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lundi 14 juin 2021

Le journal du Séducteur 19 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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            Comme Cordélia me préoccupe ! Et pourtant la fin approche. Mon âme demande toujours à être rajeunie, j'entends toujours au loin le chant du coq. Elle l'entend peut-être aussi, mais elle croit que c'est l'aube qu'il annonce.
            - Pourquoi une jeune fille est-elle si belle, et pourquoi sa beauté est-elle de si courte durée ? Je pourrais en devenir tout mélancolique, et cependant, au fond, cela ne le regarde pas. Jouissez, ne divisez pas. La plupart des gens qui font métier de telles réflexions ne jouissent pas du tout. Toutefois le fait qu'une pensée naît à cet égard ne peut pas nuire, car cette mélancolie sans égoïsme pour le compte  d'autrui augmente généralement un peu la beauté masculine. Une mélancolie qui se dessine comme un nuage trompeur sur la force virile fait partie de l'érotisme masculin et répond chez la femme à une espèce d'humeur noire.
            - Quand une jeune fille s'est donnée entièrement, c'est fini. Je m'approche toujours encore d'une jeune fille avec une certaine angoisse. Mon cœur bat parce que je sens l'éternel pouvoir de son être. Devant une jeune femme je n'y ai jamais pensé. Le peu de résistance qu'on essaie de faire semble un artifice, n'est rien. C'est comme si on voulait dire que la coiffe de la femme en impose davantage que la tête nue de la jeune fille. C'est pourquoi Diane a toujours été mon idéal. Cette virginité intégrale, cette pruderie m'ont toujours beaucoup occupé, mais en même temps je l'ai toujours tenu pour suspect, car j'ai l'impression qu'au fond elle n'a pas du tout mérité toutes les louanges qu'elle a récoltées pour sa virginité. Elle savait que son jeu dans la vie dépendait de sa virginité, et par conséquent, elle resta vierge. 
            Dans quelque coin perdu de la philologie j'ai d'ailleurs entendu dire, à mors couverts, qu'elle avait une idée des douleurs d'enfantement épouvantables souffertes par sa mère. Elle en a été effrayée, et je ne peux en blâmer Diane, car je dis comme Euripide : " J'aimerais mieux faire trois guerres que d'accoucher une fois. "
            A vrai dire, je ne pourrais pas tomber amoureux d'elle, mais je donnerais gros, je l'avoue, pour l'avoir à causer, pour ce que j'appellerais une conversation probe. Elle devrait pouvoir se prêter à toutes sortes de bouffonneries. Ma bonne Diane, paraît-il, possède, de façon ou d'autre, des connaissances qui la rendent beaucoup moins naïve que Vénus même. Je ne tiens pas à la surprendre au bain, mais pas du tout, c'est avec mes questions que je l'épierai. Si, par ruse, j'obtenais un rendez-vous avec une jeune fille, en doutant du succès, je causerais d'abord avec elle, afin de me préparer et de m'armer et afin de mobiliser tous les esprits de l'érotisme.

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        Une question souvent soulevée a été l'objet de mes réflexions est de savoir quelle situation et quel instant peuvent bien être considérés comme offrant le plus de séduction. La réponse dépend naturellement de ce qu'on désire, de la manière de désirer et de votre développement. Je tiens pour le jour des noces et surtout pour un moment précis. Quand alors elle s'avance dans sa toilette de mariée et que, pourtant, toute cette splendeur pâlit à son tour devant sa beauté et qu'elle-même pâlit à son tour quand son sang cesse de couler et que sa gorge se repose, quand son regard reste incertain et que ses genoux se dérobent sous elle, quand la vierge tremble et que le fruit mûrit, quand le ciel la soulève et que la gravité de l'heure la fortifie, quand la promesse la porte, que la prière lui donne sa bénédiction et que la couronne de myrtes orne son front, quand le cœur tremble et que le regard se fixe sur le sol, quand elle se cache en elle-même et qu'elle n'appartient plus au monde afin de lui appartenir entièrement, quand la gorge se gonfle et que tout son corps pousse des soupirs, quand la voix fléchit, que les larmes brillent en tremblant avant l'explication de l'énigme, quand les flambeaux s'allument et que le marié attend, voilà l'instant venu ! Bientôt ce sera trop tard. Il ne reste qu'un pas à faire, mais juste assez de temps pour faire un faux pas. Cet instant-là donne de l'importance même à la jeune fille la plus effacée, une petite Zerline même devient alors un objet. 
            Tout doit alors y être concentré, les plus grands contrastes même doivent être réunis dans l'instant. S'il manque quelque chose, surtout un des principaux contrastes, la situation perd immédiatement une part de sa force séductrice. On connaît bien cette taille-douce qui représente une pénitente d'une mine si jeune et si innocente qu'on est presque embarrassé, à cause d'elle et aussi à cause du confesseur, pour savoir ce qu'au fond elle peut bien avoir à confesser. Elle lève un peu son voile et regarde autour d'elle, comme si elle cherchait quelque chose qu'elle pourrait peut-être plus tard trouver l'occasion de confesser et, bien entendu, c'est le moins qu'elle puisse faire pour le confesseur.
             La situation présente assez de séduction, et comme elle est la seule figure dans la gravure, rien n'empêche de s'imaginer l'église, dans laquelle la scène se déroule, si vaste que plusieurs prédicateurs, même très disparates, pourraient bien prêcher à la fois. 
            La situation présente assez de séduction et je n'objecterais pas à me laisser placer à l'arrière-plan, surtout si sa petite y consent. Mais cette situation ne serait tout de même que de second ordre, car la fillette a bien l'air de n'être qu'une enfant, et bien du temps passera donc avant que l'instant arrive.

            Ai-je été avec Cordélia constamment fidèle à mon pacte ? C'est-à-dire à mon pacte avec l'esthétique, car c'est le fait d'avoir toujours l'idée de mon côté qui me donne de la force. C'est un secret comme celui des cheveux de Samson qu'aucune Dalila ne m'arrachera. Tromper tout bonnement une jeune fille, la persévérance me manquerait sûrement; mais savoir que l'idée est engagée, que c'est pour son service que j'agis, que c'est à elle que je dévoue mes forces, voilà qui me rend austère envers moi-même et qui fait que je m'abstiens des plaisirs défendus. Ai-je toujours sauvegardé ce qui est intéressant ? Oui, et j'ose le dire bien librement et ouvertement dans ces entretiens intérieurs. Les fiançailles elles-mêmes le constituaient justement parce qu'elles ne me procuraient pas ce qu'on entend communément par ce qui eût été intéressant. Elles le sauvegardaient justement parce que leur publicité était en contradiction avec la vie intérieure.  
            Si nos liens avaient été secrets, il n'eût été intéressant qu'à la première puissance. Mais il s'agit ici de ce qui est intéressant à la seconde puissance, et c'est pourquoi c'est, pour elle, primordialement l'intéressant. Les fiançailles vont se rompre, mais c'est elle qui les rompt pour se lancer dans une sphère supérieure. Et elle a raison, car c'est la forme de ce qui est intéressant qui l'occupera le plus.

                               Le 16 septembre.                                                               franceculture.fr

            La rupture est un fait accompli. Forte, hardie, divine, elle s'envole comme un oiseau auquel aujourd'hui seulement il a été permis de déployer son envergure. Vole, bel oiseau, vole ! Je l'avoue, si ce vol royal l'éloignait de moi j'en aurais une douleur extrêmement profonde. Ce serait pour moi comme si la bien-aimée de Pygmalion s'était pétrifiée à nouveau. Je l'ai rendue légère, légère comme une pensée, et maintenant cette pensée ne m'appartiendrait plus ? Ce serait à en désespérer. Un instant avant je ne m'en serais pas occupé, un instant plus tard ce me sera bien égal, mais maintenant, maintenant, cet instant qui pour moi est une éternité. Mais elle ne s'envole pas de moi. Vole donc bel oiseau, vole, prends fièrement ton vol sur tes ailes, glisse à travers les tendres royaumes de l'air, tantôt je te rejoins, bientôt je me cache avec toi au fond de la solitude.
            Cette rupture a un peu atterré la tante. Mais elle a l'esprit trop libre pour vouloir contraindre Cordélia, bien que, afin de mieux l'endormir, ainsi que pour mystifier Cordélia quelque peu, j'aie fait quelques essais pour l'intéresser à moi. Elle me montre d'ailleurs beaucoup de sympathie, elle ne se doute pas de toutes les raisons que j'ai pour pouvoir la prier de s'abstenir de toute sympathie.
            La tante lui a permis de passer quelque temps à la campagne où elle doit rendre visite à une famille. Il est bon qu'elle ne puisse s'abandonner tout de suite à la disposition suraiguë de son esprit. Toutes les résistances du dehors maintiendront ainsi pour quelque temps encore son émotion. Je garde une faible communication avec elle à l'aide de lettres, et ainsi nos relations verdiront de nouveau. Maintenant coûte que coûte il faut la rendre forte, le mieux serait surtout de lui faire faire quelques embardées de mépris excentriques des gens et de la morale. Alors quand le jour de son départ sera arrivé, un garçon sûr se présentera comme cocher et, devant sa porte, mon valet, qui jouit de toute ma confiance, se joindra à eux. Il les accompagnera jusqu'au lieu de destination et restera près d'elle, à son service et, au besoin, pour l'assister. Après moi je ne connais personne plus propre à jouer ce rôle que Johan. J'ai moi-même tout arrangé là-bas avec autant de goût que possible. Rien ne manque pour charmer son âme et pour la rassurer dans un bien-être fastueux.

