisant toucher de la main le fauteuil, la personne vivante qui occupent la place où ils croyaient voir un fantôme et en faisant ainsi chasser le fantôme du monde réel par la réalité même qui ne lui laisse plus de place.
            Honoré s'efforçait ainsi, en éclairant et en remplissant dans son esprit d'occupations certaines toutes les journées de Françoise, de supprimer ces vides et ces ombres où venaient s'embusquer les mauvais esprits de la jalousie et du doute qui l'assaillaient tous les soirs. Il recommença à dormir, ses souffrances étaient plus rares, plus courtes et si alors il l'appelait, quelques instants de sa présence le calmaient pour toute une nuit. 

                                                                           III

                                                                                 Nous devons nous confier à l'âme jusqu'à
                                                                   la fin. car des choses aussi belles et aussi magnétiques
                                                                    que les relations de l'amour ne peuvent être supplantées
                                                                     et remplacées que par des choses plus belles et d'un                                                                                 degré plus élevé.

                                                                                                         Emerson

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            Le salon de Madame Seaune, née princesse de Galaise Orlandes, dont nous avons parlé dans la première partie de ce récit sous son prénom de Françoise, est encore aujourd'hui un des salons les plus recherchés de Paris. Dans une société où un titre de duchesse l'aurait confondue avec tant d'autres, son nom bourgeois se distingue comme une mouche dans un visage, et en échange du titre perdu par son mariage avec M. Seaune, elle a acquis ce prestige d'avoir volontairement renoncé à une gloire qui élève si haut, pour une imagination bien née, les paons blancs, les cygnes noirs, les violettes blanches et les reines en captivité.
            Madame Seaune a beaucoup reçu cette année et l'année dernière, mais son salon a été fermé pendant les trois années précédentes, c'est-à-dire celles qui ont suivi la mort d'Honoré de Tenvres. Les amis d'Honoré qui se réjouissaient de le voir retrouver peu à peu sa belle mine et sa gaieté d'autrefois, le rencontraient maintenant à toute heure avec madame Seaune et attribuaient son relèvement à cette liaison qu'ils croyaient toute récente.
            C'est deux mois à peine après le rétablissement complet d'Honoré que survint l'accident du Bois de Boulogne, dans lequel il eut les deux jambes cassées sous un cheval emporté.
            L'accident eut lieu le premier mardi de mai, la péritonite se déclara le dimanche. Honoré reçut les sacrements le lundi et fut emporté ce même lundi à six heures du soir. Mais du mardi, jour de l'accident, au dimanche soir, il fut le seul à croire qu'il était perdu.
            Le mardi, six heures, après les premiers pansements faits, il demanda à rester seul, mais qu'on lui montât les cartes des personnes qui étaient déjà venues savoir de ses nouvelles.
            Le matin même, il y avait au plus huit heures de cela, il avait descendu à pied l'avenue du Bois de Boulogne. Il avait respiré tour à tour et exhalé dans l'air mêlé de brise et de soleil, il avait reconnu au fond des yeux des femmes qui suivaient avec admiration sa beauté rapide, un instant perdu au détour même de sa capricieuse gaieté, puis rattrapé sans effort et dépassé bien vite entre les chevaux au galop et fumants, goûté dans la fraîcheur de sa bouche affamée et arrosée par l'air doux, la même joie profonde qui embellissait ce matin-là la vie du soleil, de l'ombre, du ciel, des pierres, du vent d'est et des arbres, des arbres aussi majestueux que des hommes debout, aussi reposées que des femmes endormies dans leur étincelante immobilité.
