dimanche 9 mai 2021

Le Journal du Séducteur Sören Kierkegaard 14 ( Essai Danemark )

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                           Ma Cordélia !

            Parle, je t'obéirai, ton désir est un ordre, ta prière est une conjuration toute-puissante, et le plus léger de tes désirs est un bienfait pour moi. Car je ne t'obéis pas comme un esprit esclave qui te serait extérieur. Ordonne et ta volonté sera faite et moi-même avec elle, car je suis un désordre moral qui n'attend qu'un mot de toi.

                                                                                     Ton Johannes.

                            Ma Cordélia !

            Tu sais que j'aime beaucoup parler avec moi-même. J'ai trouvé en moi l'être le plus intéressant que je sache. J'ai, parfois, pu craindre de manquer de matière pour ces conversations, mais c'est fini, car maintenant je t'ai. C'est donc de toi que je parle actuellement, de toi que je parlerai éternellement, de toi le plus intéressant des sujets avec le plus intéressant des hommes. Hélas, car je ne suis qu'un homme intéressant, tandis que toi, tu es le sujet le plus intéressant.

                                                                                     Ton Johannes

                              Ma Cordélia !

            Tu trouves qu'il y a si peu de temps que je t'aime, tu sembles presque craindre que j'aie pu aimer avant. Il existe des manuscrits où l'œil perspicace flaire aussitôt un texte ancien qui a, peu à peu, été supplanté par des absurdités qui ne reposent sur rien. Celles-ci ayant été effacées à l'aide de corrosifs l'ancien texte apparaît, net et précis. 
            C'est ainsi que mes yeux m'ont appris à me retrouver en moi-même. Je laisse l'oubli effacer tout ce qui ne se rapporte pas à toi, et je découvre alors un texte primitif très ancien, divinement jeune. Je découvre que mon amour pour toi est aussi vieux que moi-même.

                                                                                   Ton Johannes

                                Ma Cordélia !

            Comment un royaume divisé contre lui-même peut-il subsister ? Comment pourrais-je subsister, puisque je suis en lutte avec moi-même ? Au sujet de quoi ? De toi, pour trouver quelque calme, si c'est possible, en pensant que je suis amoureux de toi.
            Mais comment trouverais-je ce calme ? L'une des puissances en lutte désire toujours convaincre l'autre que c'est elle qui ressent réellement l'amour le plus profond et le plus sincère, l'instant d'après c'est l'autre qui le prétend. Je ne m'en soucierais pas beaucoup si la lutte avait lieu en-dehors de moi, si, par exemple, quelqu'un osait être amoureux de toi, ou osait ne pas l'être, car le crime serait le même. Mais cette lutte intérieure me ronge, cette seule passion en sa dualité.


                                                                                       Ton Johannes
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            Petite pêcheuse, tu peux bien t'éclipser. Cache-toi, si tu veux, parmi les arbres. Ramasse ta charge, il te sied si bien de te courber sous les broutilles que tu as rassemblées. Une telle créature porter des charges pareilles ! Comme une danseuse tu trahis la beauté de tes formes, la taille fine, la poitrine large, une stature florissante, c'est ce que tout commissaire au recrutement avouerait.
            Tu penses peut-être que ce n'est rien et que les grandes dames sont beaucoup plus belles. Hélas, mon enfant ! Tu ne connais pas toute la fausseté du monde. Tu as ton service chez un gnome et il est assez cruel pour te faire ramasser du bois dans la forêt. Les choses se passent ainsi dans les contes. Sinon pourquoi t'enfonces-tu plus profondément dans la forêt ? si tu étais réellement fille de pêcheur tu passerais devant moi, de l'autre côté de la route afin de porter ton bois au village marin. - Suis tranquillement le souriant sentier serpentant entre les arbres, mon regard te trouvera. Cherche-moi tranquillement, mon regard te suivra. Tu ne peux pas m'émouvoir, je ne serai pas emporté par le désir, je suis paisiblement assis sur la balustrade et je fume mon cigare. - Une autre fois, peut-être - oui, ton regard est espiègle lorsque tu te retournes ainsi à demi - ton pas léger appelle presque - oui, je le sais, je comprends où mène ce chemin - vers la solitude de la forêt, vers le murmure des arbres, vers le silence si varié. Regarde, même le ciel te favorise, il se cache derrière les nuages, il assombrit l'arrière-fond de la forêt, c'est comme s'il tirait les rideaux devant nous.- Adieu, ma belle pêcheuse, adieu, merci pour ta faveur, ce fut un bel instant, un état d'âme, non pas assez fort pour me faire quitter ma place stable sur la balustrade mais, cependant, riche d'émotion intérieure.

