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mardi 23 février 2021

Le Journal du Séducteur 3 Sören Kiergaard ( Essai Danemark )

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                        7 Avril

            " A lundi donc, à 1 heure à l'Exposition. "
            Très bien, j'aurai l'honneur de m'y trouver à 1 heure moins le quart. Un petit rendez-vous. Samedi je pris donc mon parti et je me décidai à rendre visite à mon ami Adolph Bruun presque toujours en voyage. A cette fin je me rends vers 7 heures de l'après-midi à Vestergade où, selon ce qu'on m'avait dit, il devait habiter. Mais il était introuvable, au troisième étage aussi où je parvins tout essoufflé. Sur le point de descendre l'escalier, mes oreilles sont touchées par une voix mélodieuse de femme qui dit presque en murmurant :          
             " - A lundi donc, à 1 heure à l'Exposition. A cette heure-là les autres sont sortis, mais tu sais que je n'ose jamais te voir à la maison. " 
            Il est exactement 1 heure moins le quart. Ma belle Inconnue ! Que votre futur soit à tous égards aussi ponctuel que moi, ou préfèreriez-vous peut-être qu'il n'arrive jamais un quart d'heure en avance ? Comme vous le voulez,  suis à tous égards à votre service... " Enchanteresse ravissante, fée ou sorcière, fais disparaître ton brouillard, manifeste-toi, tu es sans doute déjà là bien qu'invisible pour moi, révèle-toi, car autrement je n'ose pas m'attendre à une manifestation. Y en aurait-il plusieurs ici pour le même motif qu'elle ? C'est bien possible. Qui sait pénétrer les voies de l'homme, même lorsqu'il va à une Exposition ? 
            Voilà une jeune fille dans la première salle, elle se précipite plus vite que la mauvaise conscience ne suit le pécheur. Elle oublie de montrer sa carte d'entrée, le préposé en rouge l'arrête ? Mais, mon Dieu ! qu'elle est pressée ! Ce doit être elle; pourquoi cette ardeur intempestive ? Il n'est pas encore 1 heure et rappelez-vous que vous devez rencontrer le bien-aimé. La manière de se présenter en de telles occasions est-elle donc absolument sans importance ou est-ce dans ce sens qu'on dit qu'il faut jouer des jambes ? Quand c'est un sang jeune et innocent comme elle qui a un rendez-vous, elle s'y attaque comme une forcenée. Elle est complètement affolée. Au contraire, moi qui, confortablement installé dans mon fauteuil, ai ici devant les yeux la vue charmante d'un site agreste...
            Quel diable de jeune fille ! Elle brûle toutes les salles. Il faut pourtant voiler un peu vos désirs, rappelez-vous ce qu'on dit à Mademoiselle Lisbeth :
            " Fi ! fi ! ce n'est pas beau pour une jeune fille de laissez voir ainsi ses sentiments. "
            Enfin, s'entend l'entrevue avec ce jeune homme est bien innocente. Les amoureux considèrent d'ordinaire un rendez-vous comme l'instant le plus beau. Je me rappelle moi-même, aujourd'hui encore comme si c'était hier, la première fois où je volai vers l'endroit convenu, avec le cœur plein des joies inconnues qui m'attendaient. Je me rappelle la première fois où je frappai les trois coups dans la main, la première fois où une fenêtre s'ouvrit, la première fois où le portillon du jardin fut ouvert par la main invisible d'une jeune fille qui se cachait en l'ouvrant, la première fois où, dans la nuit claire d'été, je cachai une jeune fille sous mon manteau. 
            Pourtant beaucoup d'illusions se mêlent à cette opinion. La tierce personne qui est calme ne trouve pas toujours que les amoureux soient des plus beaux à ces instants-là. J'ai été le témoin de plusieurs rendez-vous où, bien que la jeune fille fût charmante et le jeune homme beau, bien que les amoureux aient sans doute pensé le contraire.
            On gagne en un sens par l'expérience, car il est bien vrai qu'on perd la douce inquiétude que vous donne le désir impatient, mais on gagne cette attitude qui contribue à rendre l'instant réellement beau. Je suis vexé parfois de voir un homme en pareille circonstance tellement troublé que par pur amour il est pris de " delirium tremens ". 
            A gens du village trompette de bois.
            Au lieu d'avoir assez de pondération pour jouir de l'inquiétude de la belle, pour laisser cette  inquiétude enflammer sa beauté et la chauffer, il ne produit qu'une confusion disgracieuse, mais rentre néanmoins heureux chez lui, s'imaginant qu'il a vécu quelque chose de merveilleux.
            Mais que diable devient cet homme, Il est déjà bientôt 2 heures. Oui, quelle gent magnifique que ces amoureux ! Un tel gredin qui laisse une jeune fille vous attendre ? Non merci, je suis pourtant un homme bien autrement digne de foi ! Le mieux sera sans doute de l'aborder lorsque, à présent, pour la cinquième fois, elle passera devant moi.
            " Excusez mon audace, belle mademoiselle, vous cherchez sans doute votre famille ici. Vous m'avez plusieurs fois dépassé rapidement et, en vous suivant des yeux j'ai remarqué que vous vous êtes toujours arrêtée dans l'avant-dernière salle. Vous ne savez peut-être pas que derrière elle il y a encore une salle où peut-être vous rencontrerez ceux que vous cherchez. "                                      123 RF
            Elle me fait une révérence qui lui sied bien. L'occasion est favorable. Je suis heureux que le jeune homme ne vienne pas. On pèche toujours mieux en eau trouble, lorsqu'une jeune fille est saisie d'émotion on peut utilement risquer bien des choses qui autrement ne réussiraient pas.
            Je lui ai fait la révérence avec autant de politesse qu'un étranger peut y mettre, et je suis à nouveau installé dans mon fauteuil, je regarde le site agreste et l'observe. La suivre aussitôt serait trop risqué, cela pourrait paraître indiscret, et elle serait immédiatement sur ses gardes. Maintenant elle pense que je l'ai abordée par compassion, et je suis dans ses bonnes grâces.
            Il n'y a pas âme qui vaille dans la dernière salle, et je le sais bien. La solitude aura une bonne influence sur elle. Tant qu'elle voit beaucoup de monde autour d'elle elle est inquiète, toute seule elle se calmera. Parfaitement juste, elle y reste. Sous peu j'y viendrai, en passant. Une réplique me revient encore de plein droit, oui, elle me doit presque un salut.
            Elle s'est assise, pauvre petite, elle a l'air si mélancolique. Elle a pleuré, tout au moins elle a eu les larmes aux yeux. C'est révoltant, provoquer des larmes chez une telle jeune fille ! Mais, soyez tranquille, tu seras vengée, je te vengerai, il saura ce que cela veut dire d'attendre.
            Comme elle est belle maintenant que les différentes bourrasques se sont calmées et qu'elle repose dans un état d'âme. Sa nature est mélancolie et harmonie dans la douleur. Elle est vraiment gentille. Elle est là en costume de voyage et cependant ce n'était pas elle qui devait partir. Elle l'a revêtu afin de partir à la recherche de la joie. A présent le costume représente sa douleur, car elle est comme celui dont la joie prend congé. Elle a l'air de dire adieu pour toujours au bien-aimé. Qu'il s'en aille !
            La situation est favorable, l'instant me fait signe. Ce qui importe maintenant c'est que je m'exprime de façon à avoir l'air de penser qu'elle cherchait sa famille ou des amis, mais en y mettant assez de chaleur pour que chaque mot s'harmonise avec ses sentiments, alors j'aurai bonne chance de m'insinuer dans ses pensées.
            " Au diable le gredin ! Ce type qui s'amène là est sans doute lui. Regarde-moi le maladroit maintenant que je venais de tout arranger comme je le voulais. Bien, bien, on en tirera bien quelque chose. Il faut que je reste en touche, que je trouve ma place dans la situation. Lorsqu'elle m'apercevra elle sera amenée à sourire de moi, parce que je pensais qu'elle cherchait à découvrir sa famille, alors que c'était tout autre chose. Ce sourire fait de moi un confident, c'est toujours quelque chose. 
            Mille remerciements, mon enfant. Ce sourire a pour moi plus de valeur que tu ne penses. C'est un commencement, et commencer est toujours le plus difficile. Maintenant nous nous connaissons et notre connaissance a pour base une situation piquante. Cela me suffit jusqu'à nouvel ordre. Vous ne resterez pas ici plus d'une heure, je pense. Je saurai qui vous êtes, car dans quel autre but pensez-vous la police tient-elle des bureaux de recensement ?