            A un moment il avait regardé l'heure, était revenu sur ses pas, et alors... alors cela était arrivé. En une seconde, le cheval qu'il n'avait pas vu lui avait cassé les deux jambes. Cette seconde-là ne lui apparaissait pas du tout comme ayant dû être comme nécessairement telle. A cette même seconde il aurait pu être un peu plus loin, ou un peu moins loin, ou le cheval aurait pu être détourné, ou, s'il y avait eu de la pluie, il serait rentré plus tôt chez lui, ou, s'il n'avait pas regardé l'heure, il ne serait pas revenu sur ses pas et aurait poursuivi jusqu'à la cascade. Mais pourtant cela qui aurait si bien pu ne pas être qu'il pouvait feindre un instant que cela n'était qu'un rêve, cela était une chose réelle, cela faisait maintenant partie de sa vie, sans que toute sa volonté y pût rien changer. Il avait les deux jambes cassées et le ventre meurtri. Oh ! l'accident en lui-même n'était pas si extraordinaire. Il se rappelait qu'il n'y avait pas huit jours, pendant un dîner chez le docteur S..., on avait parlé de C..., qui avait été blessé de la même manière par un cheval emporté. Le docteur, comme on demandait de ses nouvelles, avait dit :
            " - Son affaire est mauvaise. " Honoré avait insisté, questionné sur la blessure, et le docteur avait répondu d'un air important, pédantesque et mélancolique :
            " - Mais ce n'est pas seulement la blessure, c'est tout un ensemble. Ses fils lui donnent de l'ennui. Il n'a plus la situation qu'il avait autrefois, les attaques des journaux lui ont porté un coup. Je voudrais me tromper, mais il est dans un fichu état. " Cela dit, comme le docteur se sentait au contraire, lui, dans un excellent état, mieux portant, plus intelligent et plus considéré que jamais, comme Honoré savait que Françoise l'aimait de plus en plus, que le monde avait accepté leur liaison et s'inclinait non moins devant leur bonheur que devant la grandeur du caractère de Françoise. Comme enfin, la femme du docteur S..., émue en se représentant la fin misérable et l'abandon de C..., défendait par hygiène à elle-même et à ses enfants aussi bien de penser à des événements tristes que d'assister à des enterrements, chacun répéta une dernière fois :
            " - Ce pauvre C..., son affaire est mauvaise " en avalant une dernière coupe de Champagne et en sentant au plaisir qu'il avait à la boire que " leur " affaire à eux  était excellente.
             Mais ce n'était plus du tout la même chose. Honoré maintenant se sentant submergé par la pensée de son malheur, comme il l'avait souvent été par la pensée du malheur des autres, ne pouvait plus comme alors reprendre pied en lui-même. Il sentait se dérober sous ses pas ce sol de la bonne santé sur lequel croissent nos plus hautes résolutions et nos joies les plus gracieuses, comme ont leurs racines dans la terre noire et mouillée les chênes et les violettes, et il butait à chaque pas en lui-même.
En parlant de C... à ce dîner auquel il repensait, le docteur avait dit :
            " - Déjà avant l'accident, et depuis les attaques des journaux j'avais rencontré C..., je lui avais trouvé la mine jaune, les yeux creux, une sale tête ! " Et le docteur avait passé sa main d'une adresse et d'une beauté célèbres sur sa figure rose et pleine, au long de sa barbe fine et bien soignée et chacun avait imaginé avec plaisir sa propre bonne mine comme un propriétaire s'arrête à regarder son locataire jeune encore, paisible et riche. Maintenant Honoré se regardant dans la glace était effrayé de sa " mine jaune " de sa " sale tête ". Et aussitôt la pensée que le docteur dirait pour lui les mêmes mots que pour C..., avec la même indifférence, l'effraya. Ceux mêmes qui viendraient à lui pleins de pitié s'en détourneraient assez vite comme d'un objet dangereux pour eux. Ils finiraient par obéir aux protestations de leur bonne santé, de leur désir d'être heureux et de vivre. Alors sa pensée se reporta sur Françoise, et, courbant les épaules, baissant la tête malgré soi, comme si le commandement de Dieu avait été là, levé sur lui, il comprit avec une tristesse infinie et soumise, qu'il fallait renoncer à elle. Il eut la sensation de l'humilité de son corps incliné dans sa faiblesse d'enfant, avec sa résignation de malade, sous ce chagrin immense, et il eut pitié de lui comme souvent, à toute la distance de sa vie entière, il s'était aperçu avec attendrissement tout petit enfant, et il eut envie de pleurer                                                                                                    .toys-collection.com