            Quand Jacob eut débattu avec Laban le prix de ses services et qu'il fut convenu que Laban devait mener paître les moutons blancs et, comme prix de son travail, recevoir toute bête tachetée et marquetée naissant dans son troupeau, il mit des baguettes vertes sous le regard des brebis dans les rigoles, dans les abreuvoirs. - C'est ainsi que je me place partout devant les yeux de Cordélia qui me voient continuellement. Cela lui fait l'effet d'une pure attention de ma part, mais moi je sais qu'à cause de cela son âme perd l'intérêt pour toute autre chose, qu'une concupiscence spirituelle se développe en elle et me voit partout.

                               Ma Cordélia !

            Moi t'oublier !  Mon amour est-il une œuvre de la mémoire ? Même si le temps effaçait tout de ses ardoises, et la mémoire elle-même, nos rapports resteraient aussi vivants, je ne t'oublierais pas. Moi t'oublier ! De quoi me souvenir alors ? Car je me suis bien oublié moi-même pour me souvenir de toi. Si je t'oubliais je serais bien forcé de me ressouvenir  instantanément de toi. Moi, t'oublier ! Qu'arriverait-il alors ? Une peinture antique montre Ariane qui saute de sa couche et cherche anxieusement une barque qui s'enfuit à pleines voiles. A côté d'elle il y a, sans corde à son arc, un Amour qui sèche ses yeux, et derrière elle une femme ailée et casquée qui, croit-on généralement, représente Némésis. Imagine-toi cette fresque, mais un peu modifiée. L'Amour sourit et bande son arc et Némésis à ton côté ne reste pas inactive, elle aussi bande son arc. Sur la même fresque on voit aussi un homme dans la barque, occupé à son travail. On suppose que c'est Thésée. Mais mon tableau est différent. Là il se trouve sur la poupe, plein de regrets, ou plutôt, sa folie l'a quitté, mais la barque l'emmène. Amour et Némésis visent tous les deux, une flèche vole de chaque arc, et on voit qu'ils touchent bien le but. On comprend que tous les deux frappent au même endroit de son cœur, signe que son amour fut la Némésis qui se vengea.

                                                                                Ton Johannes.

                             Ma Cordélia !
                                                                                                                      nouvelobs.com
            On dit de moi que je suis amoureux de moi-même.
            Cela ne m'étonne pas, car comment reconnaîtrait-on ma disposition à l'amour puisque je n'aime que toi, comment la devinerait-on, puisque je n'aime que toi.
            Je suis amoureux de moi-même. Pourquoi ? Parce que je suis épris de toi, car c'est toi que j'aime, toi seule et tout ce qui, en vérité, est à toi, et c'est ainsi que je m'aime moi-même, parce que mon moi t'appartient. Si, par conséquent, je ne t'aimais plus, je cesserais de m'aimer moi-même. Ce qui, aux regards profanes du monde, est l'expression du plus grand égoïsme est donc à tes yeux initiés l'expression de la sympathie la plus pure, ce qui aux regards profanes du monde est l'expression de la conservation personnelle la plus prosaïque, est à tes yeux sanctifiés l'expression de l'anéantissement le plus enthousiaste de soi-même.

                                                                                         Ton Johannes.

                Ma plus grande crainte était que toute l'évolution me prenne trop de temps. Mais je vois que Cordélia fait de grands progrès, oui, qu'il sera nécessaire de mettre tout en œuvre pour la bien tenir en haleine. Il ne faut surtout pas qu'elle s'affaiblisse trop tôt, c'est-à-dire avant l'heure, sinon l'heure sera passée pour elle.

            Lorsqu'on aime on ne suit pas la grande route. Ce n'est que le mariage qui se trouve au milieu de la route royale. Lorsqu'on aime et qu'on vient de Nöddebo, on ne longe pas le lac d'Esrom, bien qu'au fond ce ne soit qu'un chemin de chasse, mais il est bien aplani et l'amour préfère préparer se propres chemins. 
            On s'enfonce dans les bois de Gribs-skov. Et en se promenant ainsi au bras l'un de l'autre, on se comprend et, ce qui avant était joie et peine confuses s'éclaircit. On ne se doute pas de la présence d'autrui.
            Ce beau hêtre fut donc témoin de votre amour. Sous sa couronne le premier aveu. Tout était présent à votre mémoire. La première rencontre, la première fois où, dans la danse vous vous êtes tendu la main, les adieux vers l'aube, lorsque vous n'osiez encore rien vous avouer à vous-même et encore moins le déclarer l'un à l'autre..
            Comme il est beau d'écouter ces répertoires de souvenirs de l'amour.
            Ils s'agenouillent sous l'arbre, ils se jurèrent une fidélité éternelle et scellèrent le pacte par le premier baiser.
            Voilà des émotions fécondes à gaspiller sur Cordélia.
            Ce hêtre fut donc témoin. Ah ! oui, un arbre est bien le témoin qui convient, mais c'est trop peu. Vous pensez, il est vrai, que le ciel aussi fut témoin, mais le ciel sans plus est une idée très abstraite. Et c'est pourquoi il y en avait encore un.
            Devrais-je me lever et leur dévoiler ma présence ? Non, car ils me connaissent peut-être et c'est alors une partie perdue. Devrais-je me lever quand ils s'éloignent et leur faire comprendre que quelqu'un était présent ? Non, c'est mal approprié. Rien ne doit rompre le silence sur leur secret, tant que je le veux ainsi. Ils sont en mon pouvoir, je peux les désunir quand je le veux. Je connais leur secret, ce n'est que de lui, ou d'elle, que j'ai pu l'apprendre. D'elle-même ? C'est impossible. Donc de lui ? C'est affreux. Bravo ! Et pourtant, cela frise presque la méchanceté. Enfin, nous verrons bien. Si je peux avoir d'elle une impression que je n'obtiendrais pas autrement, normalement comme je le désire, tant pis, c'est tout ce qui me reste à faire.