                  9 Avril

            Suis-je devenu aveugle ? Mon âme a-t-elle perdu son pouvoir visuel ? Je l'ai vue, mais c'est comme si j'avais eu une révélation céleste, car à nouveau son image a complètement disparu pour moi. C'est en vain que je dépense toutes les forces de mon âme pour évoquer cette image. Si jamais je la revoyais, je la reconnaitrais immédiatement, même parmi des centaines d'autres. Maintenant elle a fui et, de tout son désir, mon âme cherche vainement à l'atteindre.
            Je me promenais à Langelinie, apparemment inattentif et sans tenir compte de mon entourage, lorsque soudain je l'aperçus. Mes regards se fixèrent inébranlablement sur elle et n'obéissaient plus à la volonté de leur maître. Je ne pouvais leur imprimer aucun mouvement afin d'embrasser l'objet que je voulais voir, je ne voyais pas, je regardais fixement devant moi. Comme un escrimeur qui se fend, mon regard s'immobilisait, comme hypnotisé  dans la direction une fois prise. Impossible de le baisser, impossible de le lever, impossible de le tourner en moi-même, impossible de voir, parce que je voyais    beaucoup trop. 
            La seule chose que j'ai retenu est qu'elle portait un manteau vert, et c'est tout. C'est ce qu'on peut appeler prendre un nuage pour Junon. Elle m'a bien échappé comme Joseph à la femme de Putiphar et ne m'a laissé que son manteau. Elle était avec une dame déjà âgée qui semblait être sa mère. Celle-là je peux la décrire de pied en cap, et cela bien qu'au fond je ne l'ai pas du tout regardée et, tout au plus, n'en ai fait état qu'en passant.
            Ainsi va le monde. La jeune fille m'a impressionné, je l'ai oublié, l'autre ne m'a fait aucune impression, et c'est elle que je peux me rappeler.