Résultat de recherche d'images pour "dubout dessin chats""            Il entendit frapper à la porte. On apportait les cartes qu'il avait demandées. Il savait bien qu'on viendrait chercher de ses nouvelles, car il n'ignorait pas que son accident était grave, mais tout de même, il n'aurait pas cru qu'il y avait tant de cartes, et il fut effrayé de voir que tant de gens étaient venus, qui le connaissaient si peu et ne se seraient dérangés que pour son mariage ou son enterrement. C'était un monceau de cartes et le concierge le portait avec précaution pour qu'il ne tombât pas du grand plateau, d'où elles débordaient. Mais tout d'un coup, quand il les eut toutes près de lui, ces cartes, le monceau lui apparut une toute petite chose, ridiculement petite vraiment, bien plus petite que la chaise ou la cheminée. Et il fut plus effrayé encore que ce fût si peu, et il se sentit si seul, que pour se distraire il se mit à lire fiévreusement les noms. Une carte, deux cartes, trois cartes, ah ! il tressaillit et de nouveau regarda : "Comte François de Gouvres. " Il devait bien pourtant s'attendre à ce que M. de Gouvres vînt prendre de ses nouvelles, mais il y avait longtemps qu'il n'avait pensé à lui, et tout de suite la phrase de Buivres : " Il y avait ce soir quelqu'un qui a dû rudement se la payer, c'est François de Gouvres - il dit qu'elle a un tempérament ! mais il paraît qu'elle est affreusement faite et il n'a pas voulu continuer ", lui revint, et sentant toute la souffrance ancienne qui du fond de sa conscience remontait en un instant à la surface, il se dit :
            " Maintenant je me réjouis si je suis perdu. Ne pas mourir, rester cloué là, et, pendant des années, tout le temps qu'elle ne sera pas auprès de moi, une partie du jour, toute la nuit, la voir chez un autre ! Et maintenant ce ne serait plus par maladie que je la verrais ainsi. Ce serait sûr. Comment pourrait-elle m'aimer encore ? Un amputé ! "
            Tout d'un coup il s'arrêta.
             " Et si je meurs, après moi ? "
              Elle avait trente ans. Il franchit d'un saut le temps plus ou moins long où elle se souviendrait, lui serait fidèle. Mais il viendrait un moment... " Il dit qu'elle a un tempérament... "  Je veux vivre, je veux vivre et je veux marcher. Je veux la suivre partout, je veux être beau, je veux qu'elle m'aime !
            A ce moment, il eut peur en entendant sa respiration qui sifflait, il avait mal au côté, sa poitrine semblait s'être rapprochée de son dos, il ne respirait pas comme il voulait, il essayait de reprendre haleine et ne pouvait pas. A chaque seconde il se sentait respirer et ne pas respirer assez. Le médecin vint. Honoré n'avait qu'une légère attaque d'asthme nerveux. Le médecin parti, il fut plus triste. Il aurait préféré que ce fût plus grave et être plaint. Car il sentait bien que si cela n'était pas grave, autre chose l'était et qu'il s'en allait. Maintenant il se rappelait toutes les souffrances physiques de sa vie, il se désolait. Jamais ceux qui l'aimaient le plus ne l'avaient plaint sous prétexte qu'il était nerveux. Dans les mois terribles qu'il avait passés après son retour avec Buivres, quand à sept heures il s'habillait après avoir marché toute la nuit, son frère qui se réveillait un quart d'heure les nuits qui suivent des dîners trop copieux lui disait :
            - Tu t'écoutes trop, moi aussi il y a des nuits où je ne dors pas. Et puis, on croit qu'on ne dort pas, on dort toujours un peu.
            C'est vrai qu'il s'écoutait trop. Au fond de sa vie il écoutait toujours la mort qui jamais ne l'avait laissé tout à fait et qui, sans détruire entièrement sa vie, la minait, tantôt ici, tantôt là. Maintenant son asthme augmentait, il ne pouvait pas reprendre haleine, toute sa poitrine faisait un effort douloureux pour respirer. Et il sentait le voile qui nous cache la vie, la mort qui est en nous, s'écarter et il apercevait l'effrayante chose que c'est de respirer, de vivre.
