julesrenard.fr
La tempête de feuilles
Il y a longtemps que Poil de Carotte, rêveur, observe la plus haute feuille du grand peuplier.
Il songe creux et attend qu'elle remue.
Elle semble détachée de l'arbre, vivre à part, seule, sans queue, libre.
Chaque jour, elle se dore au premier et au dernier rayon du soleil.
Depuis midi, elle garde une immobilité de morte, plutôt tâche que feuille, et Poil de Carotte perd patience, mal à son aise, lorsque enfin, elle fait signe.
voyagerloin.com
Au-dessous d'elle, une feuille proche fait le même signe. D'autres feuilles le répètent, le communiquent aux feuilles voisines qui le passent rapidement.
Et c'est un signe d'alarme, car, à l'horizon, paraît l'ourlet d'une calotte brune.
Le peuplier déjà frissonne ! Il tente de se mouvoir, de déplacer les pesantes couches d'air qui le gênent.
Son inquiétude gagne le hêtre, un chêne, des marronniers, et tous les arbres du jardin s'avertissent, par gestes, qu'au ciel, la calotte s'élargit, pousse en avant sa bordure nette et sombre.
* D'abord, ils excitent leurs branches minces et font taire les oiseaux, le merle qui lançait une note au hasard, comme un pois cru, la tourterelle que Poil de Carotte voyait tout à l'heure, verser, par saccades, les roucoulements de sa gorge peinte et la pie insupportable avec sa queue de pie.
Puis ils mettent leurs grosses tentacules en branle pour effrayer l'ennemi.
La calotte livide continue son invasion lente.
Elle voûte peu à peu le ciel. Elle refoule l'azur, bouche les trous qui laisseraient pénétrer l'air, prépare l'étouffement de Poil de Carotte. Parfois, on dirait qu'elle faiblit sous son propre poids et va tomber sur le village : mais elle s'arrête à la pointe du clocher, dans la crainte de s'y déchirer.
La voilà si près que, sans autre provocation, la panique commence, les clameurs s'élèvent.
Les arbres mêlent leurs masses confuses et courroucées au fond desquelles Poil de Carotte imagine des nids pleins d'yeux ronds et des becs blancs. Les cimes plongent et se redressent comme des têtes brusquement réveillées. Les feuilles s'envolent par bandes, reviennent aussitôt, peureuses, apprivoisées, et tâchant de se raccrocher. Celles de l'acacia, fines, soupirent ; celles du bouleau écorché se plaignent ; celles du marronnier sifflent, et les aristoloches grimpantes clapotent en se poursuivant sur le mur.
Plus bas, les pommiers trapus secouent leurs pommes, frappent le sol de coups sourds.
Plus bas, les groseilliers saignent des gouttes rouges, et les cassis des gouttes d'encre.
Et plus bas, les choux ivres agitent leurs oreilles d'âne et les oignons montés se cognent entre eux, cassent leurs boules gonflées de graines.
Pourquoi ? Qu'ont-ils donc ? Et qu'est-ce que cela veut dire ? Il ne tonne pas. Il ne grêle pas. Ni u**n éclair, ni une goutte de pluie. Mais c'est le noir orageux d'en haut, cette nuit silencieuse au milieu du jour qui les affole, qui épouvante Poil de Carotte.
Maintenant, la calotte s'est toute déployée sous le soleil masqué.
** Elle bouge, Poil de Carotte le sait ; elle glisse et, faite de nuages mobiles, elle fuira : il reverra le soleil. Pourtant, bien qu'elle plafonne le ciel entier, elle lui serre la tête, au front. Il ferme les yeux et elle lui bande douloureusement les paupières.
Il fourre aussi ses doigts dans ses oreilles. Mais la tempête entre chez lui, du dehors, avec ses cris, son tourbillon.
Elle ramasse son coeur comme un papier de rue.
Elle le froisse, le chiffonne, le roule, le réduit.
Et Poil de Carotte n'a bientôt plus qu'une boulette de coeur.