                             Ma Cordélia !
      
            Les cris d'alarme des différentes familles ne se sont encore réunis pour créer un désarroi général comme celui que causèrent les cris capitolins. Mais tu en as sans doute déjà dû endurer quelques solos. Imagine-toi toute cette assemblée d'efféminés et de commères, présidée par une dame, digne pendant de cet inoubliable président Lars dont parle Claudius, et tu aurais une image, une idée, une échelle de ce que tu as perdu et, devant qui ? devant le tribunal des honnêtes gens.
            Ci-joint la fameuse gravure représentant le Président Lars. Je n'ai pas pu l'acheter à part, et j'ai donc acheté les œuvres complètes de Claudius d'où je l'ai arrachée et j'ai jeté le reste car, comment oserais-je t'encombrer d'un cadeau qui pour le moment ne peut pas t'intéresser, mais comment pourrais-je négliger la moindre chose qui, ne serait-ce que pour un moment, pourrait t'être agréable ? comment me permettre d'encombrer une situation de choses qui ne la regardent pas ? La nature connaît une telle prolixité, ainsi que l'homme asservi aux choses temporelles, mais toi, ma Cordélia, dons ta liberté, tu la haïras. 

                                                                                            Ton Johannes.
 
            Le printemps est bien la plus belle époque de l'année pour tomber amoureux, et la fin de l'été la plus belle pour arriver au but de ses désirs. Il y a dans la fin de l'été une mélancolie qui répond entièrement à l'émotion qui vous pénètre en pensant à la réalisation d'un désir.
            Aujourd'hui j'ai moi-même visité la maison de campagne où Cordélia trouvera, dans quelques jours, une ambiance en harmonie avec son âme. Je ne désire pas être moi-même témoin de sa surprise et de sa joie. De telles pointes érotiques ne serviraient qu'à affaiblir son âme, seule elle s'abandonnera comme en un rêve, et partout elle verra des allusions, des signes, un monde enchanté, mais tout perdrait sa signification si j'étais à côté d'elle, et lui ferait oublier que l'heure est passée où nous aurions pu jouir en commun de ces choses-là. Cette ambiance ne doit pas entraver son âme comme un narcotique, mais l'aider à s'évader, sans cesse puisqu'elle la dédaignera comme un jeu sans intérêt par rapport à ce qui doit venir. J'ai l'intention de visiter moi-même ce lieu plusieurs fois pendant les jours qui restent afin de conserver mon entrain. 

                                  Ma Cordélia !

            Maintenant, c'est le cas de le dire, je t'appelle la mienne, car aucun signe extérieur ne me rappelle ma possession. Bientôt en t'appelant ainsi ce sera la pure vérité et, serrée dans mes bras, quand tu m'enlaceras dans les tiens, nous n'aurons besoin d'aucun anneau pour nous rappeler que nous sommes l'un à l'autre. Cette étreinte n'est-elle pas un anneau plus réel qu'un signe. De plus il nous tient étroitement enlacés et nous liera indissolublement. Plus grande sera notre liberté, car ta liberté sera d'être à moi, comme la mienne sera d'être à toi.

                                                                                   Ton Johannes.

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            A la chasse Alphée s'éprit de la nymphe Aréthuse. Elle ne voulut pas lui prêter l'oreille, mais s'enfuit sans cesse, jusqu'à ce que sur l'île Ortygue elle fut changée en source. Alphée en eut tant de chagrin qu'il fut lui-même changé en un fleuve de l'Elide dans le Péloponnèse. Mais il n'oublia pas son amour et s'unit sous la mer à cette source. N'est-ce plus le temps des métamorphoses ? Réponse : n'est-ce plus celui de l'amour ? A quoi comparer la pure et profonde âme, sans liens avec le monde, si ce n'est à une source ? Ne t'ai-je pas dit que je suis comme un fleuve pris d'amour ? Et maintenant que nous sommes séparés, ne dois-je pas me jeter sous les flots pour être uni à toi ? Sous la mer nous nous rencontrerons encore, car ce n'est que dans ces profondeurs que nous nous appartenons.

                                                                                               Ton Johannes.

                                   Ma Cordélia !

            Bientôt, bientôt tu es à moi. A l'heure où le soleil ferme ses yeux qui épient, quand l'histoire est terminée et que les mythes prennent vie, je ne me drape pas seulement de ma cape, mais de la nuit aussi et je vole vers toi et, pour te trouver, je ne guette pas tes pas mais le battement de ton cœur.

                                                                                                         Ton Johannes.

            Ces jours où je ne peux être personnellement près d'elle quand je le veux, j'ai craint qu'elle ne se mette parfois à penser à l'avenir. Jusqu'ici cela n'a pas été le cas, car j'ai trop bien su l'étourdir par mon esthétique. On ne peut rien s'imaginer rien de moins érotique que ces papotages au sujet de l'avenir qui naissent surtout parce qu'on n'a actuellement rien de mieux pour se préoccuper. Mais près d'elle je ne crains rien à cet égard non plus, je saurais bien lui faire oublier le présent, aussi bien que l'éternité. Si à un tel point on ne sait pas se mettre en rapport avec l'âme d'une jeune fille, mieux vaut ne jamais se laisser aller à vouloir séduire, car il sera alors impossible d'éviter ces deux écueils : d'être questionné sur l'avenir et catéchisé sur la foi. C'est pourquoi il est tout naturel que Marguerite dans Faust soumette Faust à un tel petit examen, parce qu'il a eu l'imprudence de se montrer galant, et qu'une jeune fille est toujours armée contre une telle attaque.

            Je crois que tout à présent est prêt pour sa réception. L'occasion ne lui manquera pas d'admirer ma mémoire ou, plutôt, elle n'en aura pas le loisir. Rien de ce qui pourrait avoir de l'importance pour elle n'a été oublié, mais rien n'y a été mis qui pût me rappeler directement et, pourtant, je suis partout invisiblement présent. L'effet dépendra beaucoup de sa manière de regarder le tout la première fois. Mon valet a, pour cela, reçu les instructions les plus précises et il est, à sa façon, un virtuose accompli. S'il en a reçu l'ordre il sait jeter une remarque comme par hasard et tout négligemment, ainsi que faire l'ignorant, bref il est pour moi sans prix. 
            C'est un site comme elle l'aimerait. Du milieu de la pièce le regard se porte des deux côtés par-delà le premier plan vers l'infini de l'horizon, on est tout seul dans le vaste océan de l'air. Si on s'approche d'une suite de fenêtres on voit au loin à l'horizon une forêt s'élever en voûte comme une couronne qui limite et cerne le site. Et c'est parfait, car l'amour aime - quoi ? - un enclos, le paradis lui-même n'était-il pas un enclos, un jardin vers l'orient ?
            Mais il se resserre trop autour de vous ce cercle. On avance vers la fenêtre, un lac tranquille se cache humblement entre les abords plus élevés. Sur sa rive une barque. Un soupir du cœur, un souffle de la pensée inquiète, la barque se détache de ses chaînes et glisse sur le lac, doucement bercée par les tendres souffles d'une nostalgie sans nom. On disparaît dans la solitude mystérieuse de la forêt, bercé par la surface du lac qui rêve des ombres profondes de la forêt. On se retourne de l'autre côté et c'est la mer qui se répand devant les yeux, que rien n'arrête, poursuivis par la pensée que rien n'arrête.
            Qu'aime l'amour ? l'infinité.
            Que craint l'amour ? des bornes.
            Derrière le grand salon, une pièce plus petite, ou plutôt un cabinet, car ce que cette pièce faillit être chez les Wahl, celle-ci l'est. La ressemblance est frappante. Une natte couvre le parquet, devant le sofa il y a une petite table à thé avec une lampe, pareille à celle de là-bas. Tout y est semblable, mais plus luxueux. Je pense pouvoir me permettre cette petite retouche à la pièce. Dans le salon un piano très simple, mais rappelant celui de chez les Jansen. Il est ouvert, avec, sur le porte-musique, le même petit air suédois. La porte donnant sur l'entrée est entrebâillée.
            Elle entrera par cette porte du fond, Johan en a été instruit, ainsi au moment même où il  l'ouvrira, elle apercevra à la fois le cabinet et le piano, l'illusion est parfaite. Elle entre dans le cabinet, et je suis sûr qu'elle sera contente. En jetant son regard sur la table elle trouvera un livre mais, à l'instant même, Johan le prendra pour le ranger, disant de façon accidentelle : "  Monsieur a dû l'oublier là ce matin. " Elle saura ainsi que j'étais là ce matin même et ensuite elle voudra examiner le livre. C'est une traduction allemande de la fameuse œuvre d'Apulée, " Amour et Psyché ". Ce n'est pas un ouvrage poétique, mais il n'en faut pas non plus, car l'offre d'une vraie œuvre poétique à une jeune fille est toujours une injure, parce que cela implique qu'à un tel instant elle ne le serait pas elle-même assez pour boire la poésie cachée immédiatement dans la réalité et qui n'a pas d'abord été corrodée par la pensée d'un autre. Généralement on n'y pense pas et c'est pourtant ainsi. Elle voudra lire ce livre, et c'est ce que je veux. En l'ouvrant à la dernière page lue, elle trouvera une petite branche de myrte qui lui dira plus qu'un simple signet.

