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samedi 18 février 2012

Lettres à Madeleine 10 ( suite ) Apollinaire

               Lettre à Madeleine
                                   
                                                                                                        30 juillet 1915 ( suite )
                                                                              
               ... Mais dans  Alcools, c'est peut-être " Vendémiaire " que je préfère, et j'aime aussi " Le Voyageur ", d'ailleurs j'aime beaucoup mes vers, je les fais en chantant et je me chante souvent le peu dont je me rappelle et c'est bien peu surtout maintenant... je ne me rappelle un vers de " Zone ".
                Puis, j'aime beaucoup mes vers depuis Alcools, il y en a pour un volume au moins et j'aime beaucoup beaucoup " Les Fenêtres " qui a paru à part en tête d'un catalogue du peintre Delaunay. Ils ressortissent à une esthétique toute neuve dont je n'ai plus, depuis, retrouvé les  ressorts; mais dont j'ai avec étonnement  retrouvé l'exposé dans une de vos divines lettres.
                 Voilà toutes mes grandes amours, et ce n'est rien pour mon âge, ne pensez-vous pas Madeleine, ce n'est rien surtout en regard de notre amour si absolu débutant si purement, si tragiquement, si passionnément, ma chérie, ma toute jolie, ma joie divine et ma petite fée.
                  Voilà donc ma confession entière, Madeleine. Vous avez lu, et j'aime aussi ces vers que j'oubliais, mais le Journal d'hier et d'avant-hier me les a rappelés : mes vers, six petites pièces je crois, écrits à la prison de la Santé, en 1911. Vous connaissez l'histoire sans doute. J'avais recueilli en 1911 un garçon intelligent mais fou et sans scrupules - malheureux plutôt que méchant et qui sait ce qu'il est devenu aujourd'hui. - Il avait volé en 1907 au Louvre deux statues hispano-romaines, qu'il avait vendues à Picasso, grand artiste mais sans scrupules aucuns et dont le nom grâce à moi ne fut pas prononcé en cette affaire. J'essayai - nous voilà loin de 1911 et encore en 1907 ou 1908 - de persuader Picasso de rendre ces statues au Louvre, mais ses études esthétiques le pressaient et il en naquit le cubisme. Il me dit qu'il les avait abîmées pour découvrir certains arcanes de l'art antique et barbare à la fois auquel elles ressortissaient. J'avais cependant trouvé le moyen de l'en débarrasser sans qu'il en coûtât à son honneur. Mon ami Louis Lumet, inspecteur des Beaux-Arts à qui j'avais raconté la chose avait pensé s'associer à cette bonne oeuvre en en faisant une amusante prouesse journalistique simulée. On aurait proposé au Matin de montrer au public que les trésors du Louvre étaient mal gardés en volant une statue d'abord - grand fracas - puis une autre - autre grand fracas. L'affaire ainsi ne pouvait avoir de conséquence. Mais Picasso voulait garder ses stature. En 1911, le voleur dont les journaux ont suffisamment dit les aventures pour m'éviter désormais de prononcer son nom, le voleur ou plutôt le héros revint. On parlait beaucoup de L'Hérésiarque et Cie  qui avait eu à la fin de 1910 le plus grand nombre de voix au prix Goncourt et n'échoua - in justement d'ailleurs - au témoignage de Judith Gauthier, Léon Daudet et Elémir Bourges qui avaient voté pour et au témoignage même de Mirbeau, des 2 Rosny et de Paul Margueritte qui ne lurent le livre qu'après le vote, ils l'ont dit souvent à Elémir Bourges qui était le parrain du livre et le seul artiste sans aucun doute de cette Académie. Celui qui eut le prix à ma place a été tué il n'y a pas longtemps : Louis Pergaud avec un livre intitulé De Goupil à Margot, tâchez de lire les deux livre et me dire ce qu'en pensez. C'est là-dessus donc que le héros des statues revint me voir, il arrivait d'Amérique plein d'argent qu'il perdit aux courses et sans le sou revola une statue. C'est alors que pour sauver ce pauvre hère je le recueillis, tâchai de lui faire rendre la statue, mais rien n'y fit je dus le mettre à la porte avec la statue. Quelques jours après on vola la Joconde. Je pensai comme le pensa la police que c'était lui le voleur. Bref, il ne l'était pas mais vendit sa statue à Paris-Journal qui la restitua au Louvre. J'allais voir Picasso pour lui dire combien son geste avait été malheureux et les risques qu'il courait. Voilà un homme affolé qui me dit m'avoir menti, les statues étaient intactes. Je luis dis d'aller les rendre sous le sceau du secret à Paris-Journal ce qu'il fit. Grand scandale ! Le malheureux voleur vient me voir et me supplie de le sauver. Je l'embarque de Lyon avec quelque argent pour compléter le viatique qu'il avait tiré de Paris-Journal. Là-dessus on m'arrête pensant que je savais où était la Joconde puis que j'avais eu un " secrétaire " qui volait des statues au Louvre. Je reconnais avoir eu le " secrétaire " mais refuse de le livrer, on me cuisine, on menace de perquisitionner chez tous les miens. Enfin situation à la fois crevante et terrible. Finalement pour éviter des ennuis à mon amie, à ma mères, à mon frère, je suis obligé de dire non pas le rôle de Picasso mais qu'on l'avait abusé et que les antiquités qu'il avait achetées, il ne savait pas qu'elles venaient du Louvre.