            Puis, il se retrouva reporté au moment où elle serait consolée, et alors, qui ce serait-il ? Et sa jalousie s'affola de l'incertitude de l'événement et de sa nécessité. Il aurait pu l'empêcher en vivant, il ne pouvait pas vivre, et alors ? Elle dirait qu'elle entrerait au couvent, puis quand il serait mort se raviserait. Non ! Il aimait mieux ne pas être deux fois trompé, savoir. - Qui ? - Gouvres, Alériouvre, Buivres, Breyves ? Il les aperçut tous et, en serrant ses dents contre ses dents, il sentit la révolte furieuse qui devait à ce moment indigner sa figure. Il se calma lui-même. Non, ce ne sera pas cela, pas un homme de plaisir. Il faut que cela soit un homme qui l'aime vraiment. Pourquoi est-ce que je ne veux pas que ce soit un homme de plaisir ? Je suis fou de me le demander, c'est si naturel. Parce que je l'aime pour elle-même, que je veux qu'elle soit heureuse. - Non, ce n'est pas cela, c'est que je ne veux pas qu'on excite ses sens, qu'on lui donne plus de plaisir que je ne lui en ai donné, qu'on lui en donne du tout. Je veux bien qu'on lui donne du bonheur, je veux bien qu'on lui donne de l'amour,  je ne veux pas qu'on lui donne du plaisir. Je suis jaloux du plaisir de l'autre, de son plaisir à elle. Je ne serai pas jaloux de leur amour. Il faut qu'elle se marie, qu'elle choisisse bien... Ce sera triste tout de même.
            Alors un de ses désirs de petit enfant lui revint, du petit enfant qu'il était quand il avait sept ans et se couchait tous les soirs à huit heures. Quand sa mère, au lieu de rester jusqu'à minuit dans sa chambre qui était à côté de celle d'Honoré, puis de s'y coucher, devait sortir vers onze heures et jusque-là s'habiller, il la suppliait de s'habiller avant dîner et de partir n'importe où, ne pouvant supporter l'idée, pendant qu'il essayait de s'endormir, qu'on se préparait dans la maison pour une soirée, pour partir. Et pour lui faire plaisir et le calmer, sa mère tout habillée et décolletée à huit heures venait lui dire bonsoir, et partait chez une amie attendre l'heure du bal. Ainsi seulement, dans ces jours si tristes pour lui où sa mère allait au bal, il pouvait, chagrin, mais tranquille, s'endormir.
            Maintenant la même prière qu'il faisait à sa mère, la même prière à Françoise lui montait aux lèvres. Il aurait voulu lui demander de se marier tout de suite, qu'elle fût prête, pour qu'il pût enfin s'endormir pour toujours, désolé mais calme, et point inquiet de ce qui se passerait après qu'il se serait endormi.
            Les jours qui suivirent, il essaya de parler à Françoise qui, comme le médecin lui-même, ne le croyait pas perdu et repoussa avec une énergie douce mais inflexible la proposition d'Honoré.
            Ils avaient tellement l'habitude de se dire la vérité, que chacun disait même la vérité qui pouvait faire de la peine à l'autre, comme si tout au fond de chacun d'eux, de leur être nerveux et sensible dont il fallait ménager les susceptibilités, ils avaient senti la présence d'un Dieu, supérieur et indifférent à toutes ses précautions bonnes pour des enfants, et qui exigeait et devait la vérité. Et envers ce Dieu qui était au fond de Françoise, Honoré, et envers ce Dieu qui était au fond d'Honoré, Françoise s'étaient toujours senti des devoirs devant qui cédaient le désir de ne pas se chagriner, de ne pas s'offenser, les mensonges les plus sincères de la tendresse et de la pitié.
            Aussi quand Françoise dit à Honoré qu'il vivrait, il sentit bien qu'elle le croyait et se persuada peu à peu de le croire :                                                                                           sde.fr  
Résultat de recherche d'images pour "dubout dessin chats""            " Si je dois mourir, je ne serai plus jaloux quand je serai mort, mais jusqu'à ce que je sois mort? Tant que mon corps vivra, oui ! Mais puisque je ne suis jaloux que du plaisir, puisque c'est mon corps qui est jaloux, puisque ce dont je suis jaloux, ce n'est pas de son coeur, ce n'est pas de son bonheur, que je veux, par qui sera le plus capable de le faire. Quand mon corps s'effacera, quand l'âme l'emportera sur lui, quand je serai détaché peu à peu des choses matérielles comme un soir déjà quand j'ai été très malade, alors que je ne désirerai plus follement le corps et que j'aimerai d'autant plus l'âme, je ne serai plus jaloux. Alors véritablement j'aimerai. Je ne peux pas bien concevoir ce que ce sera, maintenant que mon corps est encore tout vivant et révolté, mais je peux l'imaginer un peu, par ces heures où ma main dans la main de Françoise, je trouvais dans une tendresse infinie et sans désirs l'apaisement de mes souffrances et de ma jalousie.