                                                                               Ma Cordélia !
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            Je suis pauvre, tu es ma richesse. Sombre, tu es ma lumière. Je ne possède rien, je n'ai besoin de rien. Et comment pourrais-je aussi posséder quelque chose ? Car c'est bien une contradiction que de vouloir que celui qui ne se possède pas lui-même possède quelque chose. Je suis heureux comme un enfant qui ne peut, et ne doit rien posséder. Je ne possède rien, car je n'appartiens qu'à toi. Je n'existe pas, j'ai cessé d'exister afin d'être à toi.

                                                                                Ton Johannes.

                                            
                                Ma Cordélia !

            " Ma " Cordélia. Quelle signification attribuer à ce mot : " Ma " ? Il ne désigne pas ce qui m'appartient, mais ce à quoi j'appartiens, ce qui embrasse toute ma nature pour autant qu'elle est à moi, pour autant que je lui appartiens. Mon Dieu n'est bien pas le Dieu qui m'appartient, mais bien le Dieu à qui j'appartiens, et c'est ainsi quand je parle de : ma patrie, mon chez moi, ma vocation, mon désir, mon espoir. Si, auparavant, il n'y avait pas eu d'immortalité, cette pensée que je suis à toi romprait bien le cours habituel de la nature.

         
                                                                                   Ton Johannes.

                                 Ma Cordélia !
 
            Ce que je suis ? Le modeste narrateur qui suit tes triomphes. Le danseur qui se courbe sous tes pas quand tu te lèves dans ta grâce légère, la branche sur laquelle tu te reposes un instant quand tu es lasse de voler, la voix basse qui se soumet à la rêverie du soprano pour la laisser monter encore plus haut. Ce que je suis ? Je suis le pesanteur terrestre qui t'attache à la terre. Alors, que suis-je ? Corps, masse, terre, poussière et cendre, toi, ma Cordélia, tu es âme, et esprit.

                                                                        Ton Johannes.

                             Ma Cordélia !

            L'Amour est tout. C'est pourquoi toutes choses, au fond, ont cessé d'avoir de l'importance pour celui qui aime, sauf par l'interprétation que leur donne l'amour. Si, par exemple, un fiancé était convaincu de porter de l'intérêt à une autre jeune fille qu'à sa fiancée, il ferait sans doute figure de criminel, et la fiancée se révolterait. Je sais que toi, au contraire, tu verrais un hommage dans un tel aveu., car tu sais bien quelle impossibilité ce serait pour moi d'en aimer une autre, c'est l'amour que je te porte qui jette un reflet sur toute la vie. Si donc je porte intérêt à une autre, ce qui serait éhonté, mais seulement pour toi, puisque tu emplis toute mon âme, la vie prend un autre aspect pour moi, elle devient un mythe à ton sujet.

                                                                                    Ton Johannes

                                                        Ma Cordélia !
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            Mon amour me dévore et ne laisse que ma voix, cette voix qui, éprise de toi, te souffle partout à l'oreille que je t'aime. Oh ! es-tu fatiguée d'entendre cette voix ? Elle t'entoure partout, de mon âme riche, changeante et creusée par la réflexion j'enveloppe ton être pur et profond.

                                                                               Ton Johannes

                                    Ma Cordélia !

            On lit dans de vieux contes qu'un fleuve s'éprit d'une jeune fille. Mon âme est aussi un fleuve qui t'aime. Tantôt il est calme et laisse ton image se refléter en lui, profonde et tranquille, tantôt il s'imagine qu'il a capté ton image, et ses flots grondent pour t'empêcher de t'échapper, tantôt il ride à la surface et joue avec ton image, parfois il la perd, et alors ses flots se noircissent et désespèrent. Ainsi mon âme : un fleuve qui s'est épris de toi.

                                                                     Ton Johannes


                                                                  à suivre...........

                                                                                     












                                         


           










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