                     Le 11 Avril

            Je reste toujours entravé par la même contradiction. Je sais que je l'ai vue, mais que de nouveau je l'ai oubliée, mais de sorte que le peu de souvenir qui m'en reste ne me réconforte pas. Comme si mon bien-être était en jeu, je demande cette image avec inquiétude et ardeur, et pourtant elle ne se montre pas. Je pourrais arracher mes yeux afin de les punir de leur manque de mémoire. Alors, après avoir ragé d'impatience et le calme en moi s'étant rétabli, c'est comme si un pressentiment et un souvenir tissaient une image qui, pourtant, ne peut prendre forme pour moi, parce que je ne réussis pas à l'immobiliser en un ensemble. Elle est comme un dessin dans un tissu fin, dessin plus clair que le fond, on ne peut pas le voir parce qu'il est trop pâle. Il s'agit d'une disposition bizarre qui pourtant en elle-même présente des agréments, parce qu'elle me convainc que je suis encore jeune.
 
          Une autre considération peut m'apprendre la même chose : c'est toujours parmi les jeunes filles que je cherche ma proie, et non parmi les jeunes femmes. Une femme a moins de naturel, plus de coquetteries, des rapports avec elle ne sont ni beaux ni intéressants, ils sont piquants, et le piquant vient toujours en dernier.
            Je n'avais pas espéré être capable de goûter à nouveau ces prémices d'une amourette. J'ai succombé à l'amour, j'ai obtenu ce que les nageurs appellent une passade, rien d'étonnant que je sois un peu perplexe. Tant mieux, je m'en promets d'autant plus.


                              Le 14 Avril

            Je ne me reconnais guère. Devant les tempêtes de la passion mon esprit est comme une mer orageuse. Si quelqu'un pouvait surprendre mon âme en cet état, il aurait l'impression de voir une barque s'enfoncer à pic dans la mer, comme si dans sa précipitation terrible elle devait mettre le cap sur le fond de l'abîme. Il ne verrait pas qu'au haut du mât veille un marin. Forces frénétiques, échauffez-vous, mettez-vous en mouvement, ô puissances de la passion, même si le choc de vos lames devait lancer l'écume jusqu'aux nuages, vous ne serez pas capables de vous élever au-dessus de ma tête, je reste tranquille comme le Roi des falaises. 
            C'est à peine si je peux prendre pied, comme un oiseau aquatique je cherche en vain à me plonger dans la mer orageuse de mon esprit. Et cependant un tel orage est mon élément, je bâtis dessus comme Alcedo ispida bâtit son nid sur la mer.
            Les dindons se gonflent de rage quand ils voient du rouge, et il en va ainsi de moi lorsque je vois du vert, chaque fois que je vois un manteau vert, et comme mes yeux me trompent souvent, toutes mes espérances échouent parfois à la vue d'un porteur de chaises de l'hôpital Frédéric.


                               Le 20 Avril

            Une condition capitale pour toute jouissance c'est de se limiter. Il ne semble pas que j'aurai de sitôt des renseignements sur la jeune fille qui emplit tellement mon âme et toutes les pensées que nourrissent mes regrets. Mais je vais me tenir tranquille, car il y a aussi de la douceur dans cet état d'émotion sombre et mystérieuse, et pourtant forte. J'ai toujours aimé, par une nuit de clair de lune, à aller en bateau sur l'un ou l'autre de nos lacs délicieux. Je rentre alors les voiles et les rames, je démonte le gouvernail, je m'étends de tout mon long et je regarde la voûte céleste. Lorsque les vagues bercent le bateau sur leur sein, lorsque les nuages vont au gré des vents et cachent un instant la lune pour la faire disparaître à nouveau, je trouve le repos malgré tout ce mouvement. Le balancement des vagues m'apaise. Le bruit qu'elles produisent en frappant la barque est comme une berceuse monotone, l'envol rapide des nuages, le changement de lumière et d'ombre m'enivrent, et je rêve sans fermer l'œil.
            C'est de cette façon que je m'étends aujourd'hui aussi, je rentre les voiles, je démonte le gouvernail, le désir et une espérance impatiente me bercent dans leurs bras. Désir et espérance s'apaisent de plus en plus et me transportent de plus en plus de joie. Ils me soignent comme un enfant, au-dessus de moi le ciel de l'espérance s'élève en voûte, l'image de la jeune fille plane rapidement devant mes yeux comme la lune indécise et m'éblouissant de sa lumière tantôt, et tantôt de son ombre.
            Que de jouissance à être ainsi secoué sur une eau agitée. Que de jouissance à être secoué en soi-même.


                           Le 21 Avril
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            Les jours passent et je n'en suis pas plus avancé. Les jeunes filles me donnent du plaisir plus que jamais et, cependant, je n'ai pas envie de jouir.   
        C'est elle que je cherche partout. Cela me rend souvent peu équitable, trouble ma vue, énerve ma jouissance. Maintenant viendra bientôt le beau temps où en parcourant les rues et les places on accumule des petites créances qu'en hiver, dans la vie mondaine, on peut payer assez cher. Car une jeune fille peut oublier bien des choses, mais non pas une situation.
            La vie mondaine vous met bien en rapport avec le beau sexe, mais ce n'est pas ce qu'il faut pour commencer l'aventure. Dans la vie mondaine toute jeune fille est armée, la situation est dénuée      ressources et, la même chose s'est présentée bien des fois, elle ne reçoit aucune secousse voluptueuse. Dans la rue elle est au large et c'est pourquoi tout produit un effet plus fort, tout est comme plus énigmatique. Je donne 100 rixdales pour un sourire de jeune fille dans une situation de la rue, mais pas même 10 rixdales pour une poignée de main dans le monde. Il s'agit là de monnaies d'espèces toutes différentes. L'aventure en train, on cherche dans le monde celle dont il est question. On a avec elle des intelligences secrètes qui tentent, c'est le stimulant le plus efficace que je connaisse. Elle n'ose pas en parler, mais elle y pense. Elle ne sait pas si on l'a oubliée ou non, et bientôt on l'égare d'une autre manière.
            Je crains de ne pas accumuler beaucoup de ces créances cette année, cette jeune fille occupe trop mon esprit. Mes gains seront en un sens maigres, mais j'ai bien une chance de gagner le gros lot.