                                                                 Ma Cordélia !

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Que crains-tu ? En nous soutenant l'un l'autre nous sommes forts, plus forts que le monde, plus forts que les dieux eux-mêmes. Tu sais que jadis il y avait sur la terre une race, humaine il est vrai, mais dont chaque élément se suffisait à lui-même et ne connaissait pas l'union intime de l'amour. Leur puissance pourtant fut grande, si grande qu'ils voulurent donner l'assaut au ciel. Jupiter craignait cette race et fit de chacun de ces éléments un couple, homme et femme.
            S'il arrive parfois que ce qui fut jadis uni se réunit à nouveau en amour, une telle union est plus forte que Jupiter. Ils sont alors non seulement aussi forts que chacun des éléments, mais plus forts encore, car l'union de l'amour est une unité supérieure.

                                                                                      Ton Johannes.


          Le 24 septembre

            La nuit est calme, il est minuit moins le quart, le veilleur de nuit de Oesterport sonne sa bénédiction sur le pays, et la Blegdam en renvoie l'écho. Il rentre dans son corps de garde en sonnant à nouveau et l'écho en arrive de plus loin encore. Tout dort en paix, sauf l'amour. Levez-vous donc, puissances mystérieuses de l'amour, rassemblez-vous dans cette poitrine ! La nuit est silencieuse, seul un oiseau interrompt ce silence avec son cri et son coup d'aile en passant au ras du glacis gazonné tout humide de rosée : lui aussi sans doute se hâte à un rendez-vous, " accipio omen ! 
            Comme toute la nature est remplie de présages ! Je tire des présages du vol des oiseaux, de leurs cris, des ébats des poissons à la surface de l'eau, de leurs fuites dans les profondeurs, d'un aboiement au loin du tintamarre lointain d'une voiture, de l'écho d'un pas venant du loin. Je ne vois pas de fantômes à cette heure de la nuit, je ne vois pas ce qui appartient au passé, mais le sein du lac, l'humide baiser de la rosée, le brouillard qui se répand sur la terre et cache son étreinte féconde me montrent ce qui doit venir. 
            Tout est image, je suis mon propre mythe car, n'est-ce pas comme un mythe que je vole à cette rencontre ? Mais qu'importe qui je suis, j'ai oublié toutes les choses finies et temporelles, seul l'éternel me reste, la puissance de l'amour, son désir, sa béatitude. 
            Comme mon âme est tendue comme un arc et mes pensées prêtes au vol comme les flèches d'un carquois, non pas envenimées et pourtant bien capables de se mêler au sang. Que de force, de santé et de joie en mon âme, présente comme un dieu ! La nature l'avait faite belle. Je te remercie toi, nature prodigieuse. Comme une mère tu as veillé sur elle. Merci pour ta sollicitude. Elle était inaltérée et je vous en remercie, vous tous à qui elle le doit. Son développement est mon œuvre, je récolterai bientôt la récompense. Que n'ai-je accumulé pour ce seul instant qui s'annonce ? Mort et damnation, si j'en étais privé !
            Je ne vois pas encore ma voiture. J'entends le claquement d'un fouet, c'est mon cocher. Allez, vite, pour la vie et la mort, les chevaux dussent-ils s'effondrer, mais pas une seconde avant l'arrivée.

          Le 25 Septembre.

            Pourquoi une telle nuit ne dure-t-elle pas plus longtemps ? Alectryon a bien pu s'oublier. Pourquoi le soleil n'a-t-il pas assez de pitié pour faire comme lui ? Tout est fini pourtant, et je ne désire plus jamais la voir. Une jeune fille est faible quand elle a tout donné, elle a tout perdu, car l'innocence chez l'homme est l'essence de sa nature. 
            A présent toute résistance est impossible, et il n'est beau d'aimer que tant qu'elle dure, lorsqu'elle a pris fin, ce n'est que faiblesse et habitude. Je ne désire pas me souvenir de nos rapports. Elle est déflorée et nous ne sommes plus au temps où le chagrin d'une jeune fille délaissée la transformait en un héliotrope. Je ne veux pas lui faire mes adieux. Rien ne me dégoûte plus que les larmes et les supplications de femme qui défigurent tout et qui, pourtant, ne mènent à rien. Je l'ai aimée, mais désormais elle ne peut plus m'intéresser. Si j'étais un dieu je ferais ce que Neptune fit pour une nymphe, je la transformerai en homme.
            Comme il serait donc piquant de savoir si on peut s'évader des rêveries d'une jeune fille et la rendre assez fière pour qu'elle s'imagine que c'est elle qui en a eu assez des rapports.
            Quel épilogue passionnant qui, au fond, présenterait un intérêt psychologique et en outre pourrait vous offrir l'occasion de beaucoup d'observations érotiques.


                                                                     Fin
                                                                             du    
                                   
                                 Journal du Séducteur de Sören Kierkegaard ( 1813 - 1855 ) 
                                                  















                                                                                              

            





jeudi 3 juin 2021

Le Journal du séducteur 18 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )





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            En tant qu'apparence, la femme est marquée par la virginité pure. Car la virginité est une existence qui, en tant qu'existence pour soi est, au fond, une abstraction et ne se révèle qu'en apparence. Abstraction aussi, l'innocence féminine, et c'est pourquoi on peut dire que la femme, dans cet état, est invisible. Il n'y avait d'ailleurs pas, comme on le sait, d'image de Vesta, la déesse qui, comme on le sait, représenta notamment la vraie virginité. Car cette existence est esthétiquement jalouse d'elle-même, comme Jahvé l'était éthiquement, et ne veut pas qu'il existe une image d'elle, ni même une représentation quelconque. 
            Il y a là une contradiction, ce qui est apparence n'existe pas et ne devient visible qu'en devenant apparent. Logiquement cette contradiction est tout à fait dans l'ordre et celui qui sait penser logiquement n'en sera pas gêné, mais s'en réjouira. Par contre, un esprit illogique s'imaginera que ce qui est apparence existe au sens fini, comme on peut le dire d'une chose particulière qui existe pour moi.
           Cette existence de la femme ( existence en dit déjà trop car elle n'existe pas, " ex " elle-même ) est correctement exprimée par le mot " grâce, qui rappelle la vie végétative. Elles ressemblent à une fleur comme les poètes aiment à le dire, et même la spiritualité a en elle un caractère végétatif. Elle se trouve tout à fait sous la détermination de la nature et n'est, par conséquent, qu'esthétiquement libre. En un sens plus profond elle ne devient libre que par l'homme, et c'est pourquoi l'homme demande sa main  et on dit qu'il la délivre. S'il ne se trompe pas d'adresse, on ne saurait parler d'un choix. Certes, la femme choisit, mais si son choix était le résultat de longues réflexions, il ne serait pas féminin. Et c'est pourquoi il est déshonorant d'être éconduit, parce que l'homme en question s'est surestimé, il a voulu délivrer une femme sans en être capable. 
            Une profonde ironie s'y révèle. L'apparence prend l'aspect d'être ce qui prédomine ; l'homme demande, la femme choisit. D'après le concept qu'on se fait d'eux, la femme est la vaincue, l'homme le vainqueur, et cependant le vainqueur s'incline devant ce qui a été vaincu, et c'est même tout naturel et il n'appartient qu'à la grossièreté, à la stupidité et à l'insuffisance du sens érotique de ne pas tenir compte de ce qui résulte ainsi du contexte. 
            On trouve aussi une raison plus profonde de cela, car la femme est substance, l'homme est réflexion. C'est pourquoi elle ne choisit pas sans plus, mais l'homme demande, elle choisit. Mais l'homme en demandant ne fait que poser une question, et le choix qu'elle fait, n'est en fait qu'une réponse. En un sens l'homme est plus que la femme, en un autre infiniment moins.
           Cette apparence est la pure virginité. Si elle essaie de se mettre elle-même en rapport avec une autre existence, qui est existence pour elle, le contraste apparaîtra dans la pruderie absolue qui, en sens inversé est invisible, comme l'abstraction contre laquelle tout se casse, sans qu'elle-même prenne vie. La féminité assume alors le caractère de la cruauté abstraite, qui est le sommet caricatural de la vraie pruderie virginale. Un homme ne peut jamais être aussi cruel qu'une femme. 
            Les mythologies, les contes, les légendes le confirmeront si on les consulte. S'il faut donner un exemple d'un principe naturel qui ne connaît pas de limites à sa rigueur impitoyable, on le trouvera dans un être virginal.
            On frémit en lisant l'histoire d'une jeune fille qui, froidement, laisse ses prétendants risquer leur vie, comme il est souvent dit dans les légendes populaires. Un Barbe-Bleue tue la nuit-même de ses noces toutes les jeunes filles qu'il a aimées, mais il ne prend pas plaisir à les tuer, au contraire, le plaisir a été pris d'avance, ce qui constitue la manifestation matérielle : ce n'est pas une cruauté pour la cruauté.
Un Don Juan les séduit et les lâche, mais tout son plaisir est de les séduire et non de les lâcher. Il ne s'agit donc pas du tout de cette cruauté abstraite. 
            Plus je réfléchis plus je m'aperçois de la complète harmonie qui existe entre ma pratique et ma théorie. Car dans ma pratique j'ai toujours eu la conviction qu'essentiellement la femme n'est qu'apparence. C'est pourquoi, à cet égard, l'instant a une importance capitale, car une apparence est toujours son affaire. Un temps plus ou moins long peut s'écouler avant que l'instant arrive mais, aussitôt arrivé, ce qui primitivement était apparence affecte une existence relative et, du même coup, tout est fini. Je sais bien que les maris disent parfois qu'en un autre sens aussi la femme est apparence : elle est tout pour eux pendant toute la vie. Enfin il faut le leur pardonner à ces maris car, au fond, n'est-ce pas quelque chose qu'ils désirent se faire accroire l'un à l'autre ?     
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            Dans ce monde toute profession a généralement certaines coutumes conventionnelles et surtout certains mensonges de convention parmi lesquels il faut compter cette grosse bourde. S'entendre à l'instant n'est pas une chose aisée et celui qui échoue aura naturellement un tel ennui à traîner avec lui pendant toute la vie. L'instant est tout, et dans l'instant la femme est tout, mais les conséquences dépassent mon intelligence, entre autres celle aussi d'avoir des enfants. Enfin, je me crois un penseur assez logique, mais même fou je ne serais pas homme à penser cette conséquence-là, je ne la comprends pas du tout, il y faut du mari.
            Hier, Cordélia et moi avons été voir une famille à la campagne. On est surtout resté au jardin où on passait le temps à toutes sortes d'exercices physiques, entre autres à jouer aux grâces. Je profitai de l'occasion où un partenaire de Cordélia l'avait quittée pour le remplacer. Quels charmes elle déployait !
l'effort embellissant du jeu la rendait plus séduisante encore ! Quelle harmonie pleine de grâce dans les mouvements si inconséquents ! Quelle légèreté, on dirait qu'elle dansait sur les prés ! Malgré l'absence de toute résistance, qu'elle vigueur à s'y méprendre jusqu'à ce que l'équilibre explique tout, un dithyrambe dans l'attitude, et quelle provocation dans son regard ! Le jeu même avait un intérêt naturel pour moi, mais Cordélia n'y semblait pas prêter attention. Une allusion que je fis à l'une des personnes présentes sur le bel usage d'échanger des anneaux tomba comme un éclair dans son âme.
            Dès ce moment une lumière spéciale illumina toute la situation, l'imprégnant d'une signification plus profonde et une énergie accrue échauffa Cordélia. Je retins les deux anneaux sur ma baguette, m'arrêtai un instant et échangeai quelques mots avec les gens qui nous entouraient. Elle comprit cette pause, je lui relançai les anneaux. Peu après, elle les saisit tous deux sur sa baguette. Comme par inadvertance elle les jeta d'un coup verticalement en l'air, et il me fut naturellement impossible de les rattraper. Elle accompagna ce jet d'un regard plein d'une audace inouïe.
             On raconte qu'un soldat français qui faisait la campagne de Russie fut amputé d'une jambe gangrenée. A l'instant même où cette opération pénible fut terminée, il saisit la jambe par le pied et la jeta en l'air, s'écriant : " Vive l'Empereur ". Ce fut avec un même regard qu'elle aussi, plus belle que jamais, lança les deux anneaux en l'air, disant tout bas : " Vive l'amour ! " Je jugeai cependant imprudent de la laisser s'emballer dans cette disposition, et de la laisser seule en présence d'elle de peur de la fatigue qui, si souvent, en résulte. Je restai donc tout calme et, grâce à la présence des autres je la forçai à continuer le jeu comme si je n'avais rien remarqué. Une telle conduite ne peut qu'accroître son élasticité.
                                                                                                                       wikipedia.fr
            Si de nos jours on pouvait espérer trouver un peu de sympathie pour ces sortes d'enquêtes, j'offrirais un prix pour la meilleure réponse à la question suivante : au point de vue esthétique, qui est la plus pudique, une jeune fille ou une jeune femme, celle qui ne sait pas ou celle qui sait, et à laquelle des deux peut-on accorder le plus de liberté ? Mais ces questions-là ne préoccupent pas notre époque sérieuse. Une telle enquête aurait attiré l'attention générale en Grèce, tout l'Etat s'y serait intéressé et surtout les jeunes filles et les jeunes femmes. On ne le croirait pas de nos jours, mais on ne croirait pas non plus l'histoire de la querelle bien connue entre deux jeunes filles grecques et l'enquête fort scrupuleuse, car en Grèce on ne traitait pas ces problèmes avec légèreté, et pourtant tout le monde sait que Vénus porte un surnom en raison de cette querelle et que l'image de Vénus qui l'a immortalisée est universellement admirée.
            La vie d'une femme a deux périodes intéressantes : sa toute première jeunesse, et enfin quand elle a beaucoup vieilli. Mais elle a aussi, il n'y a pas à dire, un moment où elle est plus charmante encore qu'une jeune fille et où elle commande encore plus le respect, mais c'est un moment qui n'arrive que rarement dans la vie, c'est une image visionnaire qui n'a pas besoin d'être vue et qu'on ne voit peut-être jamais. Je me la figure alors saine, florissante, aux formes épanouies, elle tient un enfant sur son bras, il a toute son attention, elle est perdue dans sa contemplation. C'est une vision, dont il faut l'avouer, on ne trouvera pas la pareille pour la grâce, c'est un mythe de la nature qu'on ne doit contempler que du point de vue artistique, non comme une réalité. Il n'y faut non plus d'autres figures, ni d'entourage qui ne feraient que troubler la vision. Si par exemple on se rend dans une église, on a bien souvent l'occasion de voir paraître une mère avec son enfant sur son bras. Mais, ne serait-ce que l'inquiétant cri d'enfant et les pensées anxieuses des parents au sujet des perspectives d'avenir du petit, basées sur ce cri, l'entourage déjà nous dérange tellement que l'effet serait perdu, tout le reste fût-il parfait. On voit le père, ce qui est une grosse faute, parce que cela supprime le mythe, l'enchantement, et on voit, " horrenda refero, le chœur solennel des parrains, et on voit... mais rien du tout. 
            Comme vision imaginaire il n'y a rien de plus charmant. Je ne manque ni de hardiesse, ni de cran, ni de témérité pour oser une attaque, mais si, dans la réalité, une telle vision apparaissait devant mes yeux, je serais désarmé.


                                                          à suivre....... suite et fin dans le prochain post











                                       

vendredi 28 mai 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 17 ( Essai Danemark )

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            Jacta est alea. C'est le moment ou jamais de le faire. J'étais aujourd'hui chez elle, tout ravi à la pensée d'une idée qui m'absorbait. Je n'avais ni yeux, ni oreilles pour elle. L'idée en elle-même était intéressante et la captiva. Aussi c'eût été une faute d'engager la nouvelle opération en témoignant de la froideur en sa présence. Après mon départ et, lorsque la pensée ne l'occupera plus, elle découvrira sans difficulté que je n'étais pas le même qu'autrefois. Le fait que c'est dans sa solitude qu'elle découvre le changement rendra cette découverte d'autant plus pénible pour elle. L'effet en sera plus lent mais d'autant plus pénétrant. Elle ne pourra pas s'emporter tout de suite et quand, plus tard, viendra l'occasion elle aura déjà combiné tant de choses qu'elle ne pourra tout exprimer d'un coup et elle conservera toujours un résidu de doute. L'inquiétude augmentera, les lettres n'arriveront plus, l'aliment érotique sera diminué, l'amour sera raillé comme ridicule. Elle tiendra, peut-être, quelque temps encore mais à la longue elle ne pourra pas le supporter. Elle voudra alors me charmer par les mêmes moyens que ceux dont je me suis servi contre elle, c'est-à-dire par l'érotisme.

