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La pièce d'argent
I
Madame Lepic
-Tu n'as rien perdu, Poil de Carotte ?
Poil de Carotte
- Non, maman.
Madame Lepic
- Pourquoi dis-tu non, tout de suite, sans savoir ? Retourne d'abord tes poches.
Poil de Carotte
Il tire les doublures de ses poches et les regarde pendre comme des oreilles d'âne.
- Ah ! oui, maman ! Rends-le moi.
Madame Lepic
- Rends-moi quoi ? Tu as donc perdu quelque choses ? Je te questionnais au hasard et je devine ! Qu'est-ce que tu as perdu ?
Poil de Carotte
- Je ne sais pas.
Madame Lepic
- Prends garde ! tu vas mentir. Déjà tu divagues comme une ablette étourdie. Réponds lentement. Qu'as-tu perdu ? Est-ce ta toupie ?
Poil de Carotte
- Juste. Je n'y pensais plus. C'est ma toupie, oui, maman.
Madame Lepic
- Non, maman. Ce n'est pas ta toupie. Je te l'ai confisquée la semaine dernière.
Poil de Carotte
- Alors, c'est mon couteau.
Madame Lepic
- Quel couteau ? Qui t'a donné un couteau ?
Poil de Carotte
- Personne.
Madame Lepic
- Mon pauvre enfant, nous n'en sortirons plus. On dirait que je t'affole. Pourtant nous sommes seuls. Je t'interroge doucement. Un fils qui aime sa mère lui confie tout. Je parie que tu as perdu ta pièce d'argent. Je n'en sais rien, mais j'en suis sûre. Ne nie pas. Ton nez remue.
Poil de Carotte
- Maman, cette pièce m'appartenait. Mon parrain me l'avait donnée dimanche. Je la perds ; tant pis pour moi. C'est contrariant, je me consolerai. D'ailleurs je n'y tenais guère. Une pièce de plus ou de moins !
Madame Lepic
- Voyez-vous ça, péroreur ! Et je t'écoute, moi, bonne femme. Ainsi tu comptes pour rien la peine de ton parrain qui te gâte tant et qui sera furieux ?
Poil de Carotte
- Imaginons, maman, que j'ai dépensé ma pièce, à mon goût. Fallait-il seulement la surveiller toute ma vie.
Madame Lepic
- Assez, grimacier ! Tu ne devais ni perdre cette pièce, ni la gaspiller sans permission. Tu ne l'as plus ; remplace-la, trouve-la, fabrique-la, arrange-toi. Trotte et ne raisonne pas.
Poil de Carotte
- Oui, maman.
Madame Lepic
- Et je te défends de dire " oui, maman " , de faire l'original ; et gare à toi, si je t'entends chantonner, siffler entre tes dents, imiter le charretier sans souci. Ça ne prend jamais avec moi.
.gilray.ca II
Poil de Carotte se promène à petits pas dans les allées du jardin. Il gémit. Il cherche un peu et renifle souvent. Quand il sent que sa mère l'observe, il s'immobilise ou se baisse et fouille du bout des doigts l'oseille, le sable fin. Quand il pense que Mme Lepic a disparu, il ne cherche plus. Il continue de marcher, pour la forme, le nez en l'air.
Ou diable, peut-elle être, cette pièce d'argent ? Là-haut, sur l'arbre, au creux d'un vieux nid ?
Parfois des gens distraits qui ne cherchent rien, trouvent des pièces d'or. On l'a vu. Mais Poil de Carotte se traînerait par terre, userait ses genoux et ses ongles, sans ramasser une épingle.
Las d'errer, d'espérer il ne sait quoi, Poil de Carotte jette sa langue au chat et se décide à rentrer dans la maison, pour prendre l'état de sa mère. Peut-être qu'elle se calme, et que si la pièce reste introuvable, on y renoncera.
Il ne voit pas Mme Lepic. Il l'appelle, timide.
- Maman, eh! maman !
Elle ne répond point. Elle vient de sortir et elle a laissé ouvert le tiroir de la table à ouvrage. Parmi les laines, les aiguilles, les bobines blanches, rouges ou noires, Poil de Carotte aperçoit quelques pièces d'argent.
Elles semblent vieillir là. Elles ont l'air d'y dormir, rarement réveillées, poussées d'un côté à l'autre, mêlées et sans nombre.
Il y en a aussi bien trois que quatre, aussi bien huit. On les compterait difficilementr. Il faudrait renverser le tiroir, secouer les pelotes. Et puis comment faire la preuve ?