                       Le 5 Mai

            Damné hasard ! Je ne t'ai jamais maudite d'être apparue, je te maudis parce que tu ne te montres pas du tout. Ou serait-ce une nouvelle invention de Toi, être inconcevable, mère stérile de tout, la seule chose qui reste de cette époque où la nécessité donna naissance à la liberté et où la liberté se laissa duper pour rentrer dans le sein de sa mère ?
            Damné hasard ! Toi, ma seule confidente, seul être que je juge digne d'être mon alliée et mon ennemie, toujours identique malgré la dissemblance, toujours inconcevable, toujours une énigme ! Toi que j'aime de toute mon âme sympathisante, toi à l'image de laquelle je me crée moi-même, pourquoi n'apparais-tu pas ? Je ne mendie pas, je ne te supplie pas humblement de te montrer de telle ou telle façon, car un tel culte serait une idolâtrie et peu agréable pour toi. Je te provoque au combat, pourquoi ne te montres-tu pas ? Ou est-ce que le balancier de l'univers s'est arrêté, est-ce que ton énigme a été résolue et que tu t'es jetée toi aussi dans les eaux éternelles ? Pensée terrible ! Le monde se serait arrêté d'ennui ! 
            Damné hasard ! je t'attends. je ne veux pas te vaincre par des principes, ni par ce que des imbéciles appellent du caractère, mais je veux te rêver ! Je ne veux pas être un poète pour les autres. Montre-toi, je te crée en rêve et je dévorerai mon propre poème, et ce sera ma nourriture. Ou bien me trouves-tu indigne ? Comme une bayadère danse à la gloire du dieu, je me suis voué à ton service, léger, peu vêtu, souple, désarmé, je renonce à tout. Je ne possède rien, je n'ai envie de rien posséder, je n'aime rien, je n'ai rien à perdre, mais grâce à cela ne suis-je pas devenu plus digne de toi, de toi qui, sans doute depuis longtemps, t'es lassée d'arracher aux hommes ce qu'ils aiment, lassée de leurs soupirs lâches et de leurs lâches prières.
            Surprends-moi, je suis prêt, aucun enjeu, luttons pour l'honneur. Faites-moi la voir, montrez-moi une chance qui paraîtra impossible, montrez-la- moi parmi les ombres du royaume des morts, je la ramènerai au jour, qu'elle me haïsse, me méprise, qu'elle se montre indifférente envers moi, qu'elle en aime un autre, je n'ai pas peur, mais remuez l'eau, interrompez le silence. M'affamer ainsi est une honte de ta part, toi qui pourtant t'imagines être plus forte que moi.


                     Le 6 Mai 

            Le printemps approche, tout est en train d'éclore, les jeunes filles aussi. Les manteaux sont mis de côté, mon manteau vert a probablement été rangé aussi. Voilà la connaissance de faire connaissance d'une jeune fille dans la rue et non pas dans le monde où on apprend tout de suite son nom et à quelle famille elle appartient, où elle habite et si elle est fiancée. Ce dernier point a une très grande importance comme renseignement pour tous les prétendants pondérés et posés, auxquels ne viendrait jamais l'idée de s'amouracher d'une jeune fille déjà fiancée. Un tel ours serait dans un mortel embarras à ma place, il serait complètement anéanti si ses efforts pour se procurer des renseignements étaient couronnés de succès et si, par-dessus le marché, il apprenait qu'elle était fiancée.
            Mais tout cela ne me donne pas beaucoup de soucis. La question des fiançailles ne constitue qu'une difficulté comique. Je ne crains ni les difficultés comiques ni celles qui sont tragiques. Les seules d'entre elles que je redoute sont les difficultés ennuyeuses. Jusqu'ici je n'ai pas pu me procurer un seul renseignement, bien qu'assurément je n'aie rien négligé et que, plusieurs fois, j'aie dû reconnaître la vérité des paroles du poète :
                                            Nox et hiems longoeque vioe, soevique dolores
                                            Mollibus his castris, et labor omnis inest. *
            Elle n'est peut-être pas du tout de Copenhague, mais de la campagne, peut-être, peut-être c'est à devenir fou de rage de tous ces peut-être, et plus il y a de ces peut-être, plus je le deviens. J'ai toujours l'argent prêt pour entreprendre le voyage. Je la cherche en vain au théâtre, aux concerts, aux bals, sur les promenades.
            En un sens, cela me fait plaisir. D'ordinaire, une jeune fille qui prend beaucoup part à ces amusements ne vaut pas d'être conquise. Il lui manque le plus souvent le caractère primitif qui, pour moi, constitue toujours une "  condition sine qua non ". Il est moins incompréhensible de trouver une Preciosa parmi les Tsiganes que dans ces parcs à bestiaux où des jeunes filles sont mises à l'encan, que ceci soit dit en toute innocence, bien entendu !

voir Ovide l'Art d'aimer


                                                                        à suivre..........

mardi 16 février 2021

Le Journal du Séducteur 2 Sören Kierkegaard ( Essai Danemark )

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                                               Le Journal du Séducteur

            Voici les lettres -

             Johannes !