            Sur les ruptures de fiançailles toutes les tillettes sont de grands casuistes et, quoique dans les écoles il n'y ait pas de cours là-dessus elles savent toutes parfaitement, lorsque la question se pose, dans quel cas elles doivent avoir lieu. 
            En somme, ce sujet devrait régulièrement être proposé aux examens de la dernière classe et, bien que d'ordinaire les dissertations qui viennent des écoles de jeunes filles soient très monotones, je suis sûr qu'ici la variété ne manquerait pas, puisque le problème lui-même offre un vaste champ à la sagacité d'une jeune fille. Et pourquoi ne pas donner à une jeune fille l'occasion de faire briller la sienne ?  ou de montrer justement qu'elle est mûre, pour les fiançailles ? J'ai, autrefois, été mêlé à une situation qui m'intéressait beaucoup. Dans une famille où je venais parfois, un jour, les vieux étant sortis, les deux jeunes filles de la maison avaient réuni dans la matinée plusieurs amies pour prendre le café. Il y en avait huit en tout et toutes avaient entre seize et vingt ans. Elles ne s'attendaient probablement pas à une autre visite, et je pense que la domestique avait même reçu l'ordre de consigner la porte. Toutefois, j'entrai et j'eus bien l'impression d'une légère surprise.
            Dieu sait ce qui en somme fait l'objet de discussion entre huit jeunes dans une ces réunions solennelles et synodales. Parfois, on trouve aussi des femmes mariées dans de telles réunions. Elles exposent alors de la théologie pastorale et s'occupent surtout de questions importantes : quand laisser aller seule une domestique au marché, est-il mieux d'avoir compte chez le boucher ou de payer au comptant, est-il probable que la cuisinière ait un bon ami et comment se débarrasser de ce manège galant qui retarde la préparation des mets ?
            J'eus ma place dans cette belle bande. C'était au commencement du printemps et le soleil envoyait quelques rares rayons en message exprès de sa venue. Dans la pièce elle-même, tout était hivernal, et c'est justement pourquoi les rares rayons jouaient le beau rôle d'annonciateurs. Le café sur la table exhalait un doux parfum et, enfin, les jeunes filles elles-mêmes étaient joyeuses, saines, florissantes et folâtres, car l'inquiétude s'était bientôt calmée et, après tout, qu'avaient-elles à craindre, ayant la force du nombre ? Je réussis à attirer l'attention et la conversation sur les cas de rupture de fiançailles. 
            Tandis que mes yeux s'égayaient en voltigeant d'une fleur à une autre dans ce cercle de jeunes filles et en se reposant tantôt sur une beauté tantôt sur une autre, mes oreilles s'en donnaient à cœur joie et écoutant la musique de leurs voix et en suivant attentivement, du profond de mon âme, ce qu'on disait
Souvent, une seule parole me suffisait pour m'ouvrir une perspective sur le cœur de telle jeune fille et sur l'histoire de ce cœur.
            Que les voies de l'amour sont donc séduisantes et qu'il est intéressant de sonder jusqu'où une jeune fille en particulier peut aller ! Je continuai à attiser le feu, l'esprit, les bons mots et une objectivité esthétique contribuaient à rendre le contact plus libre et, pourtant, la bienséance la plus stricte ne fut jamais outrepassée.  franceculture.fr 
            Tandis que nous plaisantions ainsi dans les régions légères de la conversation, un risque sommeillait, un seul mot eût suffi à jeter ces gentilles fillettes dans un embarras  fatal. Ce mot était en mon pouvoir. Elles ne comprenaient pas ce risque, ne le soupçonnaient guère. Grâce au jeu facile de la conversation il fut tout le temps réprimé, exactement comme lorsque Schéhérazade recule la sentence de mort en continuant de conter. Tantôt je menais la conversation vers les bornes de la mélancolie, tantôt je laissais libre jeu à la folâtrerie, tantôt je les tentais à une joute dialectique. Et quel sujet est bien plus riche, dans tous les sens, au fur et à mesure qu'on l'envisage ? J'introduisais continuellement de nouveaux thèmes.
            Je racontai le cas d'une jeune fille que la cruauté des parents avait forcée à rompre ses fiançailles. Ce malheureux manqua leur tirer des larmes. Je rapportai l'histoire d'un homme qui avait rompu ses fiançailles et donné deux raisons : la jeune fille était trop grande et, en lui faisant l'aveu de son amour il ne s'était pas jeté à genoux devant elle. Quand je lui objectais que ces raisons ne pouvaient vraiment pas me paraître suffisantes, il répondait qu'elles lui suffisaient justement pour obtenir ce qu'il voulait, car personne n'y peut donner une réponse sensée.
            Je soumis à la délibération de l'assemblée un cas très difficile : une jeune fille avait rompu parce qu'elle était persuadée qu'elle et son fiancé n'étaient pas faits l'un pour l'autre. Le bien-aimé voulut la ramener à la raison, l'assurant de la force de son amour, mais elle répondit : " ou bien nous sommes faits l'un pour l'autre, et une sympathie réelle existe, et alors tu reconnaîtras que nous ne nous convenons pas, ou bien nous ne nous convenons pas et tu reconnaîtras alors que nous ne sommes pas faits l'un pour l'autre "
            C'était un vrai plaisir d'observer comment les jeunes filles se cassaient la tête pour comprendre ces propos mystérieux. Cependant, je remarquai fort bien qu'une ou deux les comprenaient à merveille, car, en fait de rupture de fiançailles, toutes les jeunes filles sont des casuistes nées. 
            Oui, je crois vraiment qu'il me serait plus facile de disputer avec le Diable lui-même qu'avec une jeune fille sur les cas de rupture de fiançailles.

            Aujourd'hui j'étais chez elle. Tout de suite, aussi vite que la pensée, je détournai la conversation sur le sujet dont je l'avais entretenue hier, en tâchant à nouveau de la mettre en extase.
            " Il y avait une remarque que j'avais voulu déjà faire hier, je n'y ai songé qu'après mon départ ! "
             J'y réussis. Tant que je suis chez elle, elle trouve plaisir à m'entendre. Après mon départ elle remarque, sans doute, qu'elle est dupée, que je suis changé. C'est ainsi qu'on s'en tire. C'est une méthode sournoise, mais très appropriée, comme toutes les méthodes indirectes. Elle s'explique bien que les choses dont je l'entretiens puissent m'occuper, et même elles l'intéressent aussi sur le moment, et pourtant, je la frustre du véritable érotisme.

            Oderint dum metuant, comme si la crainte et la haine étaient connexes, et la crainte et l'amour étrangers l'un à l'autre, comme si ce n'était pas la crainte qui rend l'amour intéressant ? Qu'est-ce donc notre amour pour la nature ? N'y entre-t-il pas un fond mystérieux d'angoisse et d'horreur, parce que derrière sa belle harmonie on trouve de l'anarchie et un désordre effréné derrière son assurance de la perfidie ? Mais c'est justement cette angoisse qui charme le plus, de même en ce qui concerne l'amour lorsqu'il doit être intéressant. Derrière lui doit couver la profonde nuit, pleine d'angoisse, d'où éclosent les fleurs de l'amour. C'est ainsi que " la nymphéa alba " avec sa croupe repose sur la surface des eaux, tandis que l'angoisse s'empare de la pensée qui veut se prolonger dans les profondes ténèbres où elle a sa racine. 
            J'ai remarqué qu'en m'écrivant elle m'appelle toujours " mon " , mais qu'elle n'a pas le courage de me le dire. Aujourd'hui je lui en fis la prière de façon aussi insinuante et chaudement érotique que possible. Elle commençait mais un regard ironique, plus bref et plus rapide que le mot, suffit à l'en empêcher, en dépit de mes lèvres qui l'incitaient de tout leur pouvoir. C'est quelque chose de tout à fait normal.
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      Elle est à moi. Ce n'est pas pour le confier aux étoiles selon l'usage, et je ne vois vraiment pas en quoi cette nouvelle pourrait bien intéresser ces sphères lointaines. D'ailleurs, je ne la confie à personne, pas même à Cordélia. Je réserve ce secret pour moi-même, et je me le chuchote intérieurement dans mes plus secrets entretiens avec moi-même. Sa tentative de résistance n'était que modérée, mais la puissance érotique qu'elle déploie est admirable. Que cet acharnement passionné la rend intéressante, qu'elle est grande, d'une grandeur presque surnaturelle ! Et avec quelle facilité elle sait se dérober, avec quelle adresse elle sait s'insinuer partout où elle découvre un point faible. Elle met tout en train, mais dans ce concert des éléments, je me trouve juste dans mon élément. 
            Et pourtant, même dans cette agitation elle n'est nullement laide, ni déchirée par les émotions ou par les mobiles. Elle reste toujours une anadyomène, sauf qu'elle ne surgit pas dans une grâce naïve ou un calme non prévenu, mais sous l'impulsion forte de l'amour, tout en étant harmonie et équilibre. Erotiquement elle est tout armée pour la lutte. Elle y emploie les flèches des yeux, le froncement des sourcils, le front plein de mystère, l'éloquence de la gorge, les séductions fatales du sein, les supplications des lèvres, le sourire de ses joues, l'aspiration douce de tout son être. Il y a en elle la force, l'énergie d'une Valkyrie, mais cette plénitude de force érotique se tempère à son tour d'une certaine langueur tendre qui est comme exhalée sur elle. 
            Il ne faut pas qu'elle soit trop longtemps maintenue sur ce sommet, où seules l'angoisse et l'inquiétude peuvent la tenir debout et l'empêcher de s'effondrer. En face d'émotions si intenses elle sentira vite que l'état où la placent les fiançailles est trop étroit, trop gênant. C'est elle-même qui exercera la tentation qui m'entraînera à franchir les limites du général, et c'est ainsi qu'elle en prendra conscience, ce qui pour moi est l'essentiel.

