picasso by juan gris
Miroir déformant
Nous entrâmes ma femme et moi dans le salon qui sentait l'humidité et le moisi. Dès que nous éclairâmes les murs qui n'avaient pas vu la lumière de tout un siècle, ce fut le sauve-qui-peut pour des millions de souris et de rats. Lorsque nous refermâmes la porte derrière nous il y eut un courant d'air qui vint nous frapper aux narines et fit frémir des papiers entassés dans les coins. La lumière y tomba et nous découvrîmes des caractères anciens et des enluminures du Moyen Âge. Les portraits de mes ancêtres tapissaient les murs verdis par le temps. Ils avaient le regard hautain, sévère, comme s'ils voulaient me dire :
- Il faudrait te donner le fouet, mon cher !
Nos pas résonnaient à travers la maison. Un écho répondait à ma toux, le même qui, jadis, répondait à mes aïeux.
Le vent cependant, hurlait et gémissait. Quelqu'un pleurait dans le conduit de pierre de la cheminée et il y avait dans ce pleur, du désespoir. De grosses gouttes de pluie frappaient les vitres ternies et sombres, et leur son vous emplissait de mélancolie.
- Ô mes ancêtres, mes ancêtres ! dis-je avec un sourire entendu, si j'étais écrivain j'écrirais un gros roman rien qu'en regardant ces portraits, car chacun de ces vieillards fut jeune en son temps, chacun et chacune eut son histoire d'amour... et quelle histoire d'amour ! Vois cette vieille femme, là, mon arrière-grand-mère, cette femme laide, monstrueuse eut une aventure au plus point captivante. As-tu remarqué, demandai-je à ma femme, as-tu remarqué le miroir accroché dans l'angle, là-bas ? *
- Ce miroir a un pouvoir maléfique. Il a causé la perte de mon arrière-grand-mère. Elle l'avait payé un prix fou et ne s'en sépara pas de toute sa vie. Elle s'y mirait jour et nuit, sans arrêt, s'y regardait même boire et manger. Avant de se coucher elle ne manquait jamais de le prendre avec elle dans son lit et, se mourant, elle demanda qu'on le mit dans son cercueil. et si son voeu ne fut pas exaucé, c'est que le miroir ne put s'y loger.
- Était-elle tellement coquette ? demanda ma femme.
- Peut-être. Mais n'avait-elle pas d'autres miroirs ? Pourquoi tenait-elle tant à celui-ci ? Non, ma très chère, il y a un terrible secret. Il ne peut en aller différemment. La légende veut qu'un diable niche dans ce miroir et que mon aïeule avait un faible pour les démons. C'est absurde, bien entendu, mais il ne fait pas de doute que le miroir au cadre de bronze a un pouvoir secret.
J'époussetai le miroir, m'y regardai et partis d'un grand rire. L'écho y répondit sourdement. C'était un miroir déformant et ma physionomie y était tordue de partout : mon nez se retrouvait sur ma joue gauche, mon menton s'était dédoublé et partait de côté.
- Mon arrière-grand-mère avait décidément un goût étrange ! dis-je.
Ma femme s'approcha du miroir d'un pas hésitant, elle y jeta à son tour un coup d'oeil et il se produisit une chose effroyable. Elle blémit, se mit à trembler de tous ses membres et poussa un cri. Le bougeoir qu'elle tenait lui échappa et roula sur le sol, la bougie s'éteignit. L'obscurité nous enveloppa. J'entendis aussitôt le bruit lourd d'une chute. C'était ma femme qui avait perdu connaissance.
Le gémissement du vent se fit plus plaintif encore, les rats se lancèrent dans une cavalcade, les souris froufroutèrent dans les papiers. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête et frémirent, lorsqu'un volet fut arraché d'une des fenêtres et dégringola. La lune apparut à la vitre.
Je saisis ma femme dans mes bras et l'emportai loin de la demeure de mes ancêtres. Elle ne reprit ses esprits que le lendemain soir.
- Le miroir ! Donnez-moi le miroir ! dit-elle en revenant à elle. Où est le miroir ?
Une semaine entière elle refusa de boire, de manger, de dormir, exigeant sans relâche qu'on lui apportât le miroir. Elle sanglotait, s'arrachait les cheveux, se montrait fort agitée et lorsque, pour finir, le docteur déclara qu'elle risquait de mourir d'inanition et que son état était extrêmement grave, je surmontai ma peur, descendis au salon et en rapportai le miroir de mon arrière-grand-mère. En le voyant elle rit de bonheur, puis s'en saisit, l'embrassa et y riva les yeux.
Dix ans ont passé depuis, mais elle continue de s'y mirer, sans le quitter un instant du regard.
- Est-ce vraiment moi ? murmure-t-elle et son teint vermeil rosit encore de béatitude et de ravissemment. Oui, c'est bien moi ! Tout n'est que mensonge, hormis ce miroir ! Les gens mentent ! Mon mari ment ! Oh ! que ne me suis-je vue plus tôt ? Si j'avais su ce à quoi je ressemblais en réalité, jamais je n'eusse épousé cet homme. Il n"est pas digne de moi ! Je devrais avoir à mes pieds les plus beaux, les plus nobles chevaliers !
Un jour que je me tenais debout derrière ma femme, je regardai par mégarde dans le miroir et eus la soudaine révélation du terrible secret. Je vis dans le miroir une femme d'une éblouissante beauté, comme je n'en avais jamais rencontrée de ma vie. C'était une merveille de la nature, alliant dans une parfaite harmonie la beauté, la grâce et l'amour. Qu'était-ce là ? Que se passait-il donc ? Comment ma femme, lourdaude et laide, pouvait-elle paraître aussi belle dans le miroir ? Comment picasso
Tout simplement le miroir déformait en tous sens le visage disgracieux de ma femme et ses traits, ainsi chamboulés, donnaient par hassard quelque chose de beau. Moins plus moins égale plus.
Désormais, ma femme et moi, demeurons devant le miroir et, sans le quitter un instant des yeux, nous nous y mirons. Mon nez grimpe sur ma joue gauche, mon menton se dédouble et part de côté, mais le visage de ma femme est un enchantement. Une passion folle, sauvage, s'empare alors de moi.
Je ris comme un insensé.
- Ha-ha-ha !
Ma femme, cependant, mumure doucement;
- Comme je suis belle !
Anton Tchekhov
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