            Je ne t'appelle pas " mon " Johannes, car je sais bien que tu ne l'as jamais été. J'ai été assez durement punie pour avoir laissé mon âme se délecter à cette idée. Pourtant, je t'appelle mien, mon séducteur, mon trompeur, mon ennemi, mon assassin, l'auteur de mon malheur, le tombeau de ma joie, l'abîme de mon infortune. 
            Je t'appelle mien et je m'appelle tienne, de même qu'autrefois cela te flattait les oreilles, toi qui fièrement t'inclinas pour m'adorer, à présent cela doit sonner comme une malédiction sur toi, une malédiction pour toute l'éternité.
            Ne te réjouis pas en pensant que j'aie l'intention de te poursuivre ou de m'armer d'un poignard pour t'exciter à des moqueries ! Où que tu fuies je suis pourtant tienne, va jusqu'au bout du monde, je resterai pourtant tienne, donne ton amour à des centaines d'autres, je suis pourtant tienne. Le langage même dont je me sers envers toi doit te prouver que je suis tienne. 
            Tu as eu l'audace de tromper un être de telle façon que tu es devenu tout pour cet être, pour moi, et que j'aurais infiniment de plaisir à devenir ton esclave. Je suis à toi, je suis tienne, ta malédiction.

                                                                                                Ta Cordélia

            Johannes !

            Il y avait un homme riche qui possédait des brebis et des bœufs en très grand nombre. Il y avait une pauvre petite fille qui ne possédait qu'une seule brebis mangeant de son pain et buvant de sa coupe. Tu étais l'homme riche, riche de toutes les splendeurs de la terre, j'étais la pauvre fille qui ne possédait que mon amour. Tu l'as pris et tu t'en es réjoui, puis le désir te fit signe et tu sacrifias le peu que je possédais, de tes propres richesses tu ne pus rien sacrifier.
            Il y avait un homme riche qui avait des bêtes en très grand nombre, des grosses et des petites, il y avait une pauvre petite fille qui ne possédait que son amour

                                                                                                   Ta Cordélia

            Johannes !

            N'y a-t-il donc aucun espoir ? Ton amour ne se réveillera-t-il jamais à nouveau, car je sais que tu m'as aimée, bien que je ne sache pas ce qui m'en donne l'assurance. J'attendrai, même si le temps me paraît long. J'attendrai jusqu'à ce que tu en aies assez de l'amour des autres. Alors ton amour pour moi resurgira du tombeau, alors je t'aimerai comme toujours, comme autrefois, oh Johannes ! comme autrefois ! Johannes ! Ta froideur insensible envers moi représente-t-elle ta véritable nature, ton amour, les richesses de ton coeur, n'étaient-ils que mensonge, que fiction, es-tu redevenu toi-même ? Aie patience avec mon amour, pardonne-moi de t'aimer toujours. Je le sais, mon amour est un fardeau pour toi, mais le temps viendra où tu retourneras auprès de ta Cordélia. 
            Ta Cordélia ! Ecoute ce mot suppliant ! Ta Cordélia ! Ta Cordélia !          carte-sms.weebly.com

                                     
                                                                                   Ta Cordélia 
          

            Même si Cordélia n'a pas été à la taille de ce qui chez elle provoque l'admiration pour son Johannes, il ressort cependant clairement de tout qu'elle n'a pas été dépourvu de modulation. Son état d'âme se manifeste clairement dans chacune des lettres, bien qu'elle ait manqué d'une certaine clarté dans l'expression. C'est surtout le cas pour la seconde lettre où on devine, plutôt qu'on ne comprend,
ses pensées. Mais, pour moi, cette imperfection la rend d'autant plus émouvante.