            Plusieurs de ces propos trahissent maintenant qu'elle en a assez de nos fiançailles. Ils ne m'échappent pas mais, dans mes explorations de son âme, ils m'aident à me fournir des renseignements utiles, ils sont les bouts de fil qui me serviront, dans mes projets, à resserrer les mailles autour d'elle.

                                        Ma Cordélia !

            Tu te plains de nos fiançailles. Tu es d'avis que notre amour n'a pas besoin d'un lien extérieur, il n'est qu'une entrave. Je reconnais d'emblée mon excellente Cordélia ! Sincèrement, je t'admire. Notre union extérieure n'est en fait qu'une séparation. Il y a encore une cloison mitoyenne qui nous sépare, comme Pyrame et Thisbé : la connivence gênante des autres. La liberté ne se trouve que dans la contradiction. L'amour n'a son importance que lorsque aucun tiers ne s'en doute, et c'est alors seulement que l'amour trouve son bonheur, quand tous ces tiers pensent que les amants se haïssent l'un l'autre.

                                                                            Ton Johannes.

            Bientôt nos fiançailles vont se rompre. C'est elle-même qui déroulera ce lien afin, si possible, par là de me charmer encore plus, comme les boucles au vent charment plus que les cheveux coiffés. Si la rupture venait de moi, je manquerais le spectacle si séduisant de ce saut érotique si périlleux, critère sûre de sa hardiesse d'âme.
            C'est pour moi l'essentiel. En outre, pareil événement entraînerait pour moi beaucoup de suites désagréables de la part d'autrui. Bien qu'à tort, je serais mal vu, haï, abhorré, car quelle aubaine ne serait-ce pour beaucoup ? Mainte petite demoiselle serait bien toujours assez contente, à défaut d'être fiancée, d'avoir failli l'être. C'est tout de même mieux que rien, quoique, sincèrement, selon mon avis, très peu, car après s'être poussée en avant pour s'assurer une place sur la liste des expectants, l'expectance s'évanouira justement, et plus avance sur la liste, plus on pousse en avant, moins les chances s'affermissent. Car en amour le principe de l'ancienneté ne compte pas pour l'avancement et la promotion. De plus, de telles petites demoiselles s'ennuient de rester dans le statu quo. Elles ont besoin d'un événement qui remue leur vie. Mais rien n'égale alors celui d'un amour malheureux, surtout si par-dessus le marché on peut prendre toute l'affaire à la légère. On fait alors accroire à soi-même et à son prochain qu'on est parmi les victimes et, puisqu'on n'est pas qualifiée pour être admise dans un refuge de filles repenties, on se loge à côté chez les pleurnicheurs.
            Et on se met donc en devoir de me haïr. A elles s'adjoint encore un bataillon de celles qui ont été dupées, à fond, à demi ou aux trois quarts. Sous ce rapport on en trouve de beaucoup de degrés, de celles qui peuvent se prévaloir d'une alliance au doigt à celles qui ne s'appuient que sur un serrement de main dans une contredanse. Cette nouvelle douleur rouvre leurs blessures. J'accepte leur haine comme une gratification supplémentaire. Mais toutes ces porteuses de haine sont naturellement autant de postulantes secrètes à mon pauvre cœur.                                                                               pinterest.fr
            Un roi sans royaume est une figure ridicule, mais une guerre entre prétendants à la succession dans un royaume sans territoire l'emporte sur tous les ridicules. 
            Le beau sexe devrait vraiment m'aimer ainsi et me ménager comme un mont-de-piété. Un fiancé authentique, lui, ne peut s'occuper que d'une seule, mais dans une éventualité aussi compliquée on peut bien se charger, c'est-à-dire plus ou moins, d'autant qu'on veut. 
            Je serai dispensé de toutes ces tracasseries péremptoires et j'aurai de plus l'avantage de pouvoir ouvertement jouer un rôle tout nouveau. Le jeunes filles me plaindront, auront la même tonalité exacte, et voilà encore une façon d'en racoler.


            Que c'est curieux, j'aperçois hélas que j'aurai moi-même le signe dénonciateur qu'Horace souhaite à toutes jeunes filles infidèles : une dent noire, et pour comble, une incisive.
            Comme on peut être superstitieux ! Cette dent me trouble assez, je n'aime pas beaucoup qu'on y fasse allusion, c'est une de mes faiblesses. Tandis qu'autrement je suis armé de pied en cap, le plus grand imbécile, en touchant à cette dent, peut me porter des coups beaucoup plus profonds qu'il ne croit. Je fais en vain tout ce que je peux pour la blanchir...........

            Que la vie est donc remplie de mystères. Une petite chose peut me troubler plus que l'attaque la plus dangereuse, que la situation a de plus pénible. Je veux me la faire arracher, mais c'est altérer mon organe et sa puissance. Et pourtant, je le ferai et la ferai remplacer par une fausse, car elle sera bien fausse pour le monde, mais la dent noire est fausse pour moi.
            Cordélia s'offusque des fiançailles, voilà qui est excellent ! Le mariage sera toujours une institution respectable, malgré l'ennui de jouir, dès ses premiers jours de jeunesse, d'une partie de la respectabilité qui est l'apanage de vieillesse. Les fiançailles par contre sont d'invention vraiment humaine et, en conséquence, tellement importantes et ridicules qu'une jeune fille, dans le tourbillonnement de la passion, passe outre, tout en ayant conscience de cette importance et en sentant l'énergie de son âme circuler par tout son être comme un sang supérieur. Ce qui importe maintenant est de la diriger de sorte que dans son envol hardi, elle perde de vue le mariage et, d'une manière générale, le sol ferme de la réalité, que son âme, dans sa fierté autant que dans sa crainte de me perdre, anéantisse cette forme humaine imparfaite, afin de se hâter vers quelque chose de supérieur à ce qui est commun au genre humain. D'ailleurs, je n'ai rien à craindre à cet égard, car elle plane déjà au-dessus de la vie avec une telle légèreté que la réalité est déjà perdue de vue en grande partie. En outre, je suis continuellement présent à bord avec elle, je peux toujours déployer les voiles.
   