Avec cette présence d'esprit qui ne l'abandonne que dans les grandes occasions, Poil de Carotte, résolu, allonge le bras, vole une pièce et se sauve.
La peur d'être surpris lui évite des hésitations, des remords, un retour périlleux vers la table à ouvrage.
Il va droit, trop lancé pour s'arrêter, parcourt les allées, choisit sa place, y " perd " la pièce, l'enfonce d'un coup de talon, se couche à plat ventre, et le nez chatouillé par les herbes, il rampe selon sa fantaisie, il décrit des cercles irréguliers, comme on tourne, les yeux bandés, autour de l'objet caché, quand la personne qui dirige les jeux innocents se frappe anxieusement les mollets et s'écrie :
- Attention ! ça brûle, ça brûle !
III
Poil de Carotte
- Maman, maman, je l'ai.
Madame Lepic
- Moi aussi.
Poil de Carotte
- Comment ? La voilà.
Madame Lepic
- La voici.
Poil de Carotte
- Tiens ! fais voir.
Madame Lepic
- Fais voir, toi.
Poil de Carotte canalacademie.com
Il montre sa pièce, Mme Lepic montre la sienne. Poil de Carotte les manie, les compare et apprête sa phrase.
- C'est drôle. Où l'as-tu retrouvée, toi, maman ? Moi, je l'ai retrouvée dans cette allée, au pied du poirier. J'ai marché vingt fois dessus, avant de la voir. Elle brillait. J'ai cru d'abord que c'était un morceau de papier, ou une violette blanche. Je n'osais pas la prendre. Elle sera tombée de ma poche, un jour que je me roulais sur l'herbe, faisant le fou. Penche-toi, maman, regarde l'endroit où la sournoise se cachait, son gîte. Elle peut se vanter de m'avoir causé du tracas.
Madame Lepic
- Je ne dis pas non.
Moi je l'ai retrouvée dans un autre paletot. Malgré mes observations, tu oubliais encore de vider tes poches, quand tu changes d'effets. J'ai voulu te donner une leçon d'ordre. Je t'ai laissé chercher pour t'apprendre. Or, il faut croire que celui qui cherche trouve toujours, car maintenant tu possèdes deux pièces d'argent au lieu d'une seule. Te voilà cousu d'or. Tout est bien qui finit bien, mais je te préviens que l'argent ne fait pas le bonheur.
Poil de Carotte
- Alors, je peux aller jouer, maman ?
Madame Lepic
- Sans doute. Amuse-toi, Tu ne t'amuseras jamais plus jeune. Emporte tes deux pièces.
Poil de Carotte
- Oh ! maman, une me suffit, et même je te prie de me la serrer jusqu'à ce que j'en aie besoin. Tu seras gentille.
Madame Lepic
- Non, les bons comptes font les bons amis. Garde tes pièces. Les deux t'appartiennent, celle de ton parrain et l'autre, celle du poirier, à moins que le propriétaire ne la réclame. Qui est-ce ? Je me creuse la tête. Et toi, as-tu une idée ?
Poil de Carotte
- Ma foi non et je m'en moque. J'y songerai demain. A tout à l'heure, maman, et merci.
Madame Lepic
- Attends ! si c'était le jardinier ?
Poil de Carotte
- Veux-tu que j'aille vite le lui demander ?
Madame Lepic
- Ici, mignon, aide-moi. Réfléchissons. On ne saurait soupçonner ton père de négligence, à son âge. Ta soeur met ses économies dans sa tirelire. Ton frère n'a pas le temps de perdre son argent, un sou fond entre ses doigts.
Après tout, c'est peut-être moi.
Poil de Carotte
- Maman, ça m'étonnerait ; tu ranges si soigneusement tes affaires.
Madame Lepic
- Des fois les grandes personnes se trompent comme les petites. Bref, je verrai. en tout cas ceci ne concerne que moi. N'en parlons plus. Cesse de t'inquiéter ; cours jouer, mon gros, pas trop loin, tandis que je jetterai un coup d'oeil dans le tiroir de ma table à ouvrage.
Poil de Carotte qui s'élançait déjà, se retourne, il suit un instant sa mère qui s'éloigne. Enfin, brusquement, il la dépasse, se campe devant elle et, silencieux, offre une joue.
Mme Lepic sa main droite levée, menace ruine.
Je te savais menteur, mais je ne te croyais pas de cette force. Maintenant, tu mens double. Va toujours, on commence par voler un oeuf. Ensuite on vole un boeuf. Et puis on assassine sa mère.
La première gifle tombe.