* montmartre-secret.com
** google.fr
-----------------------------------
.sculpturepublique.be
La Révolte
I
Madame Lepic
- Mon petit Poil de Carotte chéri, je t'en prie, tu serais bien mignon d'aller me chercher une livre de beurre au moulin. Cours vite. On t'attendra pour se mettre à table.
Poil de Carotte
- Non, maman.
Madame Lepic
- Pourquoi réponds-tu : non, maman ? Si, nous t'attendrons.
Poil de Carotte
- Non, maman, je n'irai pas au moulin.
Madame Lepic
- Comment ! tu n'iras pas au moulin ? Que dis-tu ? Qui te demande ?... Est-ce que tu rêves ?
Poil de Carotte
- Non, maman.
Madame Lepic
- Voyons, Poil de Carotte, je n'y suis plus. Je t'ordonne d'aller tout de suite chercher une livre de beurre au moulin.
Poil de Carotte
- J'ai entendu. Je n'irai pas.
Madame Lepic
- C'est donc moi qui rêve ? Que se passe-t-il ? Pour la première fois de ta vie, tu refuses de m'obéir.
Poil de Carotte
- Oui, maman.
Madame Lepic
- Tu refuses d'obéir à ta mère.
Poil de Carotte
- A ma mère, oui, maman.
Madame Lepic
- Par exemple, je voudrais voir ça.
Fileras-tu ?
Poil de Carotte
- Non, maman.
Madame Lepic
- Veux-tu te taire et filer ?
Poil de Carotte
- Je me tairai, sans filer.
Madame Lepic
- Veux-tu te sauver avec cette assiette ?
II
Poil de Carotte se tait, et il ne bouge pas.
etsy.com
- Voilà une révolution ! s'écrie Mme Lepic sur l'escalier levant les bras.
C'est, en effet, la première fois que Poil de Carotte lui dit non. Si encore elle le dérangeait ! S'il avait été en train de jouer ! Mais, assis par terre, il tournait ses pouces, le nez au vent, et il fermait les yeux pour les tenir au chaud. Et maintenant il la dévisage, tête haute, Elle n'y comprend rien. Elle appelle comme au secours.
- Ernestine, Félix, il y a du neuf ! Venez voir avec votre père et Agatha aussi. Personne ne sera de trop.
Et même, les rares passants de la rue peuvent s'arrêter.
Poil de Carotte se tient au milieu de la cour, à distance, surpris de s'affermir en face du danger, et plus étonné que Mme Lepic oublie de le battre. L'instant est si grave qu'elle perd ses moyens. Elle renonce à ses gestes habituels d'intimidation, au regard aigu et brûlant comme une pointe rouge. Toutefois, malgré ses efforts, les lèvres se décollent à la pression d'une rage intérieure qui s'échappe avec un sifflement.
- Mes amis, dit-elle, je priais poliment Poil de Carotte de me rendre un léger service, de pousser, en se promenant, jusqu'au moulin. Devinez ce qu'il m'a répondu ; interrogez-le, vous croirez que j'invente.
Chacun devine et son attitude dispense Poil de Carotte de répéter.
La tendre Ernestine s'approche et lui dit bas à l'oreille :
- Prends garde, il t'arrivera malheur. Obéis, écoute ta soeur qui t'aime.
Grand frère Félix se croit au spectacle. Il ne céderait sa place à personne. Il ne réfléchit point que si Poil de Carotte se dérobe désormais, une part des commissions reviendra de droit au frère aîné
il l'encouragerait plutôt. Hier, il le méprisait, le traitait de poule mouillée. Aujourd'hui, il l'observe en égal et le considère. Il gambade et s'amuse beaucoup.
- Puisque c'est la fin du monde renversé, dit Mme Lepic atterrée, je ne m'en mêle plus. Je me retire. Qu'un autre prenne la parole et se charge de dompter la bête féroce. Je laisse en présence le fils et le père. Qu'ils se débrouillent.
- Papa, dit Poil de Carotte, en pleine crise et d'une voix étranglée, car il manque encore d'habitude, si tu exiges que j'aille chercher cette livre de beurre au moulin, j'irai pour toi, pour toi seulement. Je refuse d'y aller pour ma mère.