            4 Avril.

            Prudence ! Ma belle inconnue ! Prudence ! Descendre de carrosse n'est pas chose aisée, cela équivaut parfois à un cas décisif. Je pourrais vous prêter une nouvelle de Tieck, vous verriez qu'une dame en descendant de cheval se compromit à tel degré que ce pas décida du reste de sa vie. Aussi les marchepieds des carrosses sont généralement si maladroitement faits qu'on est presque forcé de renoncer à toute grâce et, en désespoir, à risquer un saut qui vous fait tomber dans les bras du cocher ou d'un valet. 
             Oui, ces gens sont enviables. Je crois vraiment que je vais essayer de trouver un engagement comme valet dans une maison où il y a des jeunes filles. Un valet devient aisément confident des secrets d'une petite damoiselle.
            " - Mais, je vous en prie, ne sautez pas, pour l'amour de Dieu, Oui, il fait sombre. Je ne vous dérangerai pas, je ne me mettrai que sous ce réverbère, il vous sera impossible de me voir et, n'est-ce pas ? on n'est jamais timide que dans la mesure où on est vu, mais on n'est toujours vu que dans la mesure où on voit. "
             Donc, par sollicitude pour le valet qui, peut-être, ne serait pas capable de résister à un tel saut, par sollicitude pour la robe de soie, item par sollicitude pour les franges de dentelles, par sollicitude pour moi, permettez à ce pied mignon dont j'ai déjà admiré l'étroitesse de tâter du monde, courez le risque de vous fier à lui, il saura bien prendre pied, et si vous frémissez un instant en pensant qu'il ne réussirait pas à trouver sur quoi se poser si vous frémissez encore après qu'il l'a trouvé, alors avancez vite l'autre pied car, qui serait assez cruel pur vous laisser planer dans cette position, qui serait assez disgracieux, assez lambin pour ne pas se hâter devant la révélation du beau ? Ou craignez-vous peut-être une tierce personne, le valet sûrement pas, ni moi non plus, car j'ai déjà bien vu le petit pied et, comme je suis naturaliste, j'ai appris par Cuvier à en tirer les conclusions les plus sûres.
            Dépêchez-vous donc ! Ah, comme cette angoisse ajoute à votre beauté. Mais l'angoisse en soi n'est pas belle, elle ne l'est qu'à l'instant où on s'aperçoit de l'énergie qui la surmonte.
            Parfait. Comme ce petit pied s'est maintenant bien implanté. J'ai remarqué que les jeunes filles qui ont de petits pieds savent généralement mieux s'y tenir ferme que celles qui ont des pieds plutôt gros de piéton. Qui y songerait ? C'est contre toute expérience, en sautant de voiture il y a bien plus de chance pour que la robe s'accroche que lorsqu'on descend tranquillement. Mais il est aussi bien toujours un peu grave pour les jeunes filles de se promener en carrosse, elles finiront par y rester. Les dentelles et les franges sont perdues, et voilà tout ! Personne n'a rien vu. Seul se montre le profil sombre d'un homme recouvert d'un manteau jusqu'aux yeux, on ne peut pas voir d'où il vient car la lumière du réverbère vous éblouit les yeux, il vous dépasse au moment où vous vous apprêtez à entrer par la porte de la maison. Juste à l'instant décisif un regard oblique se jette sur un objet. Vous rougissez, votre poitrine s'enfle trop pour pouvoir se vider en un souffle. Dans votre regard il y a de l'irritation, un fier mépris. Vos yeux, où brille une larme, sont suppliants. Larme et prière sont également belles et je les accepte avec un droit égal, car je peux représenter n'importe quoi.
            Toutefois je suis méchant. 
             Quel peut bien être le numéro de la maison ? Qu'est-ce que je vois ? Un étalage de bimbeloterie
             Ma belle inconnue, c'est peut-être révoltant de ma part, mais je suivrai le chemin éclairé...
             Elle a oublié le passé, hélas, oui ! Lorsqu'on a 17 ans, lorsque à cet âge heureux on sort pour faire des emplettes, lorsqu'on attache un plaisir indicible à chacun des objets, grands ou petits, qui vous tombe sous la main, on a l'oubli facile. Elle ne m'a pas encore vu, je me trouve à l'autre bout du comptoir, très loin, à l'écart. Un miroir est suspendu sur le mur opposé, elle n'y pense pas, mais le miroir y pense. Avec quelle fidélité n'a-t-il pas su saisir son image, il est comme un humble esclave qui prouve son attachement  par la fidélité, un esclave pour lequel elle a de l'importance mais qui n'a aucune importance pour elle, qui ose bien la comprendre, mais non pas la prendre. Ce malheureux miroir qui sait bien saisir son image, mais non la saisir, ce malheureux miroir qui ne peut pas garder son image dans le secret de ses cachettes en la dérobant à la vue du monde entier, mais qui ne sait que la révéler à d'autres, comme maintenant à moi ! 
            Quel supplice pour un homme s'il était ainsi fait. Et pourtant, n'y a-t-il pas beaucoup de gens qui sont ainsi faits, qui ne possèdent rien sauf au moment où ils le montrent aux autres, qui ne saisissent que l'apparence des choses et non pas la substance qui perdent tout au moment où celle-ci désire se montrer, exactement comme ce miroir perdrait son image si par un seul souffle elle désirait lui ouvrir son cœur.
            Si un homme était incapable de garder dans son souvenir une image de la beauté, pas même à l'instant de sa présence, il devrait désirer en être toujours éloigné et jamais trop proche pour voir la beauté de ce qu'il serre dans ses bras, et qu'il ne voit plus, mais qu'il pourrait revoir en s'éloignant et qui, au moment où il ne peut pas voir l'objet parce qu'il est proche de lui, au moment où les lèvres se joignent pour le baiser, sera tout de même visible pour les yeux de son âme... 
            Ah, comme elle est belle ! Pauvre miroir, quel supplice pour vous, mais quelle chance aussi pour vous de ne pas connaître la jalousie. Sa tête, parfaitement ovale, s'incline un peu en avant, ce qui rehausse le front. Celui-ci se dresse pur et fier, sans refléter d'aucune manière ses facultés intellectuelles. Ses cheveux foncés cernent doucement et tendrement le front. Son visage est comme un fruit, partout arrondi et replet, sa peau est transparente et mes yeux me disent qu'au toucher elle doit être comme du velours. Ses yeux, oui je ne les ai pas encore vus, il sont cachés derrière des paupières armées de franges soyeuses et crochues, dangereuses pour ceux qui cherchent son regard. Sa tête est comme celle d'une madone, imprégnée de pureté et d'innocence, elle s'incline comme la Madone, mais sans se perdre dans la contemplation de l'Unique, et il y a de la mobilité dans l'expression de son visage. 
            Ce qu'elle contemple est la variété, les multiples choses sur lesquelles les somptuosités splendides de la terre jettent un reflet. Elle ôte un gant pour montrer au miroir et à moi une main blanche droite et bien sculptée, comme une œuvre antique, et une bague d'or plate à l'annulaire, bravo ! 
            Elle lève les yeux et tout change, tout en ne changeant pas. Le front est un peu moins haut, le visage un peu moins régulièrement ovale, mais plus vivant. Elle parle avec le vendeur. Elle est gaie, heureuse et loquace. Elle a déjà choisi un, deux, trois objets, elle en prend un quatrième, le tient dans sa main, ses yeux se baissent à nouveau, elle en demande le prix, elle le met de côté, sous le gant, il s'agit sûrement d'un secret, à destination d'un... d'un fiancé ? Mais elle n'est pas fiancée.
            Je sais, hélas ! il y en a beaucoup qui ne sont pas fiancées et qui ne connaissent pas l'amour.
            Faudrait-il que je l'abandonne ? Faudrait-il que je la laisse en paix dans sa joie ?... 
            Elle s'apprête à payer, mais elle a perdu son porte-monnaie... elle donne son adresse, ce que je ne veux pas entendre, je ne veux pas me priver de la surprise. Je pense bien la rencontrer à nouveau dans la vie, et je la reconnaîtrai bien, elle me reconnaîtra peut-être moi aussi. On n'oublie pas si vite mon regard oblique. Alors, lorsque par surprise je l'aurai rencontrée là où je ne m'y attendrais pas, son tour viendra. Si elle ne me reconnaît pas, si ses regards ne m'en convainquent pas tout de suite, j'aurai bien l'occasion de la regarder de côté, et je vous promets qu'elle se rappellera la situation.
            Pas d'impatience, pas d'avidité. Il faut jouir à longs traits. Elle est prédestinée, elle sera bien rattrapée.