                 Le lendemain confrontation avec mon ami, qui nie savoir rien de cette affaire, je me croyais perdu, mais le juge d'instruction voyant bien que je n'avais rien fait que j'étais simplement victime de la police à qui je n'avais pas voulu livrer le fugitif, m'autorisa à interroger le témoin et me servant de la maïeutique chère à Socrate je forçai vite Picasso à avouer que tout ce que j'avais dit était vrai, j'eus un non-lieu et son nom à lui ne fut même pas prononcé. L'affaire fit à l'époque un bruit énorme, tous les journaux donnèrent mon portrait. Mais je me serais bien passé de cette publicité. Car si je fus passionnément défendu par la plupart des journaux, je fus dans le début attaqué et parfois ignoblement par les antisémites qui ne peuvent se figurer qu'un Polonais ne soit pas juif. Léon Daudet alla jusqu'à nier avoir voté pour moi au prix Goncourt, ce qui révolta le noble père bourges qui alla à ce moment jusqu'à donner 2 interviews en un jour dans les journaux, lui qui obstinément n(avait jamais voulu donner d'interview sur aucun sujet.
                 Voilà donc cette histoire à la fois singulière, incroyable, tragique et plaisante qui fait que j'ai été la seule personne arrêtée en France à propos du vol de la Joconde. Et la police fit d'ailleurs tout ce qu'elle put pour justifier son acte elle cuisina ma concierge les voisins, demandant si je recevais des petite filles, des petits garçons que sais-je encore et si mes moeurs avaient été le moindrement douteuses on ne m'aurait point lâché, l'honneur de la corporation étant en jeu. C'est alors que je connus le mot de celui qui disait que si on l'accusait d'avoir volé les cloches de N-D il s'empresserait de prendre la fuite.
                 * J'ajoute qu'on ne me fit pas d'excuse mais que la plupart des journaux me citèrent comme un exemple d'hospitalité. J'ajoute encore l'épilogue de l'affaire : le Héros fut arrêté au Caire à la fin de 1913 et les tribunaux l'acquittèrent. Ce dont je fus heureux car le pauvre garçon était un fou plutôt qu'un malfaiteur, ils ont pensé comme j'avais pensé moi-même. *
              Voilà l'histoire des six petits poèmes écrits à la Santé et ce sont d'ailleurs là tous les éclaircissements biographique que comporte Alcools.
                Je vous ai dit que " Vendémiaire " était mon poème préféré d'Alcools. J'y songe, le plus nouveau et le plus lyrique, le plus profond ce sont ces " Fiançailles " dédiées à Picasso dont j'admire l'art sublime et qui vous concernent tout à fait, vous, Madeleine, car nulle femme n'a été l'objet de ce poème-là sinon vous-même qui deviez venir et nul doute qu'avec " Le Brasier ", il ne soit mon meilleur poème sinon le plus immédiatement accessible.
                 Pour le demeurant, nous nous aimons tant que vous avez pardonné mes scandales. Ma vie de poète est une des plus singulières sans doute, mais le destin m'a toujours entouré de tant de troubles qui me plaisent infiniment après tout que je suis une des plus grandes joies de l'humanité, j'ai conscience de cela et ce que j'aime le mieux c'est de vous avoir rencontrée, vous que je cherchais, le cerveau sororal du mien, la plus grande beauté, la plus tendre obéissance attentive, ce qui m'a toujours manqué, vous Madeleine, pour m'aimer dans une paix lyrique loin des fausses amours et des rumeurs malsaines loin aussi de cette guerre qui s'éternise et sur laquelle étant soldat je me garderai bien de porter un jugement qui existe cependant en mon for et qui d'ores et déjà est définitif.
                 Lisez donc cette confession écrite à la hâte, mais en en pesant même le désordre de style, puis si vous m'aimez ainsi ( mon image cependant n'est point ici seulement, mais dans tout Alcools , j'écrirai à votre maman.

                 Je ne relis pas ma lettre, elle est trop longue, ma petite fée rétablira les mots sautés, les phrases boiteuses et tout ce qui peut manquer, je baise votre front chéri...

                                                                                                                  Gui