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Les idées personnelles roussard.com
M. Lepic, grand frère Félix, soeur Ernestine et Poil de Carotte veillent près de la cheminée où brûle une souche avec ses racines, et les quatre chaises se balancent sur leurs pieds de devant. On discute et Poil de Carotte, pendant que Mme Lepic n'est pas là, développe des idées personnelles.
- Pour moi, dit-il, les titres de famille ne signifient rien. Ainsi, papa, tu sais comme je t'aime ! or, je t'aime, non parce que tu es mon père ; je t'aime, parce que tu es mon ami. En effet, tu n'as aucun mérite à être mon père, mais je regarde ton amitié comme une haute faveur que tu ne me dois pas et que tu m'accordes généreusement.
- Ah ! répond M. Lepic.
- Et moi, et moi ? demandent grand frère Félix et soeur Ernestine.
- C'est la même chose, dit Poil de Carotte. Le hasard vous a faits mon frère, et ma soeur. Pourquoi vous en serais-je reconnaissant ? A qui la faute, si nous sommes tous trois des Lepic ? Vous ne pouviez l'empêcher. Inutile que je vous sache gré d'une parenté involontaire. Je vous remercie seulement, toi, frère, de ta protection, et toi, soeur, de tes soins efficaces.
- A ton service, dit grand frère Félix.
- Où va-t-il chercher ces réflexions d'un autre monde ? dit soeur Ernestine.
- Et ce que je dis, ajoute Poil de Carotte, je l'affirme d'une manière générale, j'évite les personnalités, et si maman était là, je le répéterais en sa présence.
- Tu ne le répéterais pas deux fois, dit grand frère Félix.
- Quel mal vois-tu à mes propos ? répond Poil de Carotte. Gardez-vous de dénaturer ma pensée ! Loin de manquer de coeur, je vous aime plus que je n'en ai l'air. Mais cette affection, au lieu d'être banale, d'instinct et de routine, est voulue, raisonnée, logique. Logique, voilà le terme que je cherchais.
- Quand perdras-tu la manie d'user de mots dont tu ne connais pas le sens, dit M. Lepic qui se lève pour aller se coucher, et de vouloir, à ton âge, en remontrer aux autres ? Si défunt votre grand-père m'avait entendu débiter le quart de tes balivernes, il m'aurait vite prouvé par un coup de pied et une claque que je n'étais toujours que son garçon.
- Il faut bien causer pour passer le temps, dit Poil de Carotte déjà inquiet.
- Il vaut encore mieux se taire, dit M. Lepic, une bougie à la main.
Et il disparaît. Grand frère Félix le suit.
- Au plaisir, vieux camarade à la grillade ! dit-il à Poil de Carotte.
Puis soeur Ernestine se dresse et grave :
- Bonsoir, cher ami ! dit-elle.
Poil de Carotte reste seul, dérouté.
Hier, M. Lepic lui conseillait d'apprendre à réfléchir :
- Qui ça " on " ? lui dit-il. "On " n'existe pas. Tout le monde, ce n'est personne. Tu récites trop ce que tu écoutes. Tâche de penser un peu par toi-même. Exprime des idées personnelles, n'en aurais-tu qu'une pour commencer.
La première qu'il risque étant mal accueillie, Poil de Carotte couvre le feu, range les chaises le long du mur, salue l'horloge et se retire dans la chambre où donne l'escalier d'une cave et qu'on appelle la chambre de la cave. C'est une chambre fraîche et agréable en été. Le gibier s'y conserve facilement une semaine. Le dernier lièvre tué saigne du nez dans une assiette. Il y a des corbeilles pleines de grain pour les poules et Poil de Carotte ne se lasse jamais de le remuer avec ses bras nus qu'il plonge jusqu'au coude.
D'ordinaire les habits de toute la famille accrochés au porte-manteau l'impressionnent. On dirait des suicidés qui viennent de se pendre après avoir eu la précaution de poser leurs bottines, en ordre, là-haut, sur la planche.
Mais, ce soir, Poil de Carotte n'a pas peur. Il ne glisse pas un coup d'oeil sous le lit. Ni la lune, ni les ombres ne l'effraient, ni le puits du jardin creusé là exprès pour qui voudrait s'y jeter par la fenêtre.
Il aurait peur, s'il pensait avoir peur, mais il n'y pense plus. En chemise, il oublie de ne marcher que sur les talons afin de moins sentir le froid du carreau rouge.
Et dans le lit, les yeux aux ampoules de plâtre humide, il continue de développer ses idées personnelles, ainsi nommées parce qu'il faut les garder pour soi.
bounty33.canalblog.com
à suivre..........
Il y a longtemps.........
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