            Le 5 Avril.

            Voilà qui me plaît. Toute seule le soir à Oestergade. Oui, je vois bien le valet qui vous suit, et soyez persuadée que je ne vous juge pas assez mal pour penser que vous vous promeniez toute seule, croyez-moi, mon expérience ne pouvait pas manquer, dès le premier coup d'œil dans la situation, de me montrer cette grave figure. Mais pourquoi si pressée ? On est tout de même un peu anxieuse, on sent un certain battement de cœur qui ne vient pas d'un désir impatient de rentrer, mais d'une crainte impatiente qui pénètre tout le corps avec sa douce inquiétude et qui provoque le rythme accéléré des pieds.
            Mais, comme c'est délicieux, impayable, de se promener ainsi toute seule, avec le valet derrière vous...  On a seize ans, on a beaucoup lu, beaucoup lu de romans bien entendu, et en traversant par hasard la chambre des frères, on a pu surprendre un mot d'une conversation entre eux et leurs amis, un mot au sujet de Oestergade. Ensuite on a tournaillé plusieurs fois parmi eux afin, si possible, de se( mieux renseigner. Mais en vain. Il faut tout de même, comme il sied à une jeune fille déjà grande, qu'on connaisse un peu le monde.
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         Ah, si d'emblée on pouvait sortir suivi du valet. Merci ! Il y a papa et maman, regarde la tête qu'ils feraient, et quelle excuse donner ? S'il s'agit d'une réception l'occasion n'est pas bonne, elle a lieu un peu trop tôt, car j'entendais August parler de 9 heures, 10 heures. En rentrant c'est trop tard et le plus souvent on aura alors un sigisbée sur le dos. Jeudi soir, en rentrant du théâtre, serait vraiment une excellente occasion. Seulement, il faut alors toujours aller en voiture et y empaqueter aussi Madame Thomsen et ses aimables cousines. Si encore on était seule, on pourrait ouvrir la fenêtre et regarder un peu par là. 
            Seulement " unverhofft kommt oft " ( allemand : l'imprévu arrive souvent - trad. folio )
            Maman me disait aujourd'hui : 
            " - Je crains que tu n'aies pas fini aujourd'hui ce que tu brodes pour l'anniversaire de ton papa, et pour être tout à fait tranquille, va chez ta tante Jette et restes-y jusqu'à l'heure du thé ; Jens viendra alors te chercher. "
            Au fond ce n'était pas du tout une idée agréable, car chez tante Jette on s'ennuie énormément, mais après je dois rentrer seule à 9 heures avec le valet. Et lorsque Jens viendra il pourra bien attendre jusqu'à 10 heures moins le quart, et alors, en route.
            Oh ! si je pouvais rencontrer M. mon frère ou M. August. Non, tout de même, ce ne serait peut-être pas désirable, car alors je serais probablement accompagnée jusqu'à la maison.
            Merci ! La liberté avant tout. Mais si je pouvais les apercevoir sans être vue moi-même...
            Eh bien ma petite demoiselle, que voyez-vous alors, et que pensez-vous que je vois, moi ?
            D'abord la petite Mütze ( id. capeline ) qui vous va à merveille et qui est tout à fait en harmonie avec la précipitation de votre allure. Ce n'est pas un chapeau, ni un bonnet, plutôt une espèce de capeline. Mais, sûrement, ce n'était pas elle que vous portiez ce matin en sortant. Est-ce que le valet vous l'a apportée ou l'auriez-vous empruntée à tante Jette ? Vous êtes peut-être incognito. Il ne faut pas non plus laisser la voilette couvrir toute la figure lorsqu'il y a des observations à faire. Ou peut-être ne s'agit-il pas d'une voilette, mais seulement d'une large dentelle ? Les ténèbres ne me permettent pas d'être fixé là-dessus. Mais, quoi que ce soit, cela cache la partie supérieure de la figure. Le menton est assez beau, un peu trop pointu, la bouche est petite et elle s'ouvre, cela vient de ce que vous êtes trop pressée. Les dents blanches comme la neige. C'est très bien comme ça. Les dents ont une importance capitale. Elles sont un garde du corps qui se cache derrière la douceur des lèvres. Les joue flamboient de santé.
            Si on penche un peu la tête de côté il serait bien possible de s'insinuer sous cette voilette ou cette dentelle.
            Prends garde, un tel regard d'en bas est plus dangereux qu'un regard " gerade aus ". C'est comme à l'escrime, et quelle arme est aussi tranchante, aussi pénétrante dans son mouvement, aussi luisante et, grâce à cela, aussi décevante qu'un regard ? On marque une quarte haute, comme dit l'escrimeur, et on se fend en seconde. Plus l'attaque est prompte à venir, mieux ça vaut.
            Cet instant est indescriptible. L'adversaire se rend presque compte du coup, il est touché, oui, c'est ainsi, mais touché à un tout autre endroit qu'il croyait... Vaillamment elle avance, sans peur et sans reproche. 
            Prenez garde, là-bas vient quelqu'un, baissez la voilette. Ne permettez pas à son regard profane de vous souiller. Vous n'en avez aucune idée, pendant longtemps il vous serait impossible d'oublier l'angoisse abominable avec laquelle cela vous atteindrait. Vous ne le remarquez pas, mais moi je vois qu'il a embrassé la situation. Le valet a été choisi pour premier objet. Oui, vous voyez les conséquences de vous promener seule avec le valet. Il est tombé. C'est au fond ridicule, mais qu'est-ce que vous allez faire maintenant ? Retourner pour l'aider à se remettre sur pied, cela n'est pas possible. Se promener seule est grave. Prenez garde, le monstre s'approche...
            Vous ne me répondez pas. Mais regardez-moi donc. Est-ce que ma vue vous donne quelque chose à craindre ? Je ne fais aucune impression, je semble être un homme bénin d'un autre monde. Rien dans mes paroles qui vous dérange, rien qui vous rappelle la situation, aucun mouvement qui vous porte atteinte au moindre degré. Vous êtes encore un peu effrayée, vous n'avez pas encore oublié l'élan vers vous de cette figure unheimliche ( id. inquiétante ). Vous me prenez un peu en affection, ma timidité qui m'interdit de vous regarder vous donne la supériorité. Cela vous réjouit et vous rassure. Vous seriez presque tentée de vous payer ma tête. Je parie qu'à ce moment-ci vous auriez le courage de me prendre sous le bras si l'idée vous en venait... 
            Vous habitez donc à Stormgade. Vous me saluez froidement et rapidement. Est-ce tout ce que j'ai mérité, moi qui vous aide à vous tirer de tout cet embarras ? Vous le regrettez, vous revenez pour me remercier de ma courtoisie, et vous me tendez la main. Pourquoi pâlir ? Ma voix n'est-elle pas toujours la même, et mon attitude, mon regard n'est-il pas toujours calme et tranquille ? Cette poignée de main ? Une poignée de main peut donc signifier quelque chose ? Oui, beaucoup, ma petite demoiselle, beaucoup. Avant quinze jours je vous expliquerai tout. Jusque-là vous resterez dans la contradiction : je suis un homme bénin qui, comme un chevalier vient en aide à une jeune fille, et je peux aussi vous serrer la main en homme rien moins que bénin.


