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lundi 25 février 2013

Lettres à Madeleine 64 Apollinaire




                                                       Lettre à Madeleine

                                                                                                          23 fév. 1916

             Mon amour très chéri,
             J'ai de tes lettres. Je t'adore mon petit Madelon.
             Il fait froid, il a neigé toute la journée.
             J'ai fait ce soir un petit tour vu de jolis balcons, jolie maison à mansarde, et avant marché dans les terrains labourés.
             Le pays est plantureux et plein d'agréables perspectives. Mais enfin c'est toujours la guerre.
             Les habitants, car il y en a, sont habitués. Nous aussi d'ailleurs.
             J'ai commencé la lecture d'une chose bien démodée et bien tordantes : " Les Chasses du fameux tueur de lions Gérard ". En ce temps-là les lions devaient se balader du côté de Lamur !
             J'ai vu aussi un journal qui m'a montré que les Boches doivent travailler salement l'opinion. Ce journal qui s'appelle Le journal du peuple est à mon avis une ignominie et que de choses louches il révèle !
Ça m'a dégoûté.
             Ah ! la suppression de la presse aurait été à mon sens plus habile que sa censure et le trop grand nombre d'embusqués permet à ce mauvais état d'esprit sûrement entretenu, attiser pour ainsi dire, de se faire jour.
             D'un côté on voit trop de particularisme réactionnaire chercher à monopoliser le patriotisme, d'un autre côté les journaux bourgeois racontent des fumisteries comme si les soldats étaient assez bêtes pour les croire. Ces 2 extrêmes ont facilité la naissance d'un mauvais esprit qui perce et qu'on devrait vite étouffer de n'importe quelle façon mais le supprimer.
            On n'imagine pas ce que les cajoleries faites aux neutres nous font du tort.
            Aimables et inflexibles voilà ce que devraient être nos gouvernements à l'égard des neutres.
            Jean ne doit pas être mal à Salonique.
            Vous a-t-il écrit depuis son arrivée ?
            Comment vont les petits ?
            Je te prends doucement dans mes bras, mon amour, et te berce, je t'aime.


                                                                                                                 Ton Gui


                                                                                                  Aux Armées 23 fév. 1916

            Mon amour très chéri,
            Flapi par trois jours de marche. Le repos est fini.
            Serons-nous dans un bon secteur ? J'ai guéri ma grippe avec du rhum et je vais bien maintenant. Suis frais et dispos.
            Pendant tout ce temps, mon amour, pas pu t'écrire. On est comme inexistants, des Bohémiens. Je lisais tes lettres et n'avais pas le temps pas la force de répondre. J'ai couché dans des hameaux invraisemblables. Il me semble même que je t'ai écrit en route, mais n'en suis pas sûr. Si bien qu'en tout ceci je vis dans un rêve. Il me semble que je traîne mes pieds dans la boue des grands chemins depuis un temps infini. Je deviens un automate, sans pensée véritable. J'ai oublié les noms. Si tu veux te rendre compte de cela lis Servitude et Grandeur militaires de Vigny. Quel admirable chose ! quel livre. Dire que je n'avais pas lu cet ouvrage qui est peut-être le chef-d'oeuvre de la littérature française au 19è siècle. Je le lis par petits bouts avant de dormir et il détruit l'admiration ( moyenne au demeurant ) pour Villiers de l'Isles-Adam qui sort entier de là. Mais Vigny quel merveilleux conteur qui pense et sait, dire que la scène historique du pape et de Napoléon n'est que là. Dire que chaque ligne de ce livre est un merveilleux enseignement. Que je regrette de ne m'être pas pénétré de cette merveilleuse chose avant la guerre. Comme je l'eusse encore mieux connue que je ne la connais.
            Toi mon amour sois calme, ne m'écris pas de choses inquiètes. Sois gentille. Écris-moi des choses littéraires ou autres qui peuvent élever nos pensées.
            Mais mon amour Le poète assassiné n'est pas un livre terrible : c'est un recueil comme l'Hérésiarque, mais qui contient plus de choses humoristiques que l'Hérésiarque. Il a pris titre de la première nouvelle qui est plus longue au demeurant que celle de l'Hérésiarque, et d'un genre nouveau, c'est un essai de nouvelle lyrique je l'ai tenté déjà dans " Que Vlo-ve ? " et " La Serviette des poètes " et ici c'est une tentative de nouvelle plus lyrique avec un élément de satire. J'oublie si vite en ce moment que j'ai complètement oublié les poèmes sur " Paris "  et le " Vigneron " dont tu me parles.
            L'histoire des Praille m'a amusé mais je n'aime pas autant Maupassant qu'on fait d'habitude.. Je ne sais pourquoi par exemple, mais c'est comme ça. C'est un conteur vigoureux mais son ton est à mon avis de ce ton bourgeois de nouvelles journalistiques du 19è siècle qui ne me plaisent point quoique j'en reconnaisse les mérites.
            Ne te préoccupe pas des permissions puisque je ne suis pas au moment d'en avoir.
            Je ne me souviens plus de l'histoire de la femme du chef de gare.
            D'autre par, mon cher Madelon, ta jalousie n'est pas gentille. Je te défends d'être jalouse.
            J'ai vu ce matin une jolie porte Louis XIII pas mièvre du tout, à gauche une femme mythologique à demi-nue avec tunique sous les seins jusqu'à mi-jambes et de l'autre côté un personnage Louis XIII costume du temps du Menteur, de Corneille.
            Hier dans un autre patelin une église pas très curieuse mais avec une jolie sculpture encastrée dans la muraille.
            Je crois que  bientôt j'aurai le temps de t'écrire très longuement et d'écrire longuement pour moi aussi.
            Je prends ta bouche.