              La femme éternellement riche de nature est une source intarissable pour mes réflexions, pour mes observations. Celui qui n'éprouve pas le besoin de ce genre d'études peut bien s'enorgueillir d'être ce qu'il voudra dans ce monde, sauf d'une chose : il n'est pas un esthéticien. La splendeur, le divin de l'esthétique est justement de ne s'attaquer qu'à ce qui est beau. Pour le fond elle n'a à s'occuper que de belles lettres et du beau sexe. Je peux me réjouir et réjouir mon cœur en imaginant le soleil de la féminité rayonnant dans sa plénitude infinie, s'éparpillant en une tour de Babel, où chacune en particulier possède une féminité, mais de sorte qu'elle en fait le centre harmonieux du reste de son être. En ce sens la beauté féminine est divisible à l'infini. Mais chaque parcelle de beauté doit être mesurée dans son harmonie, sinon un effet troublant en résulterait et on arriverait à la conclusion que la nature n'a pas réalisé tout ce qu'elle avait en vue en s'occupant de telle jeune fille. Mes yeux ne se lassent jamais d'effleurer du regard ces richesses externes, ces émanations propagées par la beauté féminine. Chaque élément, en particulier, en possède une petite parcelle, tout en étant complet en soi-même, heureux, joyeux, beau. Chacune a le sien : le gai sourire, le regard espiègle, les yeux brûlants de désir, la tête boudeuse, l'esprit folâtre, la douce mélancolie, l'intuition profonde, l'humeur sombre fatidique, la nostalgie terrestre, les émotions non avouées, les sourcils qui parlent, les lèvres interrogatives, le front plein de mystère, les boucles séduisantes, les cils qui cachent le regard, la fierté divine, la chasteté terrestre, la pureté angélique, la rougeur insondable, les pas légers, le balancement gracieux, la tenue langoureuse, la rêverie pleine d'impatience, les soupirs inexpliqués, la taille svelte, les formes douces, la gorge opulente, les hanches bien cambrées, le petit pied, la main mignonne.
            Chacune a le sien et l'une a ce que l'autre ne possède pas. Et quand j'ai vu et revu, contemplé et contemplé encore les richesses de ce monde, quand j'ai souri, soupiré, flatté, menacé, désiré, tenté, ri, pleuré, espéré, gagné, perdu, je ferme l'éventail et ce qui était épars se rassemble en une seule chose, les parties se rassemblent en un ensemble. 
            Mon âme alors se réjouit, mon cœur se met à battre et la passion s'enflamme. C'est cette jeune fille-là, la seule dans le monde entier, qui doit être à moi et qui le sera. Que Dieu garde le ciel, si moi je peux garder celle-là. Je sais bien que ce que je choisis est si grand que le ciel même ne trouvera pas son compte dans ce partage, car que restera-t-il pour le ciel si je la garde pour moi?........... Car toute la rougeur des lèvres et le feu du regard et l'inquiétude de la gorge et la promesse des mains et le pressentiment des soupirs et la sanction des baisers et le frisson du contact et la passion de l'étreinte, tout, tout serait réuni en elle, qui me prodiguerait tout ce qui aurait suffi à tout un monde ici-bas et là-haut.                    pinterest.fr     
            Telles sont les pensées que j'ai souvent eues dans cette matière, mais chaque fois que j'y pense ainsi, je m'échauffe, parce que je me l'imagine ardente. Bien qu'en général l'ardeur passe pour un bon signe, il ne s'ensuit cependant pas qu'on attribuera à ma manière de voir le prédicat honorable de solide. Aussi pour faire diversion, je veux maintenant, moi-même froid, l'imaginer froide. J'essaierai de penser la femme sous une catégorie, mais sous laquelle ? Sous l'apparence. 
             Mais il ne faut pas l'entendre en mauvaise part, comme si, destinée pour moi, elle l'était en même temps à un autre. Ici, comme dans tout raisonnement abstrait, il ne faut tenir aucun compte de l'expérience, car celle-ci, dans le cas présent, serait pour ou contre moi d'assez curieuse façon. Ici comme partout ailleurs l'expérience est une personne étrange, car elle a ceci de particulier d'être  toujours pour, aussi bien que contre.
             La femme est donc apparence. Mais ici encore il ne faut pas se laisser troubler par la leçon de l'expérience, qui veut qu'on ne rencontre que rarement une femme qui soit vraiment apparence, car il y en a généralement un très grand nombre qui ne sont rien du tout, ni pour elles-mêmes, ni pour d'autres. D'ailleurs ce destin elles le partagent avec toute la nature et, en somme, avec tout ce qui est féminin.
            Toute la nature n'est ainsi qu'apparence, non pas au sens téléologique où un de ses éléments particuliers le serait pour un autre élément particulier, mais toute la nature est apparence, pour l'esprit.
            Et la même chose en ce qui concerne les éléments particuliers. La vie de la plante, par exemple, déploie tout naïvement ses grâces cachées et n'est qu'apparence. De même une énigme, une charade, un secret, une voyelle, etc. ne sont que des apparences. 
            C'est aussi ce qui explique que Dieu en créant Eve ait fait choir un sommeil profond sur Adam, car la femme est le rêve de l'homme.
            Cette histoire nous apprend d'une autre manière aussi que la femme est apparence. Car il y est dit que Jahvé ôta à l'homme une de ses côtes. Eût-il par exemple ôté une partie du cerveau de l'homme, la femme eût bien continué à être apparence, mais le but de Jahvé n'était pas d'en faire une chimère. Elle devint chair et sang et, en raison de cela, elle tomba justement sous la détermination de la nature, qui est essentiellement apparence. Elle ne s'éveille qu'au contact de l'amour, et avant ce temps elle n'est que rêve.
            Mais, dans cette existence de rêve, on peut distinguer deux stades : d'abord l'amour rêve d'elle, puis elle rêve de l'amour.


                                                                    à suivre.........
                                                                         


   

                                        


dimanche 9 mai 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 14 ( Essai Danemark )

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                           Ma Cordélia !

            Parle, je t'obéirai, ton désir est un ordre, ta prière est une conjuration toute-puissante, et le plus léger de tes désirs est un bienfait pour moi. Car je ne t'obéis pas comme un esprit esclave qui te serait extérieur. Ordonne et ta volonté sera faite et moi-même avec elle, car je suis un désordre moral qui n'attend qu'un mot de toi.

                                                                                     Ton Johannes.

                            Ma Cordélia !

            Tu sais que j'aime beaucoup parler avec moi-même. J'ai trouvé en moi l'être le plus intéressant que je sache. J'ai, parfois, pu craindre de manquer de matière pour ces conversations, mais c'est fini, car maintenant je t'ai. C'est donc de toi que je parle actuellement, de toi que je parlerai éternellement, de toi le plus intéressant des sujets avec le plus intéressant des hommes. Hélas, car je ne suis qu'un homme intéressant, tandis que toi, tu es le sujet le plus intéressant.

                                                                                     Ton Johannes

                              Ma Cordélia !

            Tu trouves qu'il y a si peu de temps que je t'aime, tu sembles presque craindre que j'aie pu aimer avant. Il existe des manuscrits où l'œil perspicace flaire aussitôt un texte ancien qui a, peu à peu, été supplanté par des absurdités qui ne reposent sur rien. Celles-ci ayant été effacées à l'aide de corrosifs l'ancien texte apparaît, net et précis. 
            C'est ainsi que mes yeux m'ont appris à me retrouver en moi-même. Je laisse l'oubli effacer tout ce qui ne se rapporte pas à toi, et je découvre alors un texte primitif très ancien, divinement jeune. Je découvre que mon amour pour toi est aussi vieux que moi-même.

                                                                                   Ton Johannes

                                Ma Cordélia !

            Comment un royaume divisé contre lui-même peut-il subsister ? Comment pourrais-je subsister, puisque je suis en lutte avec moi-même ? Au sujet de quoi ? De toi, pour trouver quelque calme, si c'est possible, en pensant que je suis amoureux de toi.
            Mais comment trouverais-je ce calme ? L'une des puissances en lutte désire toujours convaincre l'autre que c'est elle qui ressent réellement l'amour le plus profond et le plus sincère, l'instant d'après c'est l'autre qui le prétend. Je ne m'en soucierais pas beaucoup si la lutte avait lieu en-dehors de moi, si, par exemple, quelqu'un osait être amoureux de toi, ou osait ne pas l'être, car le crime serait le même. Mais cette lutte intérieure me ronge, cette seule passion en sa dualité.


                                                                                       Ton Johannes
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            Petite pêcheuse, tu peux bien t'éclipser. Cache-toi, si tu veux, parmi les arbres. Ramasse ta charge, il te sied si bien de te courber sous les broutilles que tu as rassemblées. Une telle créature porter des charges pareilles ! Comme une danseuse tu trahis la beauté de tes formes, la taille fine, la poitrine large, une stature florissante, c'est ce que tout commissaire au recrutement avouerait.
            Tu penses peut-être que ce n'est rien et que les grandes dames sont beaucoup plus belles. Hélas, mon enfant ! Tu ne connais pas toute la fausseté du monde. Tu as ton service chez un gnome et il est assez cruel pour te faire ramasser du bois dans la forêt. Les choses se passent ainsi dans les contes. Sinon pourquoi t'enfonces-tu plus profondément dans la forêt ? si tu étais réellement fille de pêcheur tu passerais devant moi, de l'autre côté de la route afin de porter ton bois au village marin. - Suis tranquillement le souriant sentier serpentant entre les arbres, mon regard te trouvera. Cherche-moi tranquillement, mon regard te suivra. Tu ne peux pas m'émouvoir, je ne serai pas emporté par le désir, je suis paisiblement assis sur la balustrade et je fume mon cigare. - Une autre fois, peut-être - oui, ton regard est espiègle lorsque tu te retournes ainsi à demi - ton pas léger appelle presque - oui, je le sais, je comprends où mène ce chemin - vers la solitude de la forêt, vers le murmure des arbres, vers le silence si varié. Regarde, même le ciel te favorise, il se cache derrière les nuages, il assombrit l'arrière-fond de la forêt, c'est comme s'il tirait les rideaux devant nous.- Adieu, ma belle pêcheuse, adieu, merci pour ta faveur, ce fut un bel instant, un état d'âme, non pas assez fort pour me faire quitter ma place stable sur la balustrade mais, cependant, riche d'émotion intérieure.

            Quand Jacob eut débattu avec Laban le prix de ses services et qu'il fut convenu que Laban devait mener paître les moutons blancs et, comme prix de son travail, recevoir toute bête tachetée et marquetée naissant dans son troupeau, il mit des baguettes vertes sous le regard des brebis dans les rigoles, dans les abreuvoirs. - C'est ainsi que je me place partout devant les yeux de Cordélia qui me voient continuellement. Cela lui fait l'effet d'une pure attention de ma part, mais moi je sais qu'à cause de cela son âme perd l'intérêt pour toute autre chose, qu'une concupiscence spirituelle se développe en elle et me voit partout.

                               Ma Cordélia !