                                                                          
                                                              à suivre............
            

             

          


vendredi 20 janvier 2012

Contribution à la Théorie du Baiser Alexandre Lacroix ( Essai France )




Contribution à la théorie du baiser  
                             Contribution à la théorie du baiser


Alexandre Lacroix directeur de Philosophie Magazine nous introduit dans sa vie privée "... ma première grande histoire d'amour avec une femme qui a duré près de douze ans... notre amour était en sursis : nous ne nous embrassions presque pas. " Plus tard une autre femme, son épouse lui reproche " Tu ne m'embrasses pas assez." Alors l'auteur s'interroge, reprend un texte de Kierkegaard ( Le journal du séducteur ). Ainsi débute son enquête sur ce geste pas si banal puisqu'il n'existe pas sous certaines latitudes, est pratiqué différemment sous d'autres, sans oublier la France et son French Kiss. La chevalerie, Salluste, les Romains,
le baiser accolade, le baiser d'amour. Lacroix étudie les films, l'histoire, internet et ses ramifications, la peinture, Munch, Magritte Klimt. Baisers d'adolescentes, baisers de lesbiennes. Au XVIè un certain très érudit Patrizi s'est intéressé à l'hydraulique de plus inventa un dialogue avec Platon " laisse deviner comment ... concevait les enjeux du palot - rien à voir avec le quart d'heure américain sexy et baveux... " Ronsard a publié Les Amours. L'auteur poursuit ses réflexions. Voici Freud et Férenczi "... le baiser était pour moi un acte presque indifférent. J'ai mis longtemps à comprendre que le rejet de l'autre commence par la bouche." Les odeurs, de fin de repas, de petits matins. Le baiser désabusé. Les baisers copains copains. Pour certains le baiser est tombé en désuétude. Bien et joyeusement malmené, avec scepticisme, AlexandreLacroix a cassé l'enveloppe de cet instrument géométrique dit-il, la bouche.