            J'aurai bien du chagrin en la quittant, mais de ce chagrin qui autrefois me rapprochait encore de moi-même, qu'un ange venait consoler en moi, ce chagrin qui m'a révélé l'ami mystérieux des jours de malheur, mon âme, ce chagrin calme grâce auquel je me sentirai plus beau pour paraître devant Dieu, et non la maladie horrible qui m'a fait mal pendant si longtemps sans élever mon coeur, comme un mal physique qui lancine, qui dégrade et qui diminue. C'est avec mon corps, le désir de son corps que j'en serai délivré. - Oui, mais jusque-là, que deviendrai-je ? plus faible, plus incapable  d'y résister que jamais, abattu sur mes deux jambes cassées, quand, voulant courir à elle pour voir qu'elle n'est pas où j'aurai rêvé, je resterai là, sans pouvoir bouger, berné par tous ceux qui pourront
 " se la payer " tant qu'ils voudront à ma face d'infirme qu'ils ne craindront plus.
            La nuit du dimanche au lundi, il rêva qu'il étouffait, il sentait un poids énorme sur la poitrine. Il demandait grâce, n'avait plus la force de déplacer tout ce poids. le sentiment que tout cela était ainsi sur lui depuis très longtemps lui était inexplicable, il ne pouvait pas le tolérer une seconde de plus, il suffoquait. Tout d'un coup, il se sentit miraculeusement allégé de tout ce fardeau qui s'éloignait, s'éloignait, l'ayant à jamais délivré, et il se dit : " Je suis mort ! " 
            Et, au-dessus de lui, il apercevait monter tout ce qui avait ainsi si longtemps pesé sur lui à l'étouffer. Il crut d'abord que c'était l'image de Gouvres, puis seulement ses soupçons, puis ses désirs, puis cette attente d'autrefois dès le matin, criant vers le moment où il verrait Françoise, puis la pensée de Françoise. Cela prenait à toute minute une autre forme, comme un nuage, cela grandissait, grandissait sans cesse, et maintenant il ne s'expliquait plus comment cette chose qu'il comprenait être immense comme le monde, avait pu être sur lui, sur son petit corps d'homme faible, sur son pauvre coeur d'homme sans énergie et comment il n'en avait pas été écrasé. Et il comprit aussi qu'il en avait été écrasé, et que c'était une vie d'écrasé qu'il avait menée. Et cette immense chose qui avait pesé sur sa poitrine de toute la force du monde, il comprit que c'était son amour.
            Puis il se redit : " Vie d'écrasé ! " et il se rappela qu'au moment où le cheval s'était renversé, il s'était dit : " Je vais être écrasé, " il se rappela sa promenade, qu'il devait ce matin-là aller déjeuner avec Françoise, et alors, par ce détour, la pensée de son amour lui revint. Et il se dit : " Est-ce mon amour qui pesait sur moi ? Qu'est-ce que ce serait si ce n'était mon amour ? Mon caractère, peut-être ? Moi ? Ou encore la vie ? " Puis il pensa : " Non, quand je mourrai, je ne serai pas délivré de mon amour, mais de mes désirs charnels, de mon envie charnelle, de ma jalousie. " Alors il dit : " Mon Dieu, faites venir cette heure, faites-la venir vite, mon Dieu, que je connaisse le parfait amour. "
            Le dimanche soir, la péritonite s'était déclarée, le lundi matin vers dix heures il fut pris de fièvre, voulait Françoise, l'appelait, les yeux ardents : " Je veux que tes yeux brillent aussi, je veux te faire plaisir comme je ne t'ai jamais fait... je veux te faire... je t'en ferai mal. " Puis soudain, il pâlissait de fureur. " Je vois bien pourquoi tu ne veux pas, je sais bien ce que tu t'es fait faire ce matin, et où et par qui, et je sais qu'il voulait me faire chercher, me mettre derrière la porte pour que je vous voie, sans pouvoir me jeter sur vous, puisque je n'ai plus mes jambes, sans pouvoir vous empêcher, parce que vous auriez eu encore plus de plaisir en me voyant là pendant. Il sait si bien tout ce qu'il faut pour te faire plaisir, mais je le tuerai avant, je te tuerai avant, et encore avant je me tuerai. Vois ! Je me suis tué ! " Et il retombait sans force sur l'oreiller.