                                                                                                           Gui

                                                       
                                                                                                           25 fév. 1916

            Mon amour,
            J'ai reçu les cigarettes et le carnet.
            Les permissions pr l'Algérie sont rétablies.
            Je n'ai pas le temps de t'écrire longuement, mon petit amour chéri.
            Je le ferai dès que je pourrai.
            Neige, mais ne t'inquiète pas surtout ne t'inquiète pas.
            En effet la guerre devient violente. Ce sont peut-être, qui sait ses dernières convulsions.
            Je t'enverrai désormais, des cartes ou enveloppes avec des cachets de secteur postal pr en faire collection. Ramasse-les aussi. Il faut les enveloppes ou les cartes entières.
            Je t'adore.


                                                                                                                  Ton Gui


                                                                                                               27 fév. 1916

            Mon amour, balade dans la neige. J'ai tes lettres des 19 et du 20 - l'histoire de la dame à l'esprit ouvert et de sa bonne est drôle. A ce propos, sais-tu bien ce que signifie l'expression " en bataille "  que tu as employée à propos du nez de cette dame ? Cette expression s'applique à une formation de cavalerie, dans l'infanterie on dit " en ligne ". Le contraire est en colonne. Les gendarmes portaient le bicorne " en bataille " les généraux le portent " en colonne ". Tu es mignonne comme tout, mon amour et ta lettre est très gentille. Je vais cesser de t'écrire parce que je suis fatigué et vais aller me coucher. Demain je ne sais où nous irons. Peut-être pas dans un bon endroit. Je t'embrasse ma chérie. Je t'embrasse gentiment. Je ne veux pas que Marthe t'arrache les cheveux. Je ne comprends pas qu'une fille si spirituelle qu'elle et qui a un sens si fin de la coquetterie s'amuse à se déformer le nez, arrache les cheveux etc...
            Quand je viendrai en permission c'est moi qui la tartinerai d'importance mais pas sur le visage.
            Je t'embrasse passionnément. Louise est bien gentille de faire la jolie photographie.
            Je prends ta bouche.


                                                                                                                      Gui

                                                                                                                28 février 1916

            Mon amour, je t'avise en toute hâte de notre changement de secteur postal. C'est maintenant Secteur 130 ( cent trente ).
            Je t'écrirai plus longuement demain je l'espère.

                                                                                                             Ton Gui à toi


                                                                                                                  6 mars 1916

            Mon amour
            ne t'inquiète pas. Je n'ai pas eu le temps de t'écrire. Dès que je pourrai le ferai. J'ai reçu tes chères lettres. Écris toujours et ne t'inquiète pas.
            Il fait froid. Il y a de la neige, je ne suis plus grippé. Je vais très bien mais n'ai pas de temps du tout.
            Baisers.

                                                                                                                Ton Gui

           Remets Secteur 139


                                                                                                           10 mars 1916

            Mon amour, j'ai tellement marché que je n'ai pu écrire. Une carte il y a quelques jours. C'est tout. J'ai eu tes lettres exquises. J'ai vu la ville royale, sa cathédrale et j'ai ramassé des fragments de vitraux. J'ai vécu 2 jours de cette vie singulière de la ville sous les obus. J'ai visité la cathédrale avec le gardien M. Huart l'architecte et M. Gulden, un anglais propriétaire de la marque Heidsieck. J'ai déjeuné au Lion d'Or en face, à l'intérieur la cathédrale a peu souffert au-dehors tout ce qui a été fait en bois a brûlé. Un seul obus de 77 a troué la voûte d'un très petit trou qu'on ne voit qu'à peine près d'un pilier. A l'intérieur les boiseries Louis XV près du porche ont brûlé ( incendie pas obus ) et ont découvert des statues que le feu a malheureusement très endommagées, la rose de vitrail qui était si belle a été en partie détruite du fait de l'incendie, les vitraux du choeur dits de St Louis ( 1227 ) sont quasi intacts ainsi que l'ecclesia remensis. Du reste de nos cantonnements n'ai rien à dire et n'en peux parler mais vu la jolie église. Nous repartons demain sur les routes du front et cette situation d'Errant vous crée une mentalité très détachée de tout.
            J'ai fait aujourd'hui, ce matin, quelques petits poèmes pr peintres. Il y avait longtemps que je n'avais plus rien fait.


                                                           Poèmes de Peintures
1
            2 lacs nègres
                           Entre une forêt
                                            Et une chemise qui sèche

2
            Bouche ouverte sur un Harmonium
                           C'était une voix faite d'yeux
                                     Tandis qu'il traîne de petites gens

3
            Une petite vieille au nez pointu
                        J'admire la bouillotte d'émail bleu
                                   Une femme qui a une gorge épatante

4
            Un monsieur qui se rase près de la fenêtre
                       Il est en bras de chemise
                                    Et il chante un petit air qu'il ne sait pas très bien
              Ça tout un opéra

              Inscriptions à broder sur un 
                                   ( avec d'autres ornements )

            Je suis la discrète balance
            De ce que pèse ta beauté

                                                       Inscription pour des gravures

1
            Vous qui m'écoutez Belle
            Bien que je sois bien loin

2
            Comme un grave empereur
            Qui saurait l'avenir
                                                                                                                   
3
            Une créole à La Havane
            Créée par Dieu l'amour la damne

4
            Allô la Destinée
            Comment envoyer des baisers

            Mon amour chéri, on avait parlé avec ta mère de la D.E.S. la Déesse comme on dit et on n'avait pas trouvé la signification  de cette abréviation païenne ; ça signifie Direction des Étapes et Services.
            Je t'adore mon amour et ferme ma lettre parce que je dois faire ma cantine.
            Je t'aime mon amour.


                                                                                                                     Gui