            Moi t'oublier !  Mon amour est-il une œuvre de la mémoire ? Même si le temps effaçait tout de ses ardoises, et la mémoire elle-même, nos rapports resteraient aussi vivants, je ne t'oublierais pas. Moi t'oublier ! De quoi me souvenir alors ? Car je me suis bien oublié moi-même pour me souvenir de toi. Si je t'oubliais je serais bien forcé de me ressouvenir  instantanément de toi. Moi, t'oublier ! Qu'arriverait-il alors ? Une peinture antique montre Ariane qui saute de sa couche et cherche anxieusement une barque qui s'enfuit à pleines voiles. A côté d'elle il y a, sans corde à son arc, un Amour qui sèche ses yeux, et derrière elle une femme ailée et casquée qui, croit-on généralement, représente Némésis. Imagine-toi cette fresque, mais un peu modifiée. L'Amour sourit et bande son arc et Némésis à ton côté ne reste pas inactive, elle aussi bande son arc. Sur la même fresque on voit aussi un homme dans la barque, occupé à son travail. On suppose que c'est Thésée. Mais mon tableau est différent. Là il se trouve sur la poupe, plein de regrets, ou plutôt, sa folie l'a quitté, mais la barque l'emmène. Amour et Némésis visent tous les deux, une flèche vole de chaque arc, et on voit qu'ils touchent bien le but. On comprend que tous les deux frappent au même endroit de son cœur, signe que son amour fut la Némésis qui se vengea.

                                                                                Ton Johannes.

                             Ma Cordélia !
                                                                                                                      nouvelobs.com
            On dit de moi que je suis amoureux de moi-même.
            Cela ne m'étonne pas, car comment reconnaîtrait-on ma disposition à l'amour puisque je n'aime que toi, comment la devinerait-on, puisque je n'aime que toi.
            Je suis amoureux de moi-même. Pourquoi ? Parce que je suis épris de toi, car c'est toi que j'aime, toi seule et tout ce qui, en vérité, est à toi, et c'est ainsi que je m'aime moi-même, parce que mon moi t'appartient. Si, par conséquent, je ne t'aimais plus, je cesserais de m'aimer moi-même. Ce qui, aux regards profanes du monde, est l'expression du plus grand égoïsme est donc à tes yeux initiés l'expression de la sympathie la plus pure, ce qui aux regards profanes du monde est l'expression de la conservation personnelle la plus prosaïque, est à tes yeux sanctifiés l'expression de l'anéantissement le plus enthousiaste de soi-même.

                                                                                         Ton Johannes.

                Ma plus grande crainte était que toute l'évolution me prenne trop de temps. Mais je vois que Cordélia fait de grands progrès, oui, qu'il sera nécessaire de mettre tout en œuvre pour la bien tenir en haleine. Il ne faut surtout pas qu'elle s'affaiblisse trop tôt, c'est-à-dire avant l'heure, sinon l'heure sera passée pour elle.

            Lorsqu'on aime on ne suit pas la grande route. Ce n'est que le mariage qui se trouve au milieu de la route royale. Lorsqu'on aime et qu'on vient de Nöddebo, on ne longe pas le lac d'Esrom, bien qu'au fond ce ne soit qu'un chemin de chasse, mais il est bien aplani et l'amour préfère préparer se propres chemins. 
            On s'enfonce dans les bois de Gribs-skov. Et en se promenant ainsi au bras l'un de l'autre, on se comprend et, ce qui avant était joie et peine confuses s'éclaircit. On ne se doute pas de la présence d'autrui.
            Ce beau hêtre fut donc témoin de votre amour. Sous sa couronne le premier aveu. Tout était présent à votre mémoire. La première rencontre, la première fois où, dans la danse vous vous êtes tendu la main, les adieux vers l'aube, lorsque vous n'osiez encore rien vous avouer à vous-même et encore moins le déclarer l'un à l'autre..
            Comme il est beau d'écouter ces répertoires de souvenirs de l'amour.
            Ils s'agenouillent sous l'arbre, ils se jurèrent une fidélité éternelle et scellèrent le pacte par le premier baiser.
            Voilà des émotions fécondes à gaspiller sur Cordélia.
            Ce hêtre fut donc témoin. Ah ! oui, un arbre est bien le témoin qui convient, mais c'est trop peu. Vous pensez, il est vrai, que le ciel aussi fut témoin, mais le ciel sans plus est une idée très abstraite. Et c'est pourquoi il y en avait encore un.
            Devrais-je me lever et leur dévoiler ma présence ? Non, car ils me connaissent peut-être et c'est alors une partie perdue. Devrais-je me lever quand ils s'éloignent et leur faire comprendre que quelqu'un était présent ? Non, c'est mal approprié. Rien ne doit rompre le silence sur leur secret, tant que je le veux ainsi. Ils sont en mon pouvoir, je peux les désunir quand je le veux. Je connais leur secret, ce n'est que de lui, ou d'elle, que j'ai pu l'apprendre. D'elle-même ? C'est impossible. Donc de lui ? C'est affreux. Bravo ! Et pourtant, cela frise presque la méchanceté. Enfin, nous verrons bien. Si je peux avoir d'elle une impression que je n'obtiendrais pas autrement, normalement comme je le désire, tant pis, c'est tout ce qui me reste à faire.

                                                                               Ma Cordélia !
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            Je suis pauvre, tu es ma richesse. Sombre, tu es ma lumière. Je ne possède rien, je n'ai besoin de rien. Et comment pourrais-je aussi posséder quelque chose ? Car c'est bien une contradiction que de vouloir que celui qui ne se possède pas lui-même possède quelque chose. Je suis heureux comme un enfant qui ne peut, et ne doit rien posséder. Je ne possède rien, car je n'appartiens qu'à toi. Je n'existe pas, j'ai cessé d'exister afin d'être à toi.

                                                                                Ton Johannes.

                                            
                                Ma Cordélia !

            " Ma " Cordélia. Quelle signification attribuer à ce mot : " Ma " ? Il ne désigne pas ce qui m'appartient, mais ce à quoi j'appartiens, ce qui embrasse toute ma nature pour autant qu'elle est à moi, pour autant que je lui appartiens. Mon Dieu n'est bien pas le Dieu qui m'appartient, mais bien le Dieu à qui j'appartiens, et c'est ainsi quand je parle de : ma patrie, mon chez moi, ma vocation, mon désir, mon espoir. Si, auparavant, il n'y avait pas eu d'immortalité, cette pensée que je suis à toi romprait bien le cours habituel de la nature.

         
                                                                                   Ton Johannes.

                                 Ma Cordélia !
 
            Ce que je suis ? Le modeste narrateur qui suit tes triomphes. Le danseur qui se courbe sous tes pas quand tu te lèves dans ta grâce légère, la branche sur laquelle tu te reposes un instant quand tu es lasse de voler, la voix basse qui se soumet à la rêverie du soprano pour la laisser monter encore plus haut. Ce que je suis ? Je suis le pesanteur terrestre qui t'attache à la terre. Alors, que suis-je ? Corps, masse, terre, poussière et cendre, toi, ma Cordélia, tu es âme, et esprit.

                                                                        Ton Johannes.

                             Ma Cordélia !

            L'Amour est tout. C'est pourquoi toutes choses, au fond, ont cessé d'avoir de l'importance pour celui qui aime, sauf par l'interprétation que leur donne l'amour. Si, par exemple, un fiancé était convaincu de porter de l'intérêt à une autre jeune fille qu'à sa fiancée, il ferait sans doute figure de criminel, et la fiancée se révolterait. Je sais que toi, au contraire, tu verrais un hommage dans un tel aveu., car tu sais bien quelle impossibilité ce serait pour moi d'en aimer une autre, c'est l'amour que je te porte qui jette un reflet sur toute la vie. Si donc je porte intérêt à une autre, ce qui serait éhonté, mais seulement pour toi, puisque tu emplis toute mon âme, la vie prend un autre aspect pour moi, elle devient un mythe à ton sujet.

                                                                                    Ton Johannes

                                                        Ma Cordélia !
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            Mon amour me dévore et ne laisse que ma voix, cette voix qui, éprise de toi, te souffle partout à l'oreille que je t'aime. Oh ! es-tu fatiguée d'entendre cette voix ? Elle t'entoure partout, de mon âme riche, changeante et creusée par la réflexion j'enveloppe ton être pur et profond.

                                                                               Ton Johannes

                                    Ma Cordélia !

            On lit dans de vieux contes qu'un fleuve s'éprit d'une jeune fille. Mon âme est aussi un fleuve qui t'aime. Tantôt il est calme et laisse ton image se refléter en lui, profonde et tranquille, tantôt il s'imagine qu'il a capté ton image, et ses flots grondent pour t'empêcher de t'échapper, tantôt il ride à la surface et joue avec ton image, parfois il la perd, et alors ses flots se noircissent et désespèrent. Ainsi mon âme : un fleuve qui s'est épris de toi.

                                                                     Ton Johannes


                                                                  à suivre...........