            Il se calma peu à peu et toujours cherchant avec qui elle pourrait se marier après sa mort, mais c'était toujours les images qu'il écartait, celle de François de Gouvres, celle de Buivres, celles qui le torturaient, qui revenaient toujours.
             A midi, il avait reçu les sacrements. Le médecin avait dit qu'il ne passerait pas l'après-midi. Il perdait extrêmement vite ses forces, ne pouvait plus absorber de nourriture, n'entendait presque plus. Sa tête restait libre et sans rien dire, pour ne pas faire de peine à François qu'il voyait accablée, il pensait à elle après qu'il ne saurait plus rien, qu'il ne saurait plus rien d'elle, qu'il ne pourrait plus l'aimer.
            Les noms qu'il avait dits machinalement, le matin encore, de ceux qui la posséderaient peut-être, se remirent à défiler dans sa tête pendant que ses yeux suivaient une mouche qui s'approchait de son doigt comme si elle voulait le toucher, puis s'envolait et revenait sans le toucher pourtant, et comme, ranimant son attention un moment endormie, revenait le nom de François de Gouvres, et il se dit qu'en effet peut-être il la posséderait et en même temps il pensait : " Peut-être la mouche va-t-elle toucher le drap ? non, pas, encore, " alors se tirant brusquement de sa rêverie : " Comment ? l'une des deux choses ne me paraît pas plus importante que l'autre ! Gouvres possédera-t-il Françoise, la mouche touchera-t-elle le drap ? oh ! la possession de Françoise est un peu plus importante. " Mais l'exactitude avec laquelle il voyait la différence qui séparait ces deux événements lui montra qu'ils ne le touchaient pas beaucoup plus l'un que l'autre. Et il se dit : " Comment, cela m'est si égal ! Comme c'est triste. " que par habitude et qu'ayant changé tout à fait, il n'était plus triste d'avoir changé. Un vague sourire desserra ses lèvres. " Voilà, se dit-il, mon pur amour pour Françoise. Je ne suis plus jaloux, c'est que je suis bien près de la mort. Mais qu'importe, puisque cela était nécessaire pour que j'éprouve enfin pour Françoise le véritable amour. "
Résultat de recherche d'images pour "dubout dessin chats""*            Mais, alors, levant les yeux il aperçut Françoise, au milieu des domestiques, du docteur, de deux vieilles parentes,  qui tous priaient là près de lui. Et il s'aperçut que l'amour, pur de tout égoïsme, de toute sensualité, qu'il voulait si doux, si vaste et si divin en lui, chérissait les vieilles parentes, les domestiques, le médecin lui-même, que Françoise, et qu'ayant déjà pour elle l'amour de toutes les créatures à qui son âme semblable à la leur l'unissait maintenant, il n'avait plus d'autre amour pour elle. Il ne pouvait même pas en concevoir de la peine, tant tout amour exclusif d'elle, l'idée même d'une préférence pour elle, était maintenant abolie.
            En pleurs, au pied du lit, elle murmurait les plus beaux mots d'amour d'autrefois : " Mon pays, mon frère. " Mais lui, n'ayant ni le vouloir, ni la force de la détromper, souriait et pensait que son        " pays " n'était plus en elle, mais dans le ciel et sur toute la terre. Il répétait dans son coeur : " Mes frères ", et s'il la regardait plus que les autres, c'était pas pitié seulement, pour le torrent de larmes qu'il voyait s'écouler sous ses yeux, ses yeux qui se fermeraient bientôt et déjà ne pleuraient plus. Mais il ne l'aimait pas plus, pas autrement que le médecin, que les vieilles parentes, que les domestiques. Et c'était là la fin de sa jalousie.

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                                                                  Marcel PROUST

                                                                     ( in Les Plaisirs et les Jours )