Il semble que M. Lepic soit plus ennuyé que flatté de cette préférence. Ça le gêne d'exercer ainsi son autorité, parce qu'une galerie l'y invite, à propos d'une livre de beurre.
Mal à l'aise, il fait quelques pas dans l'herbe, hausse les épaules, tourne le dos et rentre à la maison.
Provisoirement l'affaire en reste là.
Le mot de la fin
Le soir, après le dîner où Mme Lepic, malade et couchée, n'a point paru, où chacun s'est tu, non seulement par habitude, mais encore par gêne, M. Lepic noue sa serviette qu'il jette sur la table et dit :
- Personne ne vient se promener avec moi jusqu'au baquignon, sur la vieille route ?
Poil de Carotte comprend que M. Lepic a choisi cette manière de l'inviter. Il se lève aussi, porte sa chaise vers le mur, comme toujours, et il suit docilement son père.
D'abord ils marchent silencieux. La question inévitable ne vient pas tout de suite. Poil de Carotte, en son esprit, s'exerce à la deviner et à lui répondre. Il est prêt. Fortement ébranlé, il ne regrette rien. Il a eu dans sa journée une telle émotion qu'il n'en craint pas de plus forte. Et le son de voix même de M. Lepic qui se décide le rassure.
Monsieur Lepic
- Qu'est-ce que tu attends pour m'expliquer ta dernière conduite qui chagrine ta mère ?
Poil de Carotte
- Mon cher papa, j'ai longtemps hésité, mais il faut en finir. Je l'avoue : je n'aime plus maman.
Monsieur Lepic
- Ah ! A cause de quoi ? Depuis quand ?
Poil de Carotte
- A cause de tout. Depuis que je la connais.
Monsieur Lepic
- Ah ! c'est malheureux, mon garçon ! Au moins, raconte-moi ce qu'elle t'a fait.
Poil de Carotte
- Ce serait long. D'ailleurs, ne t'aperçois-tu de rien ?
Monsieur Lepic studiomassoba.wordpress.com
- Si. J'ai remarqué que tu boudais souvent.
Poil de Carotte
- Ça m'exaspère qu'on dise que je boude. Naturellement, Poil de Carotte ne peut garder une rancune sérieuse. Il boude. Laissez-le. Quand il aura fini, il sortira de son coin, calmé, déridé. Surtout n'ayez pas l'air de vous occuper de lui. C'est sans importance.
Je te demande pardon, mon papa, ce n'est important que pour les père et mère et les étrangers. Je boude quelquefois, j'en conviens, pour la forme, mais il arrive aussi, je t'assure, que je rage énergiquement de tout mon coeur, et je n'oublie plus l'offense.
Monsieur Lepic
- Mais si, mais si, tu oublieras ces taquineries.
Poil de Carotte
- Mais non, mais non. Tu ne sais pas tout, toi, Tu restes si peu à la maison.
Monsieur Lepic
- Je suis obligé de voyager.
Poil de Carotte ( avec suffisance )
- Les affaires son les affaires, mon papa. Tes soucis t'absorbent, tandis que maman, c'est le cas de le dire, n'a pas d'autre chien que moi à fouetter. Je me garde de m'en prendre à toi. Certainement je n'aurais qu'à moucharder, tu me protégerais. Peu à peu, puisque tu l'exiges, je te mettrai au courant du passé. Tu verras si j'exagère et si j'ai de la mémoire. Mais déjà, mon papa, je te prie de me conseiller.
Je voudrais me séparer de ma mère.
Quel serait à ton avis, le moyen le plus simple ?
Monsieur Lepic
- Tu ne la vois que deux mois par an, aux vacances.
Poil de Carotte
- Tu devrais me permettre de les passer à la pension. J'y progresserais.
Monsieur Lepic
- C'est une faveur réservée aux élèves pauvres. Le monde croirait que je t'abandonne. D'ailleurs, ne pense pas qu'à toi. En ce qui me concerne, ta société me manquerait.
Poil de Carotte
- Tu viendrais me voir, papa.
Monsieur Lepic
- Les promenades pour le plaisir coûtent cher, Poil de Carotte.
Poil de Carotte
- Tu profiterais de tes voyages forcés. Tu ferais un petit détour.
Monsieur Lepic
- Non. Je t'ai traité jusqu'ici comme ton frère et ta soeur, avec le soin de ne privilégier personne. Je continuerai.
Poil de Carotte
- Alors, laissons mes études. Retire-moi de la pension, sous prétexte que j'y vole ton argent, et je choisirai un métier.
Monsieur Lepic
- Lequel ? Veux-tu que je te place comme apprenti chez un cordonnier, par exemple ?
Poil de Carotte
- Là ou ailleurs. Je gagnerais ma vie et je serais libre.
Monsieur Lepic
- Trop tard, mon pauvre Poil de Carotte. Me suis-je imposé pour ton instruction de grands sacrifices, afin que tu cloues des semelles ?
Poil de Carotte
- Si pourtant je te disais, papa, que j'ai essayé de me tuer.
Monsieur Lepic
- Tu charges ! Poil de Carotte.
Poil de Carotte unifrance.org
- Je te jure que pas plus tard qu'hier, je voulais encore me pendre.
Monsieur Lepic
- Et te voilà. Donc, tu n'en avais guère envie. Mais au souvenir de ton suicide manqué, tu dresses fièrement la tête. Tu t'imagines que la mort n'a tenté que toi. Poil de Carotte, l'égoïsme te perdra. Tu tires toute la couverture. Tu te crois seul dans l'univers.
Poil de Carotte
- Papa, mon frère est heureux, ma soeur est heureuse, et si maman n'éprouve aucun plaisir à me taquiner, comme tu dis, je donne ma langue au chat. Enfin, pour ta part, tu domines et on te redoute, même ma mère. Elle ne peut rien contre ton bonheur. Ce qui prouve qu'il y a des gens heureux parmi l'espèce humaine.
Monsieur Lepic
- Petite espèce humaine à tête carrée, tu raisonnes pantoufle. Vois-tu clair au fond des coeurs ? Comprends-tu déjà toutes les choses ?
Poil de Carotte
- Mes choses à moi, oui, papa ; du moins je tâche.
Monsieur Lepic
- Alors, Poil de Carotte, mon ami, renonce au bonheur. Je te préviens, tu ne seras jamais plus heureux que maintenant, jamais, jamais.
Poil de Carotte
- Ça promet.
Monsieur Lepic
- Résigne-toi, blinde-toi, jusqu'à ce que majeur et ton maître, tu puisses t'affranchir, nous renier et changer de famille, sinon de caractère et d'humeur. D'ici là, essaie de prendre le dessus, étouffe ta sensibilité et observe les autres, ceux même qui vivent le plus près de toi, tu t'amuseras ; je te garantis des surprises consolantes.
Poil de Carotte
- Sans doute, les autres ont leurs peines. Mais je les plaindrai demain. Je réclame aujourd'hui la justice pour mon compte. Quel sort ne serait préférable au mien ? J'ai une mère. Cette mère ne m'aime pas et je ne l'aime pas.
- Et moi, crois-tu que je l'aime ? dit avec brusquerie M. Lepic impatienté.
A ces mots, Poil de Carotte lève les yeux vers son père. Il regarde longuement son visage dur, sa barbe épaisse où la bouche est rentrée comme honteuse d'avoir trop parlé, son front plissé, ses pattes d'oie et ses paupières baissées qui lui donnent l'air de dormir en marche.
Un instant Poil de Carotte s'empêche de parler. Il a peur que sa joie secrète et cette main qu'il saisit et qu'il garde presque de force, tout ne s'envole.
Puis il ferme le poing, menace le village qui s'assoupit là-bas dans les ténèbres, et il lui crie avec emphase :
- Mauvaise femme ! te voilà complète. Je te déteste.
- Tais-toi, dit M. Lepic, c'est ta mère, après tout.
- Oh ! répond Poil de Carotte redevenu simple et prudent, je ne dis pas ça parce que c'est ma mère.
Fin
de Poil de Carotte paru en 1